Il y a eu la guerre contre la souffrance, le découragement. Il faut maintenant s’occuper du temps de paix. Ce n’est pas aussi facile que ça. Ce n’est pas acquis
A. JollienNous vivons tous ces consultations qui nous donneraient envie, en dépit de TarMed et autres crocs-en-jambe, de « refaire médecin si c’était à refaire »; ces échanges avec des patients qui transforment ou confortent notre manière de soigner, qui contribuent à notre formation continue « sauvage et sans crédits »; ces consultations que nous avons aussi envie de partager.
Il est jovial en entrant dans mon bureau et tout de suite il me remercie, me passe avec sincérité la brosse à faire scintiller l’ego : la perfusion à quatre mille francs, aux possibles effets secondaires rares mais sérieux, qu’il faudra répéter six fois par an et que nous avons négociée pendant des mois, cette potion magique a « complètement changé sa vie » pour son plus grand bonheur: fini les diarrhées et les poussées d’arthrite qui l’empêchaient désormais d’aligner les cols alpestres sur son vélo. Surtout, surtout, il se découvre un teint de bébé quadragénaire dont il n’avait plus le souvenir. Sa dermite généralisée, héritage paternel, lui avait toujours été un supplice visuel, interférant massivement dans ses relations avec les autres et lui-même. Il vaut mieux être beau, intelligent, riche et en bonne santé… Il est fin et subtil, a développé une activité professionnelle le mettant bien à l’abri du besoin, … mais il était moche et malade! Et puis, d’un coup, il se réapproprie toutes ces qualités ! Il en est heureux, évidemment; il ne va pas refuser le résultat pour lequel il s’était tant battu depuis si longtemps ! Mais, il y a un mais… Ne regrettant aucunement sa nouvelle image corporelle, il constate qu’il ne va pas de soi de s’y habituer. Au fil des ans, il avait élaboré de subtiles stratégies pour compenser son look encombrant, développant notamment des talents de séduction, par son attitude et son sens de l’humour, capable également d’obtenir de bons succès auprès des femmes. Et maintenant, tout est plus simple (trop simple?), au point qu’il se met à redouter que cette facilité, d’une part endorme les atouts dont il s’était habilement doté et d’autre part l’entraîne sur quelque abrupt sentier ! En fait, son évolution montre que la pertinence de sa propre analyse, sa prise de conscience spontanée, lui assurent d’expérimenter avec enthousiasme et raison sa nouvelle homéostase relationnelle, à lui-même et à son environnement.
La médecine, en soignant ses viscères, sa carcasse et, surtout, son enveloppe a aussi profondément modifié le vécu du patient, son être psychique et relationnel. Cette observation n’est pas franchement originale mais elle m’a paru suffisamment spectaculaire pour nous rappeler aussi que nous, médecins spécialistes ou non, soignons des humains dans leur globalité, leur unicité.
Aussi bien la vague que le calme abyssal sont l’océan.