Les caisses ont fait leur temps. Bien sûr, elles ne sont pas encore à terre. Mais ce n’est qu’une question de temps. Trop avancé est leur dysfonctionnement pour espérer un changement de culture. Surtout, elles n’ont pas compris que la population a changé. Que leur comportement fait de coups de force et de menaces ne passe plus. Qu’il est exagéré, dans notre démocratie, de se mettre à dos les patients, les assurés, les soignants et les cantons. Même répétée en boucle, leur excuse – «nous avons le mauvais rôle de maîtriser et contrôler les coûts» – ne suffit plus à donner le change.
Le début de la fin, donc, parce que, caisse unique ou non, de toute façon des réformes auront lieu. Certes, grâce à leurs moyens financiers hors normes, les assureurs ne lâcheront qu’après d’intenses batailles, aussi absurdes soient-elles au plan de la santé publique. Mais l’évolution ne peut se faire que vers une diminution de leur pouvoir.
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L’affaire EGK restera comme un tournant dans le dévoilement de la gravité de la situation. Plus que toutes celles qui l’ont précédée, elle révèle que les caisses n’assument plus leurs responsabilités. Au lieu d’être au service des assurés, elles se comportent en gestionnaires de fortune (la leur). A l’origine de l’affaire EGK, comme souvent dans les dérapages des assureurs, une histoire de réserves. La caisse a soudainement constaté, il y a quelques semaines, qu’elle avait trop de nouveaux assurés et que, du coup, elle manquait du minimum de réserves prescrit. Oui, mais à adopter une stratégie commerciale agressive, à faire du dumping sur les primes, le phénomène était prévisible. Pourquoi, alors, ne pas l’avoir anticipé ? On l’ignore. Pas de but lucratif, dans cette manœuvre ? Non, affirment ses responsables, la main sur le cœur. Et si l’on s’intéressait aux détails, ici comme ailleurs ? Aux mouvements précis des réserves, payées par les assurés mais possédées par les assureurs, manipulées au gré de leurs intérêts ? Aux salaires des responsables des caisses ? Aux dépenses somptuaires, aux croisières offertes en prime à tout le personnel de tel assureur ? Et si l’on investiguait la possibilité, pour les administrateurs et cadres, de gagner des fortunes lors de fusion, comme l’a montré l’affaire CPK/KPT ? Ces dernières années, de grandes caisses ont fusionné plusieurs petites qu’elles avaient créées peu auparavant. Avec quel profit, en faveur de qui ? Tout cela est d’un autre âge.
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Elles-mêmes contrôleuses maladives des patients et des médecins, les caisses agissent sans réelle surveillance. En octobre 2011, l’OFSP valide les primes d’EGK qui se révèlent grossièrement insuffisantes trois mois plus tard. Ses responsables prétendent n’avoir rien décelé (ou rien pu dévoiler, selon les versions). Pas la moindre réponse aux questions les plus élémentaires : pourquoi les primes ont-elles davantage augmenté dans la partie romande que dans la partie alémanique de la Suisse : 35% pour les Vaudois, 25% pour les Genevois, 11% en moyenne nationale ? Le gigantesque scandale des surplus de primes payés par les Romands – et qui ne leur seront, aux dernières nouvelles, remboursées que partiellement – semble se prolonger, selon une modalité nouvelle. Aucune excuse ni explication de la part de l’OFSP. Aux milliers d’assurés lésés, il est suggéré, avec un paternalisme doucereux, de changer d’assurance.
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Alain Berset propose certes d’accroître les compétences de l’OFSP. Le Parlement va probablement accepter un paquet de mesures allant dans ce sens. Même s’ils préféreraient le statu quo, les assureurs se garderont de le faire capoter : ils savent que c’est ce projet de réforme ou la caisse unique.
Leur chance est en plus que le projet ne contient pas la mesure qui pourtant s’imposait : la création d’une autorité indépendante de contrôle, dotée de pouvoirs étendus. L’OFSP continuera à remplir ce rôle parfaitement inadapté à son mandat de santé publique.
Le projet prévoit, c’est vrai, des mesures techniques pour mieux surveiller le calcul des primes et des réserves. Il donne la possibilité d’une correction a posteriori, si le montant des primes encaissées dans un canton dépasse les coûts constatés. Il offre enfin à l’OFSP la capacité d’intervenir préventivement. Sans compter que, impressionnés par la désinvolture de l’autorité que révèle l’épisode EGK, des parlementaires souhaitent aller plus loin. Certains demandent que les réserves ne soient pas gérées individuellement par les caisses, mais de manière groupée et par les cantons. D’autres prônent leur administration au niveau national.
Mais la situation est trop grave pour se satisfaire de ces emplâtres sur une vieille prothèse. Rien, dans ces mesures, ne promet un changement de philosophie. Ce qui manque, surtout, à cette réforme, c’est une incitation à viser la santé de la population avant les chiffres ronflants. A respecter les assurés et les médecins plutôt qu’à les considérer les uns comme des payeurs captifs à qui on peut faire avaler n’importe quelle manipulation comptable, les autres comme des tâcherons sans compétence.
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Mais ce basculement dans autre chose ne pourra se faire que par la disparition des caisses sous leur forme actuelle et de leurs liens étroits avec la partie privée des assureurs qui les détiennent. C’est l’ensemble qui n’est plus tenable : les mauvaises habitudes, l’arrogance, l’opacité des comptes. Avec leur approche autocentrée et autoritaire, les caisses maladie n’ont même pas la retenue des entreprises classiques, ouvertes au marché qui, pour garder leurs clients, sont obligées de s’intéresser à eux.
La médecine, pour elles, se résume à une volonté de déréglementation concurrentielle et à la mise en place de contrôles et de punitions. Généralement, sans la moindre concertation. C’est comme si le sujet humain n’existait pas. Même sous la forme minimale du client.
Pour les médecins, la pratique, bien sûr, est aussi un commerce. Mais l’effort ne cesse d’être mis dans la collaboration, le partenariat, la codécision avec les patients. Du coup, entre eux et les caisses, la divergence s’avère totale. Le travail en commun relève du malentendu et, de plus en plus, de l’hostilité.
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Il y a deux semaines, les assureurs ont repris, dans le canton de Vaud, leur vieille habitude consistant à exclure des praticiens de premier recours des listes proposant le modèle «médecin de famille». De manière arbitraire. Certains assureurs non seulement ne justifient pas les exclusions (ou alors évoquent le prétexte de la deuxième spécialité du médecin de premier recours), mais en plus, refusent de publier leur liste. La mesure est en soi stupide, bien sûr. En leur ôtant la possibilité de garder leur médecin référent, elle lèse sérieusement les patients. Mais elle vise avant tout à intimider l’ensemble des médecins. Opacité et vexation : tactique coutumière des systèmes autocratiques. Le but est aussi simple que ridicule (considéré dans une perspective globale) : obliger les médecins à adopter leur obsession de l’économie (dont un des volets consiste à viser une patientèle en bonne santé et jeune). Il est temps que cesse cette pratique. Elle n’a jamais montré le moindre intérêt économique. Mais surtout, plus personne n’en veut. La population est lasse, les médecins démotivés.
Il serait vraiment grave que le déclin moral des caisses maladie ne connaisse pas un dénouement rapide : cela signifierait que la démocratie suisse n’arrive plus à reprendre la main sur ce système qui entremêle immenses sommes d’argent public, intérêts privés et ramifications politiques tentaculaires. Ce serait alors de son déclin qu’il faudrait s’inquiéter.