Achevons ici le résumé de la communication sur l’actualité des démences vasculaires que viennent de faire, devant l’Académie (française) nationale de médecine, les Prs Hugues Chabriat et Marie-Germaine Bousser, spécialistes de neurologie à l’Hôpital Lariboisière de Paris (Rev Med Suisse 2012;8:546-7). Quelles sont en pratique les implications thérapeutiques des dernières données diagnostiques, physiopathologiques et étiopathogéniques concernant ce qui apparaît moins comme une solide entité que comme un syndrome hétérogène confinant avec les pathologies étiquetées dégénératives ?
Tout d’abord ce constat en forme d’évidence, formulé par les deux neurologues parisiens : faute de disposer de traitements curatifs des démences, toute mesure susceptible de retarder, même modestement, l’apparition ou l’aggravation du déclin cognitif serait déjà un progrès considérable et se traduirait par une réduction notable de l’incidence des démences. C’est dire l’importance qu’il faut, de manière individuelle et collective, accorder aux mesures concernant la prévention ainsi (sans doute à un moindre degré) qu’au traitement symptomatique.
C’est l’hypertension artérielle, qu’il s’agisse des démences dégénératives ou des AVC. Toutefois, alors que l’efficacité de l’abaissement de la pression artérielle est largement démontrée sur la prévention des AVC, les résultats sont divergents quant à la prévention de la démence. Sur six essais randomisés, quatre n’ont pas mis en évidence d’effet d’un traitement antihypertenseur sur les fonctions cognitives et le risque de démence ; et deux ont constaté un effet préventif. Des méta-analyses montrent d’autre part une diminution du risque de démence allant de 11 à 20% sous traitement antihypertenseur ; mais une seule atteint la signification statistique.
«Globalement, malgré des divergences essentiellement liées à des limitations méthodologiques, les données actuelles vont dans le sens d’un effet préventif de l’abaissement de la pression artérielle sur le risque de démence post-AVC et de démence tardive, qu’il s’agisse de démence vasculaire, de maladie d’Alzheimer, ou de démence mixte, résument les Prs Bousser et Chabriat. L’efficacité du traitement préventif après 80 ans, solidement établi sur le risque d’AVC, ne l’est pas pour le risque de démence, peut-être, au moins en partie, à cause du biais induit par l’efficacité du traitement sur la réduction de la mortalité.»
La situation est encore moins claire pour les autres facteurs de risque. Leur traitement diminue significativement le risque d’AVC, sans pour autant que dans la grande majorité des cas la preuve soit apportée d’une diminution du risque de démence. «Ceci peut être dû soit à l’absence d’étude interventionnelle prenant comme critère d’évaluation le déclin cognitif ou la démence – ce qui est le cas du tabac ou du diabète ; soit que ces études aient été négatives, comme pour les statines, estiment les deux spécialistes. En revanche, des études observationnelles et quelques études d’intervention suggèrent un effet bénéfique sur la cognition de diverses modifications du style de vie, telles que le régime alimentaire méditerranéen ou l’exercice physique.» Rien n’interdit d’imaginer que l’on puisse associer ces deux modifications. Bien au contraire.
Le premier d’entre eux est celui de l’AVC lui-même et de ses complications (incontinence, crises d’épilepsie, confusion mentale, épisodes d’hypoxie et d’hypotension) qui sont toutes significativement corrélées au risque de démence post-AVC. «Bien qu’il n’y ait pas de preuve que cette relation soit causale, il est vraisemblable – mais difficile à prouver – que la prévention et le traitement de ces complications à la phase aiguë diminuent le risque et la sévérité de la démence post-AVC, observent les Prs Chabriat et Bousser. Très peu d’études ont été consacrées à la réhabilitation cognitive des sujets ayant une démence post-AVC, mais des travaux sont en cours avec diverses méthodes cliniques et paracliniques ; comme la stimulation magnétique transcrânienne qui a donné lieu à des résultats préliminaires intéressants, au moins sur le langage et l’apprentissage moteur.» A suivre, donc.
De nombreuses études et méta-analyses ont d’autre part été consacrées à l’effet sur les démences vasculaires des quatre médicaments officiellement utilisés (et à ce titre plus ou moins contestés) dans la maladie d’Alzheimer. Pour les deux neurologues, ces études (détaillées dans plusieurs revues générales) sont très disparates quant au nombre de patients inclus, à la sévérité du déclin cognitif, au type de démence vasculaire, à la durée du suivi et aux critères d’évaluation. «Malgré cette hétérogénéité, il existe globalement une amélioration cognitive, modeste mais certaine, mais sans bénéfice notable sur les échelles fonctionnelles et globales et avec des effets secondaires identiques à ceux observés dans la maladie d’Alzheimer, soulignent-ils. Pour certains, le bénéfice cognitif obtenu dans les démences vasculaires avec les agents cholinergiques est de signification clinique douteuse, et d’autres études sont nécessaires avant de recommander une large utilisation de ces médicaments dans le déclin cognitif vasculaire.» Quand ?
Ils rappellent enfin que de nombreux autres médicaments (comme la nimodipine, le piracétam, la sertraline, la vinpocétine, la cytidine diphosphocholine) et autres traitements non médicamenteux (acupuncture et stimulation cognitive) ont été étudiés dans les démences vasculaires sans pour autant apporter la preuve des bénéfices escomptés.
Une menace : la maladie d’Alzheimer et les démences vasculaires sont toutes deux liées à l’âge, ce qui, compte tenu du vieillissement très rapide de la population, laissent redouter une prochaine épidémie de démence dans les pays industrialisés. Un acquis : l’opposition traditionnelle entre démences dégénératives et vasculaires n’a plus lieu d’être. L’immense majorité des démences est mixte, chaque risque et lésion vasculaire semblant agir en abaissant le seuil auquel les lésions de la maladie d’Alzheimer produiraient un déclin cognitif, puis une démence. Une conséquence pratique majeure : cette intrication entre facteurs vasculaires et dégénératifs impose (en l’absence actuelle de traitement préventif de la maladie d’Alzheimer) de prévenir les accidents vasculaires cérébraux. C’est-à-dire de traiter précocement les facteurs de risque vasculaire (hypertension, cholestérol, tabac, diabète, etc.). Et plus largement (sinon plus simplement) de faire inlassablement la promotion d’un «style de vie sain». Quel que soit l’âge.
Enfin, on ne fera pas l’économie des traitements spécifiques dont l’efficacité est prouvée dans la prévention primaire et secondaire des AVC. La démonstration d’un bénéfice sur la prévention de la démence elle-même requiert que toutes les études de prévention et de traitement des AVC comportent une évaluation cognitive, ce qui a rarement été le cas, sauf pour le traitement antihypertenseur qui, prescrit tôt dans la vie, diminue effectivement le risque de démence ultérieure. Pour les Prs Bousser et Chabriat, les progrès en termes de recherche, de prévention, d’évaluation et de traitement de la démence requièrent une étroite collaboration (qu’ils jugent très insuffisante en France actuellement) entre divers spécialistes : neurologues spécialistes des affections neurodégénératives, neurologues vasculaires, spécialistes en réhabilitation, gériatres, psychiatres, sociologues, spécialistes en santé publique, chercheurs cliniciens et fondamentalistes. On n’oubliera pas ceux qui ont le pouvoir politique. La prévention de l’épidémie de démences est à ce prix.
(Fin)