L »abus de langage de l’urgence « vraie » ou « subjective » en psychiatrie est révélateur d’un système psychiatrique qui a cessé d’écouter. Pour surmonter ce clivage, il faut remonter au foyer de la pensée en crise afin d’infléchir le cours de son changement. Déconstruire signifie dépasser les oppositions conceptuelles rigides pour retrouver la fluidité de la pensée. Nous décrivons une pratique de régulation des urgences menée depuis dix ans dans les Montagnes neuchâteloises. Elle exige : 1) de démédicaliser la détresse ; 2) d’intervenir sur le terrain pour démultiplier l’action psychiatrique ; 3) de synchroniser psychiatrie et santé mentale avec les collègues « profanes » et 4) de garantir la continuité du lien.
Depuis près de dix ans la psychiatrie s’essouffle, « victime de son succès » selon Guimón1 ou « à la peine », d’après un numéro du Débat de 1999.2 « La fatigue d’être soi »3 suivi de « La maladie mentale en mutation »4 d’Ehrenberg, confirment les doutes de la profession sur son objet d’étude : la subjectivité, évidée de toute psychopathologie, gommée à coups de sérotonine-dopamine et déclassifiée par la pensée unique DSM/CIM. Plus grave, le rapport de Piel-Roelandt se demande « si le sujet est encore l’objet de la psychiatrie ».5 En effet accablée, la psychiatrie se replie sur elle-même pour ne traiter que les « vraies » urgences, se contente de « gérer » la crise – aux autres d’élaborer l’après-crise, ou fustige les profanes de « psychiatriser » le social.6 Nous en sommes arrivés aujourd’hui à labelliser l’appel à l’aide de vrai ou de subjectif, dénaturant les catégories. Le glissement sémantique du vrai – qui donne à voir, celui que manipule le médecin du « corps médical », vers le subjectif ou le rien – du « Vous n’avez rien, il faut voir le psychiatre », transforme l’évaluation de la souffrance en une sentence lapidaire.
Aujourd’hui qu’est-ce qui est urgent en psychiatrie ? Est-ce la demande ou la réponse ? La définition voudrait que ce soit urgent dès que quelqu’un se pose la question.7,8 Or face à l’anomie, l’individu ne peut plus trouver de réponses simples. En l’absence de cadres et de règles sociaux stables et intériorisés, son existence n’a plus de sens et ses conduites deviennent erratiques. Il est révélateur que, de plus en plus, les troubles du comportement soient interprétés comme un trouble mental.8 De Clercq différencie les urgences psychiatriques assimilées à la médecine, des situations de crise, où l’urgence ressentie est vécue dans un climat dramatisé en lien avec les détresses sociales (tableau 1).9 Patrick Declerck, qui a suivi la population des clochards de Paris, parle de syndrome de désocialisation : un ensemble de comportements et de mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel et de ses vicissitudes pour aménager le pire.10
Baillon rappelle que l’urgence psychiatrique n’est pas celle de l’urgence médico-chirurgicale à la recherche d’un geste qui sauve immédiatement.11 Il propose que « la réponse doit être amorcée sans délai mais elle va s’étendre dans la durée ».12 Ceci revient à rouvrir le pli du temps collapsé par l’urgence pour restaurer la durée. La psychiatrie des urgences se fait alliance avec le temps de l’occasion, du temps opportun de kairos, pour ne pas céder à la tyrannie dévorante du temps linéaire de chronos.
Pour sortir de son abattement, la psychiatrie doit se porter au point d’éclosion même de l’événement – in statu nascendii, pour guetter l’amorce du changement – emergency,13 afin d’infléchir le cours de sa transformation en crise. C’est ce que nous entendons par déconstruire, dépasser les oppositions conceptuelles rigides pour retrouver la fluidité du foyer de la pensée, soit démonter la construction de l’urgence pour retrouver le fond dynamique du vivant (figure 1). La continuité des liens doit être le fil rouge de la psychiatrie des urgences. En effet son programme se doit: 1) de tout mettre en œuvre pour rétablir du lien à soi-même et aux autres ; 2) de s’allier avec les travailleurs du terrain pour guetter les indices avant-coureurs d’un changement critique et de faire relayer son action au plus proche des soignés et 3) d’unifier sa pratique à la fois psychiatrique et psychothérapeutique pour secourir « sur-le-champ ». Dix années de work in process furent nécessaires pour formuler un tel programme dont nous livrons ci-dessous le cheminement pratique.
En moyenne, 500 urgences par an mobilisent la garde du Centre psychosocial neuchâtelois à La Chaux-de-Fonds. Deux tiers se présentent directement au service et un tiers est envoyé par l’Hôpital de la Ville. Deux tiers des urgences sont des patients de la file active ou des anciens cas qui reviennent. En chiffres, notre service emploie près de vingt collaborateurs pour la moitié des médecins, assume plus de 20 000 consultations par an, soit 2500 cas traités pour un bassin d’environ 50 000 habitants. Concrètement, une centaine de patients sont en contact chaque jour avec notre Centre. L’activité courante de l’équipe intègre, dans la continuité, les interventions de crise.
L’ouverture des appartements protégés au début des années 90 répondait à la demande de proximité des soins pour les malades. Mais l’enthousiasme initial a cédé le pas au désenchantement : déprédations, transgressions des règles et intolérance du voisinage formaient un cocktail d’urgences détonnant. A notre insu, nous avons redécouvert la construction asilaire. Nous avons fermé après dix ans, tout en poursuivant avec les résidents l’autonomisation dans leur propre appartement. Notre première leçon de déconstruction était d’avoir sous-estimé le remontage néo-asilaire qui dévie sur lui la décharge projective du fantasme collectif de la folie.
Nous avions négligé longtemps notre capacité d’accueil des urgences. La garde se résumait souvent à celui qui avait encore de la disponibilité dans la journée ou dans la semaine! Notre malaise implosait face aux situations de crise de plus en plus chronophages. L’épuisement a eu le mérite de nous dévoiler les nouvelles attentes à l’égard de notre métier : intégrer le managed care, répondre aux demandes de la santé mentale et démontrer la robustesse de notre pratique centrée sur le transfert. Notre deuxième leçon de déconstruction était de n’avoir confié qu’aux psychiatres la charge des urgences. Notre savoir, parce qu’il est corporatiste, nous a fait perdre de vue celui des profanes. Pinel avait débuté son métier auprès de Pussin, concierge à Bicêtre. Il écrivait que « le spectacle continuel de tous les phénomènes de l’aliénation mentale » donnait aux concierges des « connaissances multipliées et des vues de détails qui manquent au médecin ».14 Aujourd’hui, c’est sur le terrain, là où naissent la majorité des urgences que devra se rendre le psychiatre.
Nos recherches débutèrent voici plus de dix ans par la frustration des demandes croissantes de consultation-liaison. Les somaticiens nous reprochaient notre lenteur et l’absence de consignes écrites systématiques. Les résultats nous ont fourni des moyens pour être efficient comme le pilotage d’une base de données informatisée des demandes, le retour des informations dactylographiées et un délai de réaction ramené à 24 h.15 Mais nous nous sommes gardés d’investir davantage l’hôpital. En effet, la porte principale de l’entrée des urgences était notre service pour les deux tiers et seulement un tiers via l’hôpital. Nous partageons avec Baillon que « les lieux de soins les plus mal placés pour faire face à l’urgence psychiatrique sont… les urgences des grands hôpitaux généraux »… car les demandes qui y aboutissent « dénient a priori la réalité psychique de cette souffrance ».11 D’ailleurs, comme le dénonce Zucker, les urgences se préoccupent plus de tri, d’évacuation et de gestion des symptômes. Or la crise est une occasion favorable pour l’amorce d’une « croissance psychique » qui nécessite avant tout un travail psychothérapeutique, certes intensif et exigeant, mais qui pourrait rendre inutile la création « des unités d’hospitalisation de crise où le patient est d’abord hospitalisé avant que ne puisse être abordée et mentalisée sa détresse ».16
La fermeture des appartements protégés nous a fait découvrir les appartements des patients grâce à la collaboration des aides-familiales, plus crédibles pour montrer comment entretenir son intérieur.17 Nous les formons par des cours de base en psychiatrie. En retour, leurs interventions à domicile enrichissent le sens de notre pratique. Le degré zéro de la psychiatrie fut atteint lorsque le Service de l’hygiène et de l’environnement nous soumettait des cas d’insalubrité.18 Pour rendre synergiques nos interventions, des réunions trimestrielles rassemblent les aides et infirmières des soins à domicile, les inspecteurs du Service d’hygiène, un infirmier psychiatrique et un psychiatre du service. Dans notre expérience, le travail de réseau démultiplie l’accès aux soins par la proximité et la diversité des intervenants.
Aujourd’hui, nous pilotons quotidiennement toutes les demandes de consultation du Service sous forme d’une base de données simplifiée. Ces données, moins robustes que les statistiques trimestrielles ou annuelles, ont l’avantage de donner une tendance du flux des demandes pour ajuster la charge de travail. L’équivalent d’un poste de travail de 8 h à 18 h est réservé pour la garde psychiatrique et non plus quelques plages horaires intercalées entre les consultations de routine. L’accueil des urgences est élargi aux collègues infirmiers, assistants sociaux et psychologues. Cette démarche privilégie une réponse plurielle face à la complexité des urgences d’aujourd’hui. Autrement dit, au contact d’un dispositif d’emblée pluridisciplinaire, les symptômes de l’appel à l’aide ont plus de chance de trouver une issue car ils peuvent être mieux dépliés et travaillés dans toutes les directions du champ de la santé mentale (tableau 1).5
Au niveau individuel, la crise est un mode de désorganisation du Moi. Proche de la névrose traumatique,19 elle remet en scène une incapacité autrefois vécue par le sujet, à répondre, différer ou anticiper une relation qui lui soit satisfaisante. On peut l’entendre comme le « retour du refoulé » dont « la compulsion de répétition » (les stéréotypies de comportement) est une tentative de maîtrise. Ainsi « la crise qui nous intéresse est celle qui n’a pas eu lieu » écrit Andreoli.20
La crise du sujet offre un moment unique aux intervenants d’accéder au processus du Moi qui se fissure. C’est à la fois une rencontre et l’expérience d’une rencontre avec l’autre où des liens forts conscients et inconscients vont s’établir. Du devenir de cet attachement va se conditionner la résolution ou non du travail de crise. En effet, la fin d’emblée prévue de l’intervention de crise tentera de redonner un sens au désordre pour rétablir une relation saine du sujet à l’objet (= le non-moi).19 Même si une certaine dimension d’inachèvement existe dans toute technique de crise, nous pensons qu’un aménagement de la fin doit être la règle. En nous prêtant le temps nécessaire comme objet fiable et repérable, l’individu se réapproprie son rôle de sujet dans sa relation au monde. Notre service propose que le même thérapeute de crise poursuive son travail d’élaboration en post-crise. Il en va de même pour les anciens cas qui reviennent. C’est notre manière de déconstruire la « barrière au traitement »21 – soit la déresponsabilisation du patient et la surresponsabilisation du soignant, en facilitant l’engagement du sujet à intégrer dans son histoire les vicissitudes vécues. Ce parti pris unifie une même pratique du désordre mental, qu’il soit aigu ou non, à la base de la double formation de psychiatre et de psychothérapeute.
Il existe aujourd’hui un jeu de langage abusif qui subvertit la pensée psychiatrique.8 La mutation de la psychiatrie vers la santé mentale radicalise le malheur individuel en un trouble de comportement. La défense s’est organisée autour des centres de crise qui considèrent le désordre comme un essai de régulation face au changement, se répétant en vain. Mais submergé, la tentation de déléguer – pour le soigné tout comme pour le soignant, au lieu de s’impliquer comme agent de transformation dresse « une barrière au traitement » qui fige le symptôme dans un rapport de normalité/anormalité. L’expression triviale de « urgence vraie ou subjective » dévoile un système psychiatrique qui a cessé de penser.
Le discours clivé s’effondre lorsque l’on démonte la construction d’une urgence en psychiatrie. En effet, nous avons vu la régénération spontanée asilaire avec nos appartements. Nommés « protégés », ils séparent du coup le normal du pathologique et maintiennent le fou à distance de la cité. Nous avons également constaté qu’un accueil de l’urgence limité uniquement au corps médical renforce l’expression somatisée du désordre et enfouit plus profondément le vécu conflictuel. Nous avons bien repéré la rupture des institutions entre travail de crise et de post-crise qui entretient la compulsion de répétition. Pis cette solution de continuité n’envisage l’existence que dans le moment de l’urgence et omet la durée nécessaire aux processus de transformation. Retirés dans nos services, nous sommes restés à l’écart du champ de la santé mentale minimisant qu’il existe une vie hors bureau de consultation, que nous délaissons aux « profanes ». Réserver le travail de crise qu’à la morosité ambiante et l’hôpital psychiatrique aux cas lourds décompensés ne résiste pas non plus à l’analyse. En effet, il faut bien admettre que l’efficacité de nos traitements, conjuguée à la fermeture des lits psychiatriques, transforme de plus en plus le travail d’urgence dite « vraie » vers les interventions de crise pour maintenir à domicile, différer ou écourter un séjour psychiatrique.
Notre pratique de déconstruction des urgences vise à remonter au foyer de la pensée en crise pour fluidifier son déroulement afin qu’elle ne s’enlise pas dans les chausse-trappes des catégories telles que vrai/faux, normal/pathologique ou dangereux/bénin (figure 1). Elle se résume comme suit : 1) couvrir le terrain avec l’appui des réseaux pour décaler son point de vue ; 2) brancher la demande urgente sur la prise multiple des disciplines de la santé mentale ; 3) s’adapter aux flux de l’existence qui se constitue par crises successives pour croître et 4) détecter l’amorce du changement pour conditionner son déroulement (figure 2).
Démontant la construction de l’urgence, la différence entre « vraie » ou « subjective » disparaît au profit du processus émergent de la crise – emergency des Anglo-Saxons.13 C’est le Yi, inscrit dans l’idéogramme chinois de crise, qui montre l’image d’un brin de soie s’enroulant. Il représente la ténuité, l’imperceptibilité du mouvement, le signe avant-coureur du bonheur ou du malheur, le stade où le non-être se cristallise en être.22 C’est la détection plus ou moins précoce de l’indice – le symptôme de ce qui n’est pas encore l’événement mais déjà plus son absence qui conditionnera la réussite du travail de crise ou son ratage, c’est-à-dire l’urgence.
> Distinguer trouble du comportement et trouble mental conditionne l’abord du désordre
> Répondre sans délai à la demande urgente mais en étalant son action dans le temps crée un changement plus durable
> Travailler avec le réseau des intervenants de terrain optimise le travail de crise
> La psychiatrie des urgences a plus besoin d’équipes que de lits ou de murs
> Travail de crise et travail de continuité cimentent pratique de psychiatrie et pratique de psychothérapie