La prévalence du tabagisme est plus haute dans tous les troubles mentaux, surtout la dépression et la schizophrénie, avec des liens complexes et multifactoriels. En cas de trouble psychique, l’arrêt du tabac augmente le risque de rechute et de récidive de dépression et semblerait diminuer le taux d’abstinence. Même si les interventions de sevrage tabagique sont moins efficaces, le soutien professionnel, les stratégies de prévention de la rechute, les substituts nicotiniques et le bupropion aident ces patients à cesser de fumer. De nouvelles stratégies doivent surmonter les obstacles à l’arrêt du tabac en milieu psychiatrique et améliorer les interventions auprès des fumeurs. La recherche doit explorer le lien entre tabagisme et troubles mentaux et développer des interventions efficaces et intégrées au traitement psychiatrique des fumeurs.
Le tabagisme et les troubles psychiatriques sont des problèmes majeurs de santé publique fréquemment associés. L’arrêt du tabac est bénéfique pour la santé mais souvent difficile et infructueux pour les patients psychiatriques. Malgré des données scientifiques fragmentaires, cet article résume les connaissances sur le tabagisme, l’arrêt du tabac et les interventions de sevrage tabagique en cas de dépression et de schizophrénie.
Le tabagisme et la dépendance nicotinique sont environ deux fois plus fréquents chez tous les patients avec un trouble psychiatrique comparativement à la population saine.1,2 Le tableau 1 montre, pour divers troubles psychiques, une prévalence plus élevée du tabagisme actuel et ancien et un taux plus bas d’arrêt du tabac. Aux Etats-Unis, on estime que 7% des individus avec trouble psychique consomment 34% des cigarettes.3
Par rapport à la population générale, les patients avec un trouble mental ont une espérance de vie réduite ainsi qu’une morbidité et une mortalité plus élevées dues en grande partie au tabagisme.1
Les troubles dépressifs touchent environ 20% de la population. Le tabagisme actif est plus fréquent parmi les individus ayant eu une dépression dans leur vie (37%) ou dans les douze derniers mois (30%) que ceux sans trouble psychique (22%).2,3 Inversement, on trouve deux fois plus d’antécédent dépressif chez les fumeurs que chez les non-fumeurs de la population.4
L’association entre tabagisme et dépression est complexe avec trois hypothèses sur leur lien de causalité. La dépression cause-t-elle le tabagisme ? Dans les études prospectives, les jeunes adultes avec antécédent dépressif progressent deux à trois fois plus souvent vers un tabagisme quotidien et la dépendance nicotinique.5 On suppose que le tabagisme est une automédication pour les symptômes dépressifs grâce à l’effet stimulant de la nicotine sur le système dopaminergique et l’effet inhibiteur d’autres composants sur la monoamine-oxydase.1
Le tabagisme cause-t-il la dépression ? Dans les études prospectives, les fumeurs ont un risque de dépression jusqu’à quatre fois plus élevé que les non-fumeurs.6 Dans cette hypothèse, la dépression serait une compensation des déséquilibres des neurotransmetteurs causés par le tabagisme.1
Les éléments en faveur des deux hypothèses suggèrent un lien probablement bidirectionnel entre tabagisme et dépression. Mais l’association pourrait être due à des mécanismes communs au tabagisme et à la dépression comme des facteurs génétiques, psychologiques et sociaux.1
L’arrêt du tabac et la dépression s’influencent mutuellement. Chez les patients ayant eu une dépression, les symptômes de sevrage sont plus marqués, notamment l’humeur dépressive et les troubles de concentration. Les données d’études prospectives et de méta-analyse sont controversées sur l’impact d’un antécédent dépressif sur l’abstinence tabagique. Certaines montrent des taux similaires d’arrêt du tabac chez les patients avec ou sans histoire de dépression.7 A l’inverse, d’autres ont trouvé un taux d’abstinence tabagique inférieur, surtout en cas d’antécédent dépressif.8 Diverses méthodes d’évaluation de la dépression et la distinction entre épisodes uniques et récidives de dépression expliquent ces divergences. Les rares données sur l’arrêt du tabac durant une dépression active montrent des rechutes plus précoces et un taux plus bas d’abstinence tabagique mais sans aggravation de la dépression.
Le sevrage tabagique induit plus souvent une dépression en présence d’un antécédent dépressif (24% vs 10%).9 Le lien entre dépression et abstinence tabagique est incertain vu qu’il est semblable chez les fumeurs et les abstinents (14,7 vs 13,4%) dans une étude 9 mais plus élevé chez les abstinents dans une autre (31 vs 6%).10
Chez les patients dépressifs, la motivation à l’arrêt du tabac est semblable à une population saine avec une distribution similaire des stades de changement qu’il y ait ou non une dépression et un bon taux d’acceptation d’un sevrage tabagique, surtout en cas de prise d’un antidépresseur.1
Une aide à l’arrêt du tabac chez les patients dépressifs nécessite de combiner le traitement standard de sevrage tabagique et le traitement psychothérapeutique et pharmacologique de la dépression. On recommande d’accorder la priorité au traitement de la dépression puis de considérer l’arrêt du tabac après amélioration.11 Tout processus d’arrêt du tabac chez un patient avec antécédent dépressif nécessite d’être attentif à détecter et traiter une éventuelle dépression.
Les stratégies recommandées d’aide à l’arrêt du tabac sont identiques pour les fumeurs avec ou sans dépression mais certaines stratégies sont particulièrement importantes pour ces patients :11
Soutien plus intensif par le professionnel et par l’entourage : suivi médical plus fréquent, participation à un groupe d’entraide ou un programme interactif sur internet.
Elaboration de stratégies de prévention de la rechute pour les situations à risque : activités plaisantes ou valorisantes, récompense de l’abstinence, renforcement positif par la mesure du monoxyde de carbone.
Plan de réduction avant l’arrêt complet pour donner confiance et permettre l’atteinte d’objectifs réalisables.
Traitement pharmacologique fortement recommandé.
Un programme intégrant à la fois des conseils à l’arrêt du tabac et une substitution nicotinique dans le traitement de la dépression augmente le taux d’arrêt du tabac chez les patients avec dépression active ou ancienne.12
Le traitement pharmacologique du sevrage tabagique est semblable avec ou sans dépression. Les substituts nicotiniques sont efficaces, indépendamment de la dépression et permettent de presque doubler le taux d’abstinence.11 Mais ils ne préviennent pas l’apparition d’une dépression lors du sevrage et n’améliorent pas la dépression durant le sevrage. Le bupropion est efficace pour le sevrage de tabac et le maintien d’une humeur stable chez les patients avec et sans histoire de dépression.11 Chez les patients avec antécédent dépressif, le bupropion augmente l’abstinence tabagique par rapport au placebo et au patch de nicotine.13 On peut l’associer, de préférence à faible dose, avec les antidépresseurs inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS). La varénicline, non testée chez des patients dépressifs, doit être prescrite avec précaution chez des patients stables et suivis vu les rapports de cas de dépression et idées suicidaires sans qu’une relation causale soit établie.14 Les antidépresseurs ISRS sont efficaces et constituent le premier choix pour le traitement pharmacologique de la dépression mais sont inefficaces pour le sevrage de tabac.11 On ignore si les ISRS préviennent la dépression durant le sevrage tabagique.
La schizophrénie, qui touche environ 1% de la population, est une maladie hétérogène dans sa présentation et son évolution. La prévalence du tabagisme est six fois plus élevée chez les schizophrènes, de l’ordre de 50-85%, variant selon la présence de comorbidités ou d’autres abus de substances.2,15
Pour la majorité des patients, le tabagisme précède le début de la schizophrénie et se traduit par de fortes consommation de tabac et une dépendance nicotinique.2 Une haute consommation de tabac est associée avec une augmentation des symptômes positifs (délire, hallucination), des abus de substances, du risque suicidaire, des hospitalisations ainsi qu’une diminution des symptômes négatifs (trouble cognitif) et extrapyramidaux.15
Ce tabagisme intense avec forte dépendance rend le processus d’arrêt du tabac particulièrement difficile chez les patients schizophrènes avec des rechutes plus fréquentes et un taux d’abstinence plus faible.
De multiples et complexes facteurs biologiques, psychologiques et sociaux semblent avoir des effets de causalité et de confusion sur la relation entre schizophrénie et la forte consommation et dépendance de tabac.1 La nicotine stimule de nombreux neurotransmetteurs dont la dopamine, alors que d’autres composants du tabac inhibent la monoamine-oxydase qui a un effet dopaminergique. Le tabagisme peut être considéré comme une automédication des symptômes psychologiques de la dépendance nicotinique et de la schizophrénie, où on a montré un effet positif du tabac sur les fonctions cognitives. Certains facteurs sociaux favorisant le tabagisme sont fréquents chez les schizophrènes : bas niveaux socioéconomique et éducatif, chômage, entourage fumeur et services psychiatriques longtemps peu favorables à l’arrêt du tabac.
Les hydrocarbures polycycliques de la fumée de tabac ont un effet inducteur du cytochrome P450 1A2 qui métabolise plusieurs neuroleptiques (olanzapine, clozapine et fluphénazine). Ceci explique que les schizophrènes fumeurs ont besoin de plus fortes doses de ces neuroleptiques pour atteindre un effet thérapeutique et ont moins d’effets extrapyramidaux. Cette interaction implique, qu’en cas d’arrêt ou de forte réduction du tabagisme, il faut réduire le dosage de neuroleptiques en se basant sur les taux sanguins.11
Plusieurs études montrent que des conseils intensifs individuels ou en groupe, un traitement pharmacologique et un soutien social sont efficaces pour aider les schizophrènes à cesser de fumer, bien que les taux d’arrêt soient inférieurs aux populations sans maladie psychiatrique.15 Parmi les approches efficaces, on note les stratégies cognitivo-comportementales, le développement d’aptitudes sociales et des incitatifs financiers. Pour les patients peu motivés, un entretien motivationnel permet de tripler le nombre de patients demandant un sevrage tabagique.
Les substituts nicotiniques et le bupropion sont efficaces avec une bonne tolérance chez ces patients.1 Par contre, la varénicline, potentiellement efficace, n’a pas été testée en cas de schizophrénie.
Le traitement pharmacologique de la schizophrénie influence l’arrêt du tabac avec un taux d’abstinence supérieur lors de traitement par les neuroleptiques atypiques, notamment la clozapine, plutôt que par des neuroleptiques classiques comme l’halopéridol.
Jusqu’à récemment, le personnel était réticent à aborder le tabagisme, recommander l’arrêt ou proposer un traitement aux patients fumeurs dans la prise en charge psychiatrique hospitalière ou ambulatoire.1 Plusieurs facteurs favorisaient cette attitude négative face à l’arrêt du tabac des soignants en milieu psychiatrique : utilisation du tabac comme un instrument relationnel et de récompense avec le patient, octroi d’un droit et d’un plaisir à des patients qui en ont peu, crainte de décompensation psychique du patient, perception d’inefficacité des traitements chez ces patients, opposition à une interdiction totale de fumer, prévalence du tabagisme plus élevée, manque de compétence en tabacologie.1
Même si la situation change, il est toutefois nécessaire de développer des stratégies qui permettent d’offrir des interventions régulières et efficaces auprès des patients en milieu psychiatrique.1
Le tabagisme et les maladies psychiatriques, notamment la dépression et la schizophrénie, sont fréquemment associés dans une relation complexe et multifactorielle. Même si elles sont moins efficaces, les interventions avec conseils, suivi et traitement pharmacologique favorisent le sevrage de tabac chez ces patients. Il faut réduire les barrières existantes en milieu psychiatrique pour augmenter et améliorer les interventions sur le tabagisme auprès des patients psychiatriques fumeurs. La recherche doit se poursuivre pour mieux explorer les liens entre tabagisme et troubles mentaux et développer des interventions efficaces, adaptées et intégrées à la prise en charge psychiatrique des patients fumeurs ayant divers troubles mentaux.
> Le tabagisme et la dépendance nicotinique ont une haute prévalence chez tous les patients ayant un trouble psychique
> Chez les patients avec un trouble psychiatrique, le sevrage de tabac entraîne plus de rechute et de dépression et le taux d’abstinence est plus bas
> Chez les patients avec trouble psychiatrique, on utilise les mêmes stratégies de sevrage tabagique en insistant sur un soutien plus intensif, des stratégies de prévention de la rechute et un traitement pharmacologique
> Il faut développer des stratégies pour intégrer le sevrage tabagique dans les prises en charge des patients avec un trouble psychiatrique
La prévalence du tabagisme est plus haute dans tous les troubles mentaux, surtout la dépression et la schizophrénie, avec des liens complexes et multifactoriels. En cas de trouble psychique, l’arrêt du tabac augmente le risque de rechute et de récidive de dépression et semblerait diminuer le taux d’abstinence. Même si les interventions de sevrage tabagique sont moins efficaces, le soutien professionnel, les stratégies de prévention de la rechute, les substituts nicotiniques et le bupropion aident ces patients à cesser de fumer. De nouvelles stratégies doivent surmonter les obstacles à l’arrêt du tabac en milieu psychiatrique et améliorer les interventions auprès des fumeurs. La recherche doit explorer le lien entre tabagisme et troubles mentaux et développer des interventions efficaces et intégrées au traitement psychiatrique des fumeurs.