De plus en plus, la médecine a mal à sa gestion. D’un bout à l’autre du système de santé, les soignants souffrent des contraintes, les patients se plaignent d’une tentaculaire surveillance, la maladie l’emporte sur le malade, le particulier cède au général – puisque seul celui-ci entre dans les catégories de la gestion.
Elle voudrait bien, la médecine, rester «exterritoriale» : que la gestion l’entoure, peut-être, mais ne pénètre pas dans son intime. Comment, en effet, soumettre à une norme conçue et imposée de l’extérieur ce qui fait son essence, c’est-à-dire la maladie individuelle ? L’esprit gestionnaire fait la guerre aux exceptions alors que les exceptions constituent le cœur de la médecine.
Certes, la biologie possède aussi ses normes et ses constantes, sur lesquelles sont construits les systèmes permettant de classer les entités nosologiques, de les diagnostiquer et de les traiter. Mais ces approches se trouvent sans cesse pondérées : la médecine est un organisme vivant dont les principales caractéristiques sont la reconnaissance de la souffrance et l’écoute humaine. Sa démarche est floue, tissée de symbolique, d’analyse de l’inconscient, de recherche de sens.
Or, c’est ici que se noue le problème : de ce mélange utopique, de ce mixte de science dure et d’anthropologie molle, le système gestionnaire a le projet de purifier la médecine.
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Impossible, cependant, d’oublier une autre face de la réalité : la médecine représente un colossal système technique et économique. Alors que tous les champs, ou presque, de la vie humaine se médicalisent chaque jour un peu plus, elle absorbe une part croissante des ressources collectives. D’où l’urgence, universellement proclamée : il faut maîtriser son extension et son fonctionnement. C’est ainsi que, paradoxalement, contre son gré, contre ses aspirations, la médecine est devenue l’une des activités qui, dans le monde moderne, consomme la plus grande quantité d’énergie gestionnaire.
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Mais le paradoxe plonge ses racines plus profondément encore. D’un côté, la médecine ne peut pas vivre en harmonie avec une gestion qui brime son audace, l’empêche de tenir compte de la diversité des individus, la détourne de ses buts. Mais, de l’autre, il est évident que, livrée à ses propres forces, elle ne pourrait survivre : son comportement serait trop subversif. Affaiblie par son originalité, elle se trouverait balayée par les forces économiques, condamnée à l’insignifiance. La médecine ne peut donc se construire en faisant de la gestion un adversaire, voire même en désirant son élimination. Il faut qu’elle admette ce constat : c’est à son gigantesque appareil gestionnaire qu’elle doit son succès, y compris symbolique.
Comme l’écrit Adorno dans la «Dialectique de la raison» : «l’histoire des religions nous enseigne, comme l’histoire des partis et des révolutions modernes, que le prix de la survie est la transformation des idées en domination». Autrement dit, l’histoire se construit comme un processus de pouvoir. Et le système administratif en est une expression majeure. Le problème est que ce qui domine, à la fin, ce ne sont plus les idées, mais la structure de pouvoir.
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Si, entre médecine et gestion, il existe une constante querelle, cette querelle ne concerne pas d’abord l’argent, ou le pouvoir, mais la direction à prendre, le but ultime. C’est à propos de cette question du but que l’argent et le pouvoir deviennent de véritables enjeux.
La médecine ne cesse de s’affirmer comme une culture. C’est-à-dire une activité qui cherche à imposer ses valeurs. Pour reprendre les mots d’Arendt dans son livre «la crise de la culture» : «La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin».
La culture ne sert pas qu’à maintenir l’équilibre de la société : elle est en même temps créatrice de pathologie, source de dérangement. Elle force à sortir de la répétition, interroge et bouscule les mythes, dénonce les croyances mortes, oblige à redonner sens à ce qui semble évident. C’est justement l’un des rôles de la médecine.
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L’homme moderne, écrit Hannah Arendt dans la superbe préface du livre déjà mentionné, vit dans un monde «où sa conscience et sa tradition de pensée ne sont même pas capables de poser des questions adéquates, significatives, pour ne pas parler des solutions réclamées à ses propres problèmes». Le simple prolongement du passé ne suffit plus à fonder les buts du présent. Les concepts traditionnels ont été «vidés de leur sens». Il est bien difficile, désormais, de savoir à quoi se réfèrent des notions comme la liberté, la justice, la raison, la responsabilité. D’où la tâche première de l’époque : retrouver «l’esprit originel qui s’est si tristement évaporé des mots-clés… laissant derrière des coquilles vides».
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Pour cela, écrit Arendt, l’homme moderne n’a pas d’autre choix que de penser à partir de la faille entre passé et présent dans laquelle il se trouve jeté, comme malgré lui. Cette brèche dans le temps a longtemps été comblée par la tradition. Mais la tradition s’est usée à mesure qu’a progressé l’âge moderne. La brèche s’est ouverte, et c’est elle, désormais, qui représente le lieu où l’individu contemporain doit construire sa vérité et décider son destin. La tâche est beaucoup plus ardue que dans une époque où le temps ne compte pas : il ne s’agit plus de simplement gérer des idées ou administrer des croyances. Ni, encore moins, de gérer et administrer les humains comme des objets. Il faut penser à nouveaux frais, regarder au loin, résister, imaginer. La brèche ouverte dans le temps ressemble à un «champ de bataille» où l’on peut «mourir d’épuisement».
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Reprenant une intuition de Kafka, Arendt montre que ce qui se joue dans cette brèche peut être comparé à un parallélogramme des forces. Deux forces antagonistes, celles du passé et du futur, illimitées quant à leur origine – «l’une venant d’un passé infini, l’autre d’un futur infini» – ont un point d’aboutissement, où elles se heurtent (et où elles peuvent être légèrement déviées de leur direction initiale) : le présent humain. Et de cet endroit, du présent humain donc, part une force diagonale qui, au contraire des autres, est limitée à son origine, mais infinie quant à sa fin dernière. C’est là, pour Arendt, une métaphore de la pensée de l’homme moderne : une force diagonale, d’origine connue (le présent), déterminée par le passé et le futur, mais dont la finalité se trouve à l’infini.
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Plus que tout autre activité, la médecine est déterminée par un passé infini – on ne sait pas d’où part la révolte contre la nature qui la fonde, ce besoin irrépressible de faire quelque chose contre la souffrance – et on ne sait pas non plus où se trouve le futur infini où elle s’inscrit – dans quelle transformation de l’humain, vers quel transhumanisme où rien de la vie humaine actuelle ne sera reconnaissable.
Mais elle est, par sa réflexion et sa pratique, une force diagonale, qui vise une fin propre, différente, «pensée», une version dérivée de la ligne du futur qui, sinon – s’il n’y avait que la gestion – s’imposerait comme une fatalité.