Un rideau de fumée. Y aurait-il une meilleure expression pour désigner ce qui nous interdit de percevoir ce qu’il en est, véritablement, du tabagisme, ce fléau de nos temps modernes ? «Rideau de fumée». L’expression est surréaliste étant bien entendu que généralement les rideaux brûlent, quand on n’y grimpe pas. Appliquée au tabac elle est évidemment épatante ; à une seule et unique condition : s’interdire cette pensée réflexe qui veut que l’on cherche aussitôt à s’entêter à découvrir qui a mis le feu ; à dénoncer celui qui cherche obstinément à nous enfumer.
Chercher l’ennemi n’est pas en soi une attitude condamnable. Il est même parfois question ici de survie. A condition d’accepter une hypothèse : que cet ennemi puisse ne pas nous être étranger. Un ennemi intérieur, en somme. Bien souvent la piste conduit à la paranoïa individuelle ou collective. Chercher l’ennemi n’est pas en soi illégitime. Il s’agit avant tout d’interpréter, de comprendre, de s’amender. Surtout face aux fléaux. Longtemps on ne vit en eux que la vengeance de Dieu, notamment en terre chrétienne. Une antique tradition (qui ne lui est guère étrangère) veut aussi que l’on désigne au plus vite le bouc émissaire. C’est tout particulièrement vrai lors de chaque crise sanitaire, ces petits fléaux des temps contemporains.
Le tabagisme est-il un fléau ? Et qu’est-ce que le tabagisme ? Ouvrir un Petit Larousse daté de 1962 ne vous donne pas immédiatement la définition attendue Il y a un demi-siècle, on renvoyait l’écolier curieux à une autre occurrence. Tabagisme : n.m. V. NICOTINISME. C’est-à-dire : «n.m. Intoxication provoquée par l’abus de tabac et atteignant les appareils digestif, circulatoire, respiratoire, et le système nerveux.»
Quant à la célèbre nicotine : n.f. (de Nicot, nom propre : «Alcaloïde du tabac, qui, à faible dose, produit une légère euphorie, atténue la faim, la fatigue, et est même un excitant psychique, mais qui, à forte dose, se révèle un violent poison pouvant amener à une intoxication grave, le nicotinisme). (On emploie comme insecticides les solutions aqueuses de nicotine).» On prisera tout ceci, à commencer par la gradation des effets de la faible à la forte dose et l’absence de la notion de dépendance.
Le curieux écolier pouvait aussi découvrir des noms qui, il y a un demi-siècle, n’avaient pas encore été retirés de la circulation. Comme tabatière, qui renvoyait à priser (tabac à). Ou tabagie. Interrogez aujourd’hui, pour le plaisir, votre entourage sur le sens de ce nom de genre féminin. En 1962, ce n’était rien d’autre que l’endroit où l’on fume souvent et qui conserve l’odeur du tabac.
Qui sait si c’était mieux avant, cette ritournelle d’aujourd’hui ? C’était du moins le temps où l’on enseignait (chaque matin d’école et sans honte) la morale (généralement laïque et républicaine) tandis que votre dictionnaire égrainait les proverbes. Comme Prudence est mère de sûreté (ancêtre, sans doute, du principe de précaution), Qui a bu boira, Qui aime bien châtie bien sans oublier L’occasion fait le larron.
En matière d’intoxication à la nicotine, les occasions sont toujours là et les larrons aussi. Plus précisément, les occasions se sont décuplées et les fabricants s’entendent comme larrons en foire. Nous sommes ainsi passés, en un demi-siècle, d’une substance exposant à de nombreux risques à un problème majeur de santé publique. Hier le fumeur était un homme ayant accompli ses obligations militaires, dans la force de l’âge et fumant sinon avec bonheur du moins sans se poser de questions existentielles. Ce qui n’interdisait pas au tabac d’être le fidèle reflet de la lutte des classes, autre concept aujourd’hui daté. Ainsi dans La Grande Illusion de Jean Renoir, le tabac anglais sépare-t-il radicalement le capitaine de Boëldieu du lieutenant Maréchal quand le cognac (adressé par le barman du Fouquet’s dans une célèbre bouteille de bain de bouche alcoolisé) réunit les deux hommes.
Passant du nicotisme au tabagisme, l’addiction au tabac réclame son bouc émissaire. Il nous faut franchir le rideau de fumée, mettre un nom sur le démon. Ce fut un temps l’industrie du tabac, ces multinationales dont les actionnaires roulent sur l’or en tuant à petit feu ceux qui ont cédé à leurs réclames. Preuve de leur malignité : ces démons auraient introduit des poisons artificiels dans une herbe à Nicot naturellement bonne pour l’homme raisonnable. Rien n’est ici impossible et nous gardons en mémoire (c’était au château Mouton-Rotschild) un échange avec Davidoff (Zino) nous certifiant que le tabac d’Orient du temps jadis avait été sciemment perverti pour réduire en esclavage des centaines de millions de consommateurs jamais rassasiés.
Zino Davidoff (Kiev, 1906-Genève, 1994) était un négociant de cigares assez connu des amateurs de barreaux de chaise. Il tenait ces derniers, du moins les plus coûteux d’entre eux, pour le meilleur rempart contre l’assuétude vulgaire des masses laborieuses. Force est aujourd’hui d’observer que les boîtes ad hoc sont vierges de toute forme de messages à visée sanitaire tenus pour décourager le fumeur ; messages qui connaissent le succès que l’on sait. On observe aussi dans quelques titres de la presse écrite d’information générale l’instruction récurrente contre les géants du tabac accusés d’avoir, en toute connaissance de cause, empoisonné leurs cigarettes à des fins addictives. Pas assez pour être interdits de vente. Suffisamment pour commercialiser sur de longues périodes.
Cette instruction continue durablement d’être menée, sans espoir ou presque. C’est là une version actualisée et médiatique des moulins à vent. Rien de grave, au fond, si ce n’est que ce combat sans espoir vient, à son tour, ajouter un peu de rideau et de fumée : si le fabricant est le coupable, se dit le fumeur en son for intérieur, en quoi devrais-je me tenir pour responsable ? Où la bonne intention de nos gentils Rouletabille vieillissants sert précisément la cause de ceux auxquels ils croient nuire. Tels sont ainsi pris ceux qui croyaient prendre.
Autre démon : l’Etat. A juste titre puisqu’un peu partout dans le monde la puissance publique a instauré là une nouvelle gabelle. Une taxe instaurée, qui plus est, sur un produit qui transforme en esclave celui qui le consomme. Passer de la consommation-liberté à la consommation-pathologique aurait pu laisser espérer une rébellion collective, l’émergence d’associations de victimes du tabac comme il y en a de l’amiante. Or le parallèle ne vaut pas : les unes ont été exposées à la substance induisant des mésothéliomes quand les autres se sont exposées aux fumées et goudrons générateurs de cancers broncho-pulmonaires ; pour ne parler que de cette seule pathologie Nicot-induite.
D’un côté, une grille classique de responsabilités concernant une maladie professionnelle (à révélation collectivement et coupablement tardive), de l’autre la manifestation individuelle d’une maladie désormais perçue comme une pathologie de la servitude volontaire. Pas plus que l’alcoolique le tabagique ne cherche de bouc-émissaire. Une fois passé le temps des plaisirs, il est, à son corps défendant, le coupable et la victime. Ne reste plus, au mieux et s’il en trouve la force, que la rédemption. Ou l’acceptation de sa condamnation s’il partage la vue d’un certain Baudelaire pour qui la mort pourrait être comprise comme l’un des buts (voire, peut-être, le seul) de la vie. Charles Baudelaire, traducteur et écrivain (1821-1867).
(A suivre)