Ce lundi d’août gris et venteux, mais agréablement chaud, je m’en vais sur le coup de 13h40 vers un patient inconnu en visite à domicile. Perplexe et un brin irrité après le regard jeté sur la couverture de Gala abandonné à côté de la lunette des toilettes par l’une de mes filles, mère de famille, revenue de la grande ville pour un peu d’été : « Brad et Angelina, les premières photos des jumeaux les plus attendus du monde ». Dans notre société devenue adolescente on se tutoie, on est tous copains de Monsieur Pitt et de sa compagne. Et on se penche tous ensemble sur le lit où ils jouent au naturel avec leurs petits...
Le patient inconnu. Apparemment sans médecin hormis l’oncologue qui surveille deux cancers et un emphysème en fin d’évolution. Et qui m’a demandé il y a peu de bien vouloir m’en occuper. Une situation médico-psycho-sociale lourde autant que précaire a été annoncée au téléphone tombé dans la consultation d’été. Bonne pour le médecin généraliste de banlieue un peu en fin de parcours. Les services de soins à domicile sont sur le terrain depuis quelques semaines. Personne ne doit se sentir trop seul.
Des sentiments mélangés m’habitent donc en ce début de sieste et recomposent un paysage de quelque trente ans, dont le ciel a un peu la couleur de celui de maintenant sur le chemin qui m’éloigne de la maison. Le champ de moisson qu’il longe a été coupé hier soir, en partie de nuit, avec les machines et les bruits d’aujourd’hui ; brusquement surgit de l’un des andains de paille fraîche un jeune renard à la queue peu fournie qui prolonge le pelage gris brun. Il passe sans hâte devant la voiture. Fenêtre ouverte j’attends. Il s’arrête à quelques mètres, se gratte la patte arrière gauche, se retourne, et me fixe, toutes oreilles tendues, le petit museau prolongé de blanc vers le cou. Ce regard. Cet étonnement. Il avance de quelques pas, se rapproche, hésite en direction des pommes de moisson tapissant le pied de l’arbre d’où les vaches, dans la quête de l’ombre, ont fait disparaître l’herbe. Nous nous regardons. Qui me regarde ainsi et de quel monde assez fascinant pour me bloquer sur place ? De plaisir certes, mais de quoi encore ? Et juste maintenant! Quel sens prend cette rencontre ? Je pense à Kundera et au rapport idyllique de l’homme avec l’animal, ce fil amoindri, ténu qui nous lie au Paradis perdu où mon petit renard vit sa vie en cercle entre des choses connues et d’où il n’a pas été chassé, lui, tandis que « je vole dans le vide du temps qui s’accomplit en ligne droite dans l’inconnu ».1 Le voici avec une pomme dans la gueule regagnant sa forêt en trottinant.
Le remue-ménage continue au volant : pourquoi donc ai-je accepté cette prise en charge délicate ? L’été et une disponibilité pour une nouvelle histoire ? N’ai-je pourtant pas de plus en plus souvent le sentiment d’avoir fait le tour de toutes les histoires du métier ? Le goût pour les missions impossibles est-il une manifestation masochiste des nombreux devoirs que s’impose le médecin de premier recours ? A qui veux-je ainsi plaire, à quelle instance professionnelle, sociale ou morale ? A quelle image veux-je satisfaire ? Ou parce que personne n’en voulait, de ce patient ?
Une impasse mène à son domicile. Elle longe la ligne CFF à fort trafic. Je gare ma voiture à deux cents mètres. A quelques pas l’infirmière surgit de la sienne. Ascenseur, quelques mots très professionnels. L’appartement est clair, sobre et bien tenu. Sur un écran plat géant s’agitent les têtes blondes et les visages d’un feuilleton de début d’après-midi ; ils se pencheront certainement sur le lit des jumeaux. Au bout du long tuyau le reliant au concentrateur d’oxygène est assis le patient en pyjama, coudes et avant-bras sur les cuisses, la cinquantaine finissante, le regard sur le vide de l’écran, la voix fatiguée et douce. Il parle pendant trois quarts d’heure, il connaît ses maladies, il dit les douleurs de l’épigastre, le souffle court dès qu’il quitte le divan, les médicaments inefficaces dans le carton à côté du cendrier, son désir de reconduire sa voiture et voir ses amis comme il le faisait il y a deux mois encore, sa révolte, et sa peine à envisager la poursuite d’une si minable existence, son intention de faire appel à une instance d’assistance au suicide, « mais pas Exit avec tout son attirail ». Je le reverrai dans une semaine. J’arrive en retard au cabinet. Il y a une ordonnance d’Efexor pour Mme Devaud qui part cet après-midi en vacances. Et trois téléphones urgents.
Tout patient est une rencontre. L’amour du prochain ? « Non pas un programme, un drame ; non pas qualité, fatalité. Sous l’effet du visage, la bonté advient comme une délivrance et comme un destin ».2 Oui, nous ne sommes pas au Paradis, mon petit renard.