Améliorer le corps et le psychisme représente, pour l’humanité, une vieille passion. Aussi loin que porte le regard, les hommes créent des outils qui augmentent leur force, prolongent leurs membres, affinent leurs gestes. Depuis longtemps aussi, ils se soumettent à des entraînements physiques ou psychiques, ou encore prennent des substances de toutes sortes pour se sentir mieux, pour explorer d’autres états de conscience : des drogues, des champignons, de l’alcool, etc. Et voilà que, depuis peu, ils vivent en symbiose avec des ordinateurs qui les aident à calculer, décider, enregistrer et même concevoir le monde. Mais surtout, le bouleversement – la rupture historique ? – vient de ce que la symbiose technologique concerne leurs corps eux-mêmes, considérés comme des objets d’expérimentation. Avec le grand projet d’améliorer leurs performances.
C’est à cela que s’intéressait la 12e journée de la Société vaudoise de médecine, qui était pour l’occasion associée aux Jeudis de la Vaudoise. Son titre : «La performance dans tous ses états». La matinée portait sur le dopage sportif, l’après-midi sur le dopage au travail. Mais nombreuses étaient les interventions expliquant qu’il s’agit en fait de deux aspects d’un phénomène de plus grande ampleur. Aucun domaine de la vie n’en reste indemne : on se dope en sport de compétition et en sport amateur, à l’école et à l’université, au travail, dans les pratiques sexuelles, dans quasi toutes les activités interactives.
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Ce qu’est le dopage, cependant, seul le sport s’est donné la peine de le définir. Pour déclarer dopant un produit, expliquait Martial Saugy, spécialiste mondial de la question, il faut que deux des trois critères suivants soient satisfaits : il doit améliorer la performance, le faire au détriment de la santé et se montrer contraire à l’esprit du sport. Voilà pour la théorie. Mais est-il juste de ne pas considérer comme dopants la caféine, les anti-inflammatoires ou le salbutamol (lorsqu’il est prescrit), alors que le cannabis l’est ? Aux critères scientifiques s’ajoutent les politiques, précisait, avec diplomatie, Saugy.
Qu’importe d’ailleurs la définition des produits : le contrôle du dopage a tout d’un cuisant échec. Les raisons ? La mode est d’invoquer l’insuffisance des contrôles, l’hypocrisie du milieu ou la complaisance des médias. Beaucoup de paresse intellectuelle, autrement dit. Pour mener une enquête sérieuse, c’est aux obscurs penchants de la collectivité qu’il s’agit de s’intéresser. Or notre époque a fait de la compétition généralisée, du «vivre plus», de la comparaison performative non seulement ses mots d’ordre, mais plus encore ses idoles. Et pour ses idoles, elle a toutes les tolérances.
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Qu’est-ce que l’homme, se demandait, lors du colloque, le philosophe Jacques Ricot (histoire de remonter aux origines du problème) ? Pour les Grecs, il est celui qui n’a pas de nature assignable. Seule le définit sa liberté. Pour quelle raison, dès lors, l’accroissement artificiel de ses capacités n’en serait-il pas l’expression ?
Certes. Sauf que, à bien des égards, nous vivons dans une époque où l’expression de la liberté se montre de très petite ampleur. Le modèle idéologique dominant – techniciste et utilitariste – porte son influence non seulement sur l’économie, mais sur l’ensemble des domaines où les individus se disent ou se croient libres. Et toute critique de ce modèle se trouve broyée par une machine de production de conformisme d’une puissance inédite.
L’homme contemporain se montre méfiant. Il refuse les grands discours, voire même l’héritage de l’histoire. Or la seule idéologie qui reste quand on a enlevé (en gros) toutes les autres, c’est celle consistant à déléguer l’orientation du monde à la main invisible du marché. Le développement de l’économie devient un principe fondamental de fonctionnement étendant son autorité de la société jusqu’aux individus.
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Le dopage, rappelait le sociologue Franz Schultheis, constitue une forme d’aboutissement de l’individualisme. Il ne s’agit plus seulement d’affronter la nature, ni même les autres. Il s’agit de se dépasser soi-même. L’individualisme compétitif a réussi le tour de force de mettre dans nos esprits l’exigence folle d’aller au-delà de nous-mêmes.
Cette exigence n’est pas celle des Anciens qui était de «devenir soi-même», de s’accomplir et de marquer l’histoire. Elle représente, pour Schultheis, une sous-catégorie d’une idéologie qui s’impose dans tous les domaines de la vie : celle du management. L’individu doit s’appliquer à lui-même les outils gestionnaires développés pour les entreprises : accélérer le rythme de sa vie, augmenter sa mobilité, son autonomie, sa flexibilité, etc. Mais, loin de libérer, ce mouvement managérial accapare. Plus encore, il appauvrit. Pour l’entretenir, chacun est sommé de renoncer à tout ce qui subsiste en lui d’opaque, de déficitaire ou d’inutile.
L’homme est un organisme aux dimensions intriquées, dont l’intériorité échappe à ses propres explications. En considérant sa vie comme un processus à améliorer, une matière première sans identité ni racines, il perd sa spécificité, il ne peut plus s’ancrer dans un système affectif, quelque chose qui le touche, qui le trouble, qui l’augmente en le diminuant, qui le fait exister en sortant de lui-même et de ses propres intérêts, qui est l’inutile et le précieux par excellence.
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La médecine doit-elle prendre le parti de la résistance ? D’un côté, oui : elle considère les personnes dans leurs fragilités et faiblesses, n’exige aucune performance, n’a comme but que de rendre libre. Mais pour autant, elle ne peut ignorer la loi dominante. A l’employé stressé qui souffre de burnout, le médecin essaie d’offrir un retour rapide dans le travail, avec le raisonnement qu’il vaut mieux, pour son épanouissement, qu’il travaille plutôt que de chômer. Mais en même temps, ce faisant, le médecin adapte un individu «normal» qui tombe malade en raison d’un monde du travail «pathologique» à la pathologie de ce monde. Il agit donc à l’envers du bon sens. Idem pour le sport. Lorsque gagner importe plus que tout, n’est-ce pas respecter le sportif que de l’aider en lui fournissant des produits dopants ? Mais que faire lorsque la performance est cherchée au prix de la destruction de soi ? Autrement dit, quand l’individu, adoptant une pratique sacrificielle immémoriale, s’inflige des souffrances, prend des risques et peut-être meurt pour plaire à une instance supérieure (autrefois Dieu, aujourd’hui la célébrité ou la reconnaissance) ? Est-ce la liberté suprême ?
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«La technologie appliquée à l’homme lui-même, affirme l’anthropologue Anders Sandberg, est naturelle. L’amélioration du corps est probablement la prochaine étape de notre évolution». Sartre, de son côté, écrivait : «l’homme est à inventer». Oui, tout cela est vrai. Mais insuffisant. Pour saisir les enjeux du dopage, il faut aussi se rappeler que «l’homme est la seule espèce animale capable de se dresser elle-même», selon la formule de Nietzche (cité, lors du colloque, par Schultheis). Sa propre liberté, il a une fâcheuse propension à l’asservir.
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«L’homme est fondamentalement un être de comparaison», explique l’économiste Daniel Cohen dans Le Monde du 8 septembre. «Il est heureux relativement à la situation des autres et cette course poursuite est vaine, car les autres veulent également vous dépasser». Dans la recherche du bonheur, vanité du dopage. Et, derrière le dopage, de toute une époque ?