C’est un bien étrange climat qui, en ce début d’automne, règne en France dans le domaine de la santé publique. Pour le dire simplement tout se passe comme si le navire était sans capitaine ou, plus précisément comme si le capitaine n’avait plus les moyens de définir le trajet de son navire ; ce qui, on en conviendra, n’est pas forcément de bon augure pour les passagers. Le dernier symptôme témoignant du mal vient d’apparaître dans les colonnes du Journal du Dimanche. En collaboration avec le mensuel Psychologies Magazine et sous la houlette du médiatique psychiatre David Servan-Schreiber, un groupe de médecins souvent bien connus du grand public vient de lancer un appel pour « en finir avec l’abus de psychotropes ».1 Toujours sous la houlette du Dr Servan-Schreiber une initiative similaire avait, il y a peu, été prise concernant les dangers potentiels inhérents à l’usage des téléphones portables (Revue médicale suisse du 25 juin 2008).
Il faut ici préciser qu’en France la question de la surconsommation des médicaments psychotropes est tout sauf nouvelle. « Les Français consomment un peu plus de trois fois plus de médicaments psychotropes que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne et largement plus de deux fois ce que consomme l’Italie, écrivait en 1996 le regretté Edouard Zarifian dans un rapport officiel resté célèbre. Les dernières enquêtes disponibles évaluent à 11% le nombre de Français adultes prenant régulièrement (au moins une fois par semaine depuis au moins six mois) un médicament psychotrope (tranquillisants, hypnotiques, neuroleptiques ou antidépresseurs). Près de 30% des femmes de plus de soixante ans sont des consommatrices régulières. Cette consommation tend à croître avec l’âge. Elle est aussi liée à des difficultés d’ordre professionnel, les chômeurs dépassant de 57% le taux moyen de consommation. »
La France sous psychotropes ? On allait voir ce qu’on allait voir ! En réponse au rapport Zarifian, Hervé Gaymard alors secrétaire d’Etat à la santé et à la sécurité sociale annonçait la création d’un « Observatoire national de la prescription et de la consommation médicamenteuses », chargé d’« orienter les études nécessaires » et de « mettre en évidence les évolutions de la consommation par classe de médicaments ». Et le secrétaire d’Etat d’engager, « en liaison avec les caisses d’assurance maladie et les mutuelles, des campagnes d’information sur le bon usage des psychotropes ». M. Gaymard prenait toutefois garde de ne pas mettre en cause les médecins généralistes, expliquant que « la consommation excessive de psychotropes est avant tout un phénomène de société qui nous concerne tous. »
Deux ans plus tard, l’Observatoire confirmait le phénomène Les médicaments psychotropes prescrits par des praticiens exerçant dans le secteur libéral avaient, en 1997, représenté un marché de 4,8 milliards de francs, et le gouvernement s’était fixé comme objectif de réduire de 10% les volumes de prescription de ces médicaments, afin tout à la fois « de supprimer les utilisations injustifiées » et « de traiter comme il se doit les patients atteints de dépression caractérisée qui ne seraient pas pris en charge médicalement ».
« Le nombre d’unités de vente de médicaments psychotropes ont augmenté de 7% entre 1991 et 1997, pouvait-on lire dans le premier rapport de l’Observatoire rendu public durant l’été 1998. Dans le même temps, les ventes en valeur des psychotropes ont augmenté de 53%, alors que celles de l’ensemble du marché officinal ont eu une croissance de 33%. Or, rien, dans ce que l’on connaît de l’épidémiologie de la dépression et de la maladie mentale, pas plus que le résultat des comparaisons internationales, ne permettent de comprendre et de justifier une telle évolution. »
Eté 2008 : tout indique que rien n’a changé. Ainsi, selon l’OMS durant la période 2001-2003, 21,4% des Français ont consommé des médicaments psychotropes, contre 15,5% des Espagnols, 13,7% des Italiens, 13,2% des Belges, 7,4% des Néerlandais et 5,9% des Allemands. Et puisque l’on ne calcule plus, comme en 1997, en francs, précisons que le milliard d’euros a été franchi sur ce seul poste de dépenses pharmaceutiques en 2004.
Dès lors que faire sinon lancer un appel par voie de presse tout en prenant bien soin de préciser que l’« objectif n’est pas de remettre en question l’aide majeure apportée par ces molécules dans le traitement des pathologies mentales ni dans les situations de crise aiguë » ? « Mais il nous semble nécessaire et urgent d’alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur les dangers de cette surmédicalisation du mal-être et sur l’existence d’alternatives non médicamenteuses aussi efficaces » expliquent les signataires de l’appel.
Un appel qui entend également mettre en lumière le fait que les médecins généralistes sont les premiers prescripteurs de psychotropes en France. « Le médicament antidépresseur est devenu un médicament de confort, regrette Serge Rafal, généraliste spécialisé dans les “médecines douces” et signataire de l’appel. Nous les généralistes, nous avons tous ce réflexe. Si au mois d’août, un patient que je ne connais pas vient me consulter et me dit qu’il n’arrive pas à dormir, je vais lui prescrire un produit déstressant, un tranquillisant. On ne peut jamais exclure l’éventualité d’une tentative de suicide. » Il est rejoint par Martial Olivier-Koehret, président du syndicat MG France : « Si quelqu’un vient consulter et que le médecin, en l’écoutant, découvre un profil d’anxio-dépressif, il est légitime qu’il lui prescrive des antidépresseurs. Dans le doute, il faut d’abord protéger les gens. »
Modifier le système de remboursement des soins ? La Caisse nationale française d’assurance maladie précise qu’après les somnifères et les anxiolytiques, les antidépresseurs doivent être intégrés l’an prochain au « programme de maîtrise médicalisée » qui incite les médecins à prescrire moins en échange d’une hausse de leurs honoraires… Accuser les laboratoires pharmaceutiques à la fois de ne songer qu’au profit et de ne pas faire de progrès dans ce domaine ? Accuser les Français dans leur ensemble de ne plus accepter de souffrir et de réclamer coûte que coûte des cachets contre la souffrance psychique ?
On pourrait incidemment remarquer qu’au lieu de faire des médicaments psychotropes une question à part, on aurait tout intérêt à y associer celles soulevées par la surconsommation des psychotropes qui ne sont pas des médicaments. Ce qui ferait alors véritablement de la France un pays problématique. Ou plus simplement, pour reprendre l’analyse de Boris Cyrulnik, un pays où la solidarité, aujourd’hui, se désagrège.