Il est normal que la médecine soit en crise. Elle se trouve au front des problèmes de société: ses coûts augmentent à cause de l’explosion des possibilités de soins et du vieillissement de la population. Elle provoque de profondes et troublantes mutations des mentalités qui la questionnent en retour. Et il est normal que, comme dans toutes les crises, s’y affrontent deux types de forces: le conservatisme d’un côté et les projets de réformes radicales de l’autre. Dans le cadre de ces forces antagonistes, s’il n’y avait qu’elles, la médecine pourrait trouver à revendiquer, résister ici, lâcher là, autrement dit, négocier.
Mais ce n’est pas ce type de crise qui touche avant tout la médecine suisse. C’est une crise de gouvernance. C’est une menace de chaos organisé pour des motifs politiques. Ce que PC cherche à instaurer avec sa brutale réforme des tarifs de labo, ce qu’il veut imposer à travers la batterie d’incohérentes mesures annoncées ces jours n’a rien à voir avec des réformes. Il ne s’agit que de déstabilisation. De changements imaginés au coup par coup, rédigés sur des coins de nappes de bistrot par des conseillers en com à peine secs derrière les oreilles. De décisions dénuées de toute argumentation, censées répondre en urgence à une explosion des coûts qui n’a en fait pas lieu (sinon dans la comptabilité des assureurs). N’y voyons aucune logique et encore moins une éthique. Que la volonté d’économie s’y exprime sans nuances, sans respect ni pour les patients, ni pour les médecins, ni pour la science sanitaire : tout cela non seulement ne dérange pas, mais est voulu. PC est persuadé que son grand destin national passe par là. Se faire détester, mais bouger. Remuer en créant de l’inconfort, voire en disloquant le système. Pour qu’à la fin il soit dit qu’il était un homme de vision, de courage, qui a «osé entreprendre quelque chose face aux lobbys». Aussi invraisemblable que cela paraisse, certains médias sont en train de tomber dans le panneau.
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C’est pourquoi les médecins n’ont plus le choix: il ne leur reste qu’à s’opposer frontalement à l’ensemble des mesures que PC invente chaque semaine et lance en pâture à un système médiatique chauffé par santé-suisse qui annonce des hausses de primes hors contrôle. S’ils veulent conserver un minimum d’écoute, leur résistance doit devenir symboliquement beaucoup plus forte: il leur faut sortir de toutes les commissions fédérales dans lesquelles ils siègent, refuser toute discussion, toute table ronde, tant que, justement, il n’y a pas de discussion possible. Le pire étant la demi-mesure. Dans la compréhension populaire, elle a des effets dévastateurs.
La FMH ne semble pas avoir saisi l’enjeu. Ainsi, pourquoi a-t-elle abandonné la résistance à la baisse du tarif de laboratoire alors que les médecins sont descendus en masse dans la rue, qu’ils ont mobilisé leurs patients (plus de 70000 signatures), réussi à interpeller les politiciens et à créer un nouveau regard de la population sur leurs problèmes? En tout cas, les médecins de base ont, eux, compris une chose: s’ils laissaient tomber leur combat sans contrepartie, ils se trouveraient immédiatement frappés de ridicule. Et perdraient toute crédibilité dans les autres batailles qu’il leur faudra mener.
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Certes, Jacques de Haller n’a probablement pas dit qu’il accepte le nouveau tarif. Mais il a été et reste extrêmement flou. S’estimant trahi par la reprise de ses propos à la table ronde organisée par PC, il a écrit un communiqué rectifiant ceux concernant la propharmacie (à cause d’un tollé des médecins suisses allemands). Mais n’a pas évoqué le laboratoire, que la presse lui faisait dire «abandonné». Il a fallu attendre l’édito du dernier BMS pour lire un timide rappel que le tarif de laboratoire reste un objet de controverse. Dans l’ordre du jour de la prochaine Chambre médicale, le sujet n’apparaît qu’en dernière position, et sous forme de communication orale. On dirait que la FMH fait du business as usual, sans comprendre que l’avenir des médecins suisses se joue ces jours.
De leur côté, les sociétés cantonales romandes ne lâchent pas d’un iota leur opposition, gardent l’esprit clair et lancent une grève administrative. Mais les médias ne cessent de refléter le trouble et l’incertitude de la FMH. Cela ne peut plus durer. La FMH doit clarifier sa position. Si elle pense céder sur le tarif de laboratoire, pour quel avantage concret est-ce ? Sinon, quelle action de résistance envisage-t-elle ? Soutient-elle officiellement la grève administrative décidée par les sociétés romandes de médecine, oui ou non ?
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En médecine comme ailleurs, ce n’est pas dans un changement brutal que se trouve l’avenir, mais dans un approfondissement de la démocratie. Il faudrait d’abord réformer les assureurs maladie et leurs tendances autocrates: PC les renforce plutôt dans ce rôle. Il faudrait aussi, c’est vrai, progresser vers une régulation plus efficace et juste de l’ensemble du système de santé. Mais cela implique davantage de concertation, de confiance, de transparence. Cette approche se trouve bafouée, niée, ridiculisée même. PC ne prend même plus de gants pour lancer ses décisions autoritaires.
Prenez la taxe de 30 francs par consultation. Un superbe résumé de l’état d’esprit de notre ministre. D’abord, son efficacité économique ne repose sur aucune base scientifique. Ensuite, elle entraîne une régression éthique majeure. Enfin, elle représente un parfait non-sens médical. Le problème n’est pas seulement que cette nouvelle taxe est inéquitable, parce qu’elle touche indistinctement riches et pauvres. Il est que les gens ne savent pas juger de l’utilité d’une consultation. Si cette taxe est instaurée, des diagnostics importants risquent d’être retardés. Avec, en conséquence, une moindre santé pour les patients et un surcoût pour la collectivité. Question : qu’a fait la médecine suisse pour mériter, au XXIe siècle, une mesure aussi grossière, rétrograde et stupide ?
Prenez l’obligation que PC veut signifier aux caisses d’organiser un service de conseils médicaux par téléphone. Ce n’est certes pas une mauvaise piste. Sauf que – à dessein évidemment – PC mélange les responsabilités: le conseil et l’orientation sont des tâches avant tout médicales, qui doivent être gérées scientifiquement, au service du patient et non de l’économie. Ce qui exige une stricte séparation des pouvoirs: les médecins doivent refuser avec la dernière énergie que cette activité soit confiée aux caisses. Et refuser qu’elle serve avant tout à faire des économies: celles-ci risquent d’ailleurs d’être, une fois les coûts de ce service pris en compte, inexistantes.
Prenez enfin le pouvoir que PC veut attribuer au gouvernement (à lui-même, donc) de baisser unilatéralement les tarifs, en agissant par exemple sur Tarmed. Quand on pense au changement du tarif de labo, aux mensonges qui l’ont entouré, à la pseudoconcertation qui l’a accompagné, à l’absence de prise en compte de ses effets systémiques par ses concepteurs, on peut – on doit – s’inquiéter.
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Le grave, dans les mesures imaginées par PC, n’est même pas leur contre-efficacité médicale et l’injustice qu’elles entraînent. C’est leur manière d’enlever à la médecine tout esprit. De la capturer dans un filet de petites contraintes administratives, de lui supprimer son horizon humain. De la désenchanter. De la rendre impraticable, sombre, absurde. Plus que jamais, c’est pour l’horizon que nous devons lutter. Quelle est la raison d’être de la médecine ? Pourquoi les médecins travaillent-ils ? A quoi sert-il d’introduire les malades dans une machine à broyer la liberté et le bien-être ?