Suite à l’affaire Rappaz et au décès d’un jeune Nigérian dans le cadre d’une procédure d’expulsion, l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) a jugé utile, en 2011, de procéder à une évaluation approfondie de ses directives concernant «L’exercice de la médecine auprès de personnes détenues» de 2002. Il en est résulté une prise de position de la Commission centrale d’éthique et une série de conseils pratiques relatifs à l’application desdites directives récemment publiés dans le Bulletin des médecins suisses (Bull Med Suisses 2012;93:312-8). En ce qui concerne la délicate question du jeûne de protestation en prison, ils apportent un complément utile à l’interprétation du chapitre 9 des directives de l’ASSM. Il y est rappelé qu’une alimentation artificielle sans le consentement de la personne concernée ne peut être envisagée qu’aux conditions restrictives et cumulatives suivantes : 1) le patient est incapable de discernement (suite à une grève de la faim ou pour toute autre cause) ; 2) il n’a pas rédigé de directives anticipées s’opposant explicitement à une alimentation artificielle et 3) la mesure est médicalement justifiée pour lui éviter une issue fatale. Cette disposition n’est en fait que l’expression des principes de base de l’éthique et du droit médical.1
Un tel rappel n’est pas inutile alors qu’on ne peut nier le flou juridique entraîné par l’affaire Rappaz dans le domaine de la médecine pénitentiaire. Certaines directions d’établissements et services pénitentiaires semblent en effet déduire de l’arrêt du Tribunal fédéral du 26 août 20102 un droit de regard accru, voire un droit d’intervention directe dans la prise en charge médicale et les soins des détenus. Encore tout récemment, un directeur de prison a intimé à un médecin de nourrir de force un détenu en grève de la faim en se référant directement aux exigences de l’ATF (arrêt du Tribunal fédéral) 136 IV 97.3 Cela est d’autant plus préoccupant que le canton concerné dispose d’une législation spécifique en la matière. Celle-ci n’est pourtant pas mentionnée dans le courrier en question, qui ressemble fort à une injonction. Il paraît ainsi essentiel d’insister sur le droit applicable en matière de jeûne de protestation en prison et sur les processus à respecter dans de telles situations.
A ce propos, il paraît intéressant de signaler la récente révision du règlement sur les établissements de détention du canton du Valais.4 Cette nouvelle est largement restée sous silence dans la presse et les milieux concernés. Cela peut paraître surprenant dans la mesure où l’amendement dudit règlement porte directement sur la question de la grève de la faim des personnes en détention et qu’elle aboutit à un résultat diamétralement opposé à la position défendue par les autorités judiciaires et pénitentiaires dans l’affaire Rappaz. En effet, le nouvel article 49bis de ce règlement précise d’une part, à son alinéa premier, la répartition des compétences entre la direction de l’établissement pénitentiaire concerné et le service médical – qui devrait faire l’objet d’une instruction de service – et, d’autre part, rappelle à son alinéa 3 les règles matérielles applicables dans une telle situation. Il paraît utile de reproduire ici in extenso cette disposition :
«A la demande de la direction, le médecin de l’établissement est compétent pour procéder à une alimentation forcée pour autant que le condamné court le risque de lésions graves et irréversibles. La mesure doit respecter la dignité humaine, doit pouvoir être raisonnablement exigée des personnes concernées et ne doit pas entraîner de danger grave pour la vie et la santé du condamné. Elle doit concerner un condamné privé de sa pleine capacité de discernement selon attestation d’un médecin n’appartenant pas à l’établissement, et ne doit pas être contraire aux directives anticipées du condamné, dussent-elles entraîner la mort de celui-ci» (nos italiques).
Pour mémoire, le 5 novembre 2010, le juge unique de la cour de droit public du canton du Valais enjoignait personnellement, et sous commination de l’art. 292 CPS, un des médecins traitants de Bernard Rappaz de «pourvoir à l’alimentation du condamné, si nécessaire de force».5 Le contraste entre cette décision et le nouvel article 49bis du règlement valaisan sur les établissements de détention est frappant. Le Conseil d’Etat valaisan a finalement adopté la position défendue par les milieux de la santé et la majorité de la doctrine juridique. Il prend ainsi ses responsabilités en envoyant un message clair aux personnes concernées. En particulier, les détenus sont placés face à leurs propres contradictions. Le fait d’entamer une grève de la faim ne traduit pas un souhait de mourir, mais plutôt la volonté d’échapper à sa peine. Au-delà des risques pour la santé, un jeûne de protestation s’avère pourtant un moyen inefficace pour obtenir une suspension, voire une suppression de peine, dans la mesure où la mise en danger qui en résulte ne constitue pas a priori un motif grave au sens de l’article 92 CPS.6 Il convient alors de trouver d’autres pistes que la contrainte pour sortir d’une telle crise en s’appuyant sur les compétences des médecins dans le cadre d’un dialogue impliquant les autorités pénitentiaires.
Le nouveau règlement valaisan consacre les principes fondamentaux de la médecine pénitentiaire que sont l’équivalence des soins et l’indépendance des médecins. Il reprend et renforce la position adoptée dans les législations cantonales plus anciennes, comme celles de Neuchâtel, de Berne ou de Zurich.7 Cette disposition devrait permettre de trouver sereinement des solutions dans un cas concret. Il ressort ainsi une grande cohérence entre la prise de position de l’ASSM, confirmant la pertinence de ses directives en la matière, et les dispositions légales correspondantes. Il serait cependant faux de conclure que la question est définitivement close, preuve en est l’exemple précité dans lequel l’ATF a été invoqué en tant que tel pour justifier une alimentation forcée.
Le problème relève en fait de la manière dont une partie des autorités judiciaires et pénitentiaires perçoivent leurs responsabilités dans ce type de situations. Il repose sur leur refus légitime de laisser mourir quelqu’un en prison sans avoir tenté l’impossible pour le sauver. Cependant, les médecins partagent le même objectif et c’est justement dans le souci de protéger leurs patients contre une issue fatale qu’ils se refusent de procéder à une alimentation forcée. La difficulté consiste ainsi à démontrer que la meilleure manière de préserver la santé et la vie des grévistes de la faim ne passe pas par une alimentation forcée, mais par la reconnaissance de l’indépendance des médecins. Dans ce sens, il paraît utile de rappeler, avec le TF, que les jeûnes de protestation «illustrent un problème de santé classique de médecine pénitentiaire» (ATF 136 IV 97, 106). Pourtant, aucun décès consécutif à une grève de la faim n’est à regretter dans les prisons suisses. Par analogie, la situation en matière de suicide est aussi intéressante. En effet, malgré le risque élevé de «suicidalité» dans les prisons, les équipes de soins et les agents de détention parviennent à limiter fortement leur nombre. Tout en étant un milieu pathogène, la prison offre ainsi un environnement protecteur contre le risque de suicide. Ce constat vaut également pour les jeûnes de protestation.
Les exemples parlent cependant souvent mieux que les longs discours. Prenons le cas récent d’un détenu neuchâtelois, X., condamné pour des faits graves à une longue peine de prison, mais qui n’admet pas sa condamnation.8 Après avoir épuisé les voies de recours, il entame un jeûne de protestation. Il cesse d’abord de se nourrir puis, trois jours plus tard, arrête également de s’hydrater. Son état de santé se détériore rapidement et il doit être hospitalisé une semaine après. Dès le début de sa grève de la faim, le service pénitentiaire communique avec les médecins afin de définir les responsabilités de chacun et de s’assurer que les informations nécessaires pour pouvoir prendre les mesures adéquates pour préserver la santé et la vie de X. sont bien transmises. Le détenu est placé sous surveillance médicale accrue afin de pouvoir adapter rapidement sa prise en charge compte tenu de l’évolution de sa santé. Le service pénitentiaire ne reçoit pas directement des données médicales, mais uniquement une appréciation de la situation sous deux angles : premièrement, l’aptitude de X. à subir sa peine dans des conditions de détention ordinaires et deuxièmement, les mesures à adopter afin de minimaliser les risques pour sa santé. Il n’y a pas d’interférence dans la prise en charge médicale. La décision du transfert est ainsi prise sur l’avis des médecins, le service pénitentiaire faisant en sorte que celui-ci se déroule dans les conditions de sécurité nécessaires, aussi bien sous l’angle de la santé de X. que de sa dangerosité pour la société. Alors que X. est hospitalisé, le service pénitentiaire reste informé de manière régulière de la situation. Celle-ci continue à se dégrader, présentant un risque sérieux et direct pour sa santé et sa vie.
A ce stade, la cheffe du service pénitentiaire transmet en main propre un courrier au chef du service médical où se trouve le détenu. Il paraît intéressant de reproduire des extraits de cette lettre.
«En grève de la faim depuis… et de la soif depuis… et suite à son placement au sein de votre unité, nous souhaiterions être renseignés quant à sa situation et plus précisément sur les points suivants :
L’intéressé est-il à ce jour en pleine possession de sa capacité de discernement et capable de comprendre qu’il peut, par son comportement, irréversiblement porter atteinte à sa santé et à sa vie ?
X. vous a d’une part affirmé refuser de s’alimenter et de boire sachant que cela peut conduire à son décès. Il vous a d’autre part déclaré ne pas vouloir mourir : comment expliquer la discordance entre son discours et ses actes s’il est en pleine possession de sa capacité de discernement ?
Son comportement peut-il être mis en relation avec le diagnostic posé par… dans son expertise ?
Le comportement de l’intéressé est-il le signe d’une éventuelle pathologie psychiatrique non présente au moment de l’expertise susmentionnée ? Est-il la manifestation d’une grave dépression ? L’intéressé présente-t-il des idées suicidaires ?
Peut-on raisonnablement exiger de l’équipe médicale la mise en œuvre d’une alimentation forcée ? Dans la négative pour quelles raisons ?
Si oui, cette mesure peut-elle entraîner un grave danger pour la vie et la santé de l’intéressé ?
A ce jour, l’intéressé n’a pas formulé de revendication claire auprès du service pénitentiaire. En a-t-il formulé auprès de l’équipe médicale ? Si oui, quelles sont les chances de succès de sa grève de la faim et de la soif au regard de ses revendications ?
[…] Dans l’immédiat, nous vous demandons de prendre toutes les décisions médicales adaptées et nécessaires pour préserver la vie et la santé de X. jusqu’à la clarification de ses réelles intentions et volontés. Dans l’alternative où l’intéressé ne devait plus être capable de discernement ou plus en mesure de se déterminer sur la poursuite de sa grève de la faim, nous vous demandons également de prendre toutes les mesures nécessaires à la préservation de sa santé.
Finalement, nous vous prions de nous tenir informés…, à toute heure, de l’évolution de la situation de l’intéressé et des risques encourus pour sa santé afin que nous puissions prendre les décisions de la compétence de notre autorité à la lumière de tous les éléments d’informations pertinents.»
Le détenu reçoit copie de ce courrier. De plus, la cheffe du service pénitentiaire, qui d’un point de vue concordataire est responsable du détenu, le rencontre pour lui exposer le processus établi pour sa prise en charge en précisant que sa volonté de ne pas se nourrir sera respectée. Il lui est aussi précisé que le service pénitentiaire n’est pas en mesure d’interférer dans les décisions de justice. Le rôle et les responsabilités de chaque intervenant – agents de détention et personnel médical et soignant – sont clairement délimités. Informé du dispositif en place et suivi par l’équipe médicale, le détenu met heureusement terme à son action. Aujourd’hui, il a retrouvé sa cellule et purge régulièrement sa peine.
Première remarque, la question de la répartition des responsabilités et de l’échange d’informations a fait l’objet d’une clarification dès le début. Cela correspond à l’alinéa premier de l’art. 49bis du règlement sur les établissements de détention du canton du Valais. Une telle démarche est importante, car elle évite les confusions dans la prise en charge du détenu, particulièrement en prévision des moments difficiles que peut entraîner une grève de la faim. Concernant les informations auxquelles le service pénitentiaire a accès, elles se limitent aux éléments nécessaires pour une bonne exécution de la peine, dans le respect de la santé du détenu et des exigences de sécurité. Pas besoin dans ce cas de connaître le bilan sanguin ou d’autres détails que les agents de détention ne peuvent de toute manière pas interpréter. Néanmoins, la transparence, dans le respect du secret médical, existe et le personnel médical et soignant est sensibilisé aux besoins d’informations du service pénitentiaire pour assumer ses propres responsabilités.
Deuxièmement, le service pénitentiaire respecte l’indépendance des médecins en prenant soin de ne pas leur donner des instructions qui tombent dans le domaine des soins ou médical. Cela est facilité dans la mesure où il existe une transparence entre les deux services et que le dialogue se construit sur des rapports de confiance. Le fait que le rôle et les responsabilités de chacun soient précisés ab initio contribue à créer de bonnes relations de travail.
Troisièmement, si le service pénitentiaire n’interfère pas dans la prise en charge médicale, il s’assure que celle-ci répond aux exigences légales. Il pose ainsi des questions précises concernant la capacité de discernement du détenu, sur le fait qu’il ait rédigé ou non des directives anticipées concernant son jeûne de protestation, sur son état de santé et son pronostic, sur la pertinence médicale de procéder à une alimentation artificielle et les risques d’une telle mesure. Bref, le service pénitentiaire passe ici en revue l’ensemble des questions fondamentales qui, en fonction des réponses données, autorisent une alimentation artificielle sans le consentement du détenu. Ce faisant, il rappelle au corps médical le cadre juridique étroit dans lequel il opère et assume pleinement ses responsabilités.
Quatrième et dernier point, le service pénitentiaire informe le détenu de la situation et de la structure mise en place pour sa prise en charge dans le cadre de la grève de la faim. Une telle démarche est aussi importante que celle du médecin qui l’informe des conséquences pour sa santé et des mesures à prendre d’un point de vue médical. Cela constitue en effet une reconnaissance institutionnelle de la souffrance du détenu tout en le plaçant face à ses propres responsabilités. Le respect de sa volonté est garanti sans que le service pénitentiaire ne remette en cause ses propres obligations vis-à-vis du détenu et de la société.
En guise de conclusion, il est permis de constater qu’un dialogue constructif entre service pénitentiaire et service médical est possible dans le meilleur intérêt des droits des détenus et d’une bonne exécution des peines. L’intérêt public, aussi bien sous l’angle de la dignité, de la santé, de la sécurité et du respect des droits des victimes, est ainsi préservé. Comme dans l’exemple précité, cette situation exige une clarification initiale du rôle et des responsabilités de chacun, une définition précise de l’étendue, de la nature et de la fréquence des informations à transmettre ainsi qu’une identification des différents interlocuteurs. Cela ne va pas de soi et exige un engagement des institutions et une volonté d’établir des processus solides. C’est ce qui est prescrit dans le nouveau règlement valaisan, et est parfaitement compatible avec les règles de l’art et l’éthique médicale.
La tâche n’est cependant pas terminée puisqu’il faut aujourd’hui que les institutions concernées entament les négociations nécessaires pour, qu’à leur niveau, elles soient prêtes à faire face à la prochaine grève de la faim, si cela n’est pas déjà fait. A terme, la solution passe par une séparation des services pénitentiaires et des services médicaux. Toute autre approche, consistant notamment à intégrer les médecins et les soignants dans les services pénitentiaires, constituerait une régression grave par rapport aux standards professionnels et au droit de la santé, annonciatrice de nouveaux dérapages.
L’original de cet article a paru dans la revue Jusletter du 5 mars 2012.