La douleur chronique recouvre des aspects très différents et il ne peut donc être question d’un modèle de compréhension unique : les cliniciens impliqués dans la prise en soins des patients qu’on appelle «douloureux chroniques» le savent bien, qui adaptent constamment leurs approches spécifiques. L’abord de la douleur chronique dans ses dimensions psychologiques et sociales sert en priorité des objectifs qui proposent la relation thérapeutique comme cadre d’un décodage de l’explicite de la plainte en favorisant l’expression de l’éprouvé du patient et la sensibilité du thérapeute aux indices et aux sens possibles des symptômes tels qu’ils sont rapportés. La relation thérapeutique va alors permettre le tissage/métissage des savoirs et du sens, en mettant en perspective les convergences et les divergences des représentations du corps, de la douleur et du traitement chez le patient et chez le thérapeute.1
Il apparaît donc comme tout à fait crucial de poser la question de la manière dont le patient appréhende et interprète la douleur, du sens qu’il lui donne et de ses réactions face aux conséquences de cette douleur. Cette perception contribue en effet à donner forme à ce que pourrait/devrait être un objectif de traitement acceptable et qui fasse du sens pour le patient.
Encourager l’exploration et la prise en compte de la façon dont le patient se raconte l’histoire de la douleur sert ainsi de multiples fonctions : elle est une manière de légitimer la plainte corporelle et la détresse dans la mesure où elle permet de répondre au besoin du patient de réduire l’incertitude liée aux symptômes ; elle contribue à identifier la souffrance psychique et à mettre en place un travail multidisciplinaire ; et elle offre la possibilité d’expliquer et de comprendre le monde «tel qu’il était avant» dans la perspective du patient, et ainsi d’encourager la participation de ce dernier à la prise en soins en développant son sentiment de cohérence interne et ses ressources en termes d’ajustement.2
La définition des objectifs et la mise en œuvre des moyens pour y répondre nécessitent donc une adaptation en fonction de la problématique de chaque patient. Il peut s’agir de vaincre les peurs face à la douleur, d’amener des changements de style de vie tels que réintroduire des activités, apprendre à les faire autrement, ou encore de problématiques existentielles plus larges comme d’accepter de ne plus être le même et de réélaborer des buts qui fassent du sens. Diverses techniques sont à disposition, de psychothérapie mais aussi de prise en charge corporelle, dont le choix dépend de la problématique du patient ainsi que de l’évaluation et des options théoriques et cliniques du thérapeute. La relation thérapeutique constitue en ce sens également la pierre angulaire de la prise en charge dans la mesure où elle offre le cadre dans lequel vont pouvoir être négociés des objectifs réalistes et qui font du sens, tant pour le patient que pour le thérapeute.
En intégrant les aspects psychologiques de la douleur chronique dans son approche, le thérapeute indique au patient qu’il s’intéresse aussi bien à son dossier clinique qu’à son récit personnel de l’histoire de la douleur. Il devient alors envisageable de faire front commun contre la déception accablée qui fait fréquemment suite à l’impossibilité de pouvoir faire disparaître la plainte rebelle. C’est là le bénéfice d’un cadre tolérant – aux mises en échec, aux revendications, à la colère… – qui à la fois permette au thérapeute de maintenir l’écoute et qui évite l’intensification de la plainte et le vécu de défiance liés au rejet par le somaticien.3 Et c’est là le rôle aussi d’une écoute contenante et soutenante et d’une réassurance «non banalisante».4 Le recours explicite à l’expérience subjective du patient permet ainsi à la fois l’accès aux représentations et la légitimation de la souffrance, étape essentielle à la coconstruction d’un projet de soins. La somatisation et les comportements douloureux peuvent alors être entendus comme demande de soins et les liens entre douleur et détresse explorés.
Et le thérapeute ? La question se pose de la place du thérapeute dans le suivi des patients qui souffrent de douleurs chroniques. Est-ce une place de savoir ? D’influence ? De spécialiste du corps uniquement, ou aussi de «l’incorporation» du psychisme ? Celle d’un expert des divers procédés dont on attend qu’ils permettent de mieux comprendre et résoudre les problèmes liés à la douleur ? La clinique requiert de lui qu’il accepte de partir à la découverte de ce que chaque histoire a d’unique ; et qu’il mobilise ses capacités d’écoute, et d’empathie, pour faire évoluer sa compréhension de ce qui se joue. Ce sont en effet de ces capacités que vont en grande partie dépendre les ajustements réciproques nécessaires au suivi au long cours des patients souffrant de douleurs rebelles au traitement. La question se pose également de la manière dont la mise en résonance de ses émotions contribue à l’alliance thérapeutique et on soulignera ici que la prise en compte de sa propre mise en résonance dans la relation peut permettre au thérapeute d’ouvrir un espace de travail dans lequel les émotions et la détresse peuvent être partagées plutôt que rejetées ou déniées. Le thérapeute peut alors être en mesure d’identifier les ressources du patient qui pourraient contribuer à promouvoir un traitement ajusté à ces ressources et à éviter le piège d’approches trop réductrices.5