«Néonaticide» ? Nos dictionnaires modernes (Wikipékia compris) sont souvent muets sur ce terme. Au mieux, la Toile explique-t-elle qu’il s’agit d’un «homicide commis sur un enfant né depuis moins de 24 heures» ; et que ce crime est commis «presque exclusivement» par la mère de l’enfant à qui elle vient de donner le jour. Pourquoi «24 heures» ? Le terme a été inventé il y a quarante ans par le psychiatre américain Philip J. Resnick. Pour lui, le meurtre d’un nouveau-né constituait une sous-entité bien distincte au sein des filicides, s’en différenciant quant au diagnostic, aux mobiles et au traitement juridique. Il expliquait en substance que si la plupart des filicides sont commis pour des raisons «altruistes», les néonaticides sont en majorité effectués simplement parce que l’enfant n’est pas désiré.
Un travail mené en France par Anne Tursz – «pédiatre et épidémiologiste» – et Jon M. Cook – «anthropologue médical» – de l’Institut national français de la santé (Inserm) fournit de nouvelles lumières sur ce sujet voisin de cet autre phénomène controversé qu’est le «déni de grossesse». Et les conclusions de ce travail, publié dans Fetal & Neonatal de la revue Archives of Disease in Childhood,1 ne sont en rien rassurantes. Si le néonaticide n’est en rien une nouveauté, les chercheurs établissent, documents à l’appui, la sous-estimation considérable de cet homicide : ils comptabilisent 5,4 fois plus de néonaticides dans les données judiciaires que dans les statistiques officielles de mortalité. Ils parviennent à ce résultat en analysant les dossiers judiciaires de trois régions françaises de 1996 à 2000. Ce travail permet également d’identifier les caractéristiques sociales et psychologiques communes des mères concernées.
En 2005, une analyse du nombre d’homicides chez les nourrissons de moins d’un an (infanticides) avait déjà révélé une sous-estimation de ce problème. Anne Tursz et Jon M. Cook se sont quant à eux penchés sur les néonaticides et ont mené leur étude – rétrospective – dans 26 tribunaux des régions Bretagne, Ile-de-France et Nord-Pas-de-Calais où l’on décompte plus d’un tiers des naissances du territoire métropolitain. Les chercheurs ont recueilli les données judiciaires correspondant aux décès de nouveau-nés.
Après recoupement avec les statistiques officielles de mortalité (établies grâce au codage des causes de décès à l’aide de la Classification internationale des maladies de l’OMS) et l’analyse des données judiciaires, les chercheurs rapportent 2,1 néonaticides sur 100 000 naissances (contre 0,39 dans les statistiques officielles) soit 5,4 fois plus. Qui sont ces femmes qui assassinent dès la naissance ? Sur un total de 27 cas de néonaticides (incluant toutefois neuf cas où la mère n’a jamais été retrouvée), les chercheurs ont dressé le profil des mères formellement identifiées comme étant à l’origine du décès. Leurs catégories professionnelles ont été comparées à celles de la population générale du même âge et des mêmes régions. L’âge moyen des mères est de 26 ans. Un tiers d’entre elles avait au moins trois enfants. Plus de la moitié vivaient avec le père de l’enfant et deux tiers avaient une activité professionnelle, leur catégorie socioprofessionnelle ne différant pas de celle des femmes de la population générale.
«Ces femmes avaient peu confiance en elles, présentaient une certaine immaturité, des carences affectives, une forte dépendance à l’autre, voire une peur extrême de l’abandon, résume-t-on auprès de l’Inserm. Elles n’avaient pas de maladies mentales caractérisées et leur discernement n’était pas aboli ni altéré au moment des faits. Toutes les grossesses ont été cachées à la famille et aux amis. La contraception n’était pas utilisée. Aucune grossesse n’avait été déclarée à la sécurité sociale ni suivie médicalement. La plupart des femmes ont mis l’enfant au monde en secret, seule.» Point qui ne manquera pas de faire débat, les chercheurs assurent qu’aucun cas de «déni de grossesse» n’a été constaté.
Un autre travail2 récemment publié sur le même thème (sur douze cas) par deux spécialistes de psychopathologie – Jean-Luc Viaux et Serge Combaluzier (Université de Rouen) – apporte d’autres lumières. «Toutes ces femmes ont admis savoir leur état de grossesse et plusieurs d’entre elles ont déjà des enfants ou ont mené une grossesse jusqu’à un avortement choisi, résument les auteurs. Les ruminations sur leur état, les conduites d’évitement, la non-préparation de la naissance, le clivage de la personnalité qui donne le change à leur entourage sont des signes qui évoquent un fonctionnement traumatique. La sidération face à l’enfant vivant après un accouchement, souvent brève, montre que la différence entre représentation de ce qui se passe en elle et le brutal face à face est un des déterminants clés de ce qui va projeter l’acte mortifère.» Ils ajoutent que c’est aussi une impossible place du père qui se joue dans ce refus de l’enfant vivant : dans leur échantillon presque tous les pères sont connus et ont été informés (pas toujours clairement) de la grossesse. «Il existe chez toutes ces femmes une forme de méditation sur le devenir et sur l’origine qui évoque un désespoir mélancolique. Sans que ces constatations sur un échantillon de néonaticides soient généralisables, elles constituent une réflexion sur le lien entre la passion et la mélancolie, mais aussi la prévisibilité à partir des déterminants de ces meurtres désespérés.»
Pour les chercheurs de l’Inserm, leurs résultats pourraient ouvrir de nouvelles perspectives en termes de prévention. Les données montrent par exemple que l’ensemble des mères n’a pas eu recours à la contraception du fait d’un manque de connaissances, d’une utilisation irrégulière ou d’un refus de principe. «Identifier le profil de ces mères permettra de mieux cibler à l’avenir les femmes vulnérables afin de leur proposer des solutions adaptées, conclut Anne Tursz. Les données recueillies suggèrent que l’action préventive exclusivement tournée vers les jeunes, les pauvres, les femmes seules, sans emploi ou avec un déni de grossesse, comme on le voit dans les médias, n’est pas appropriée».