Les maladies cardiovasculaires représentent la première cause de mortalité chez les patients souffrant d’une insuffisance rénale chronique terminale traités par dialyse.1 La mortalité cardiovasculaire est dix à trente fois plus élevée dans cette population que dans la population générale, après ajustement pour l’âge, le sexe, la race et le diabète.1 Malgré les progrès remarquables des techniques de dialyse et les avancements thérapeutiques dans ce domaine, la survie à cinq ans de ces patients ne dépasse pas 36 à 53% selon les régions.2,3 Au sein des causes de mortalité cardiovasculaire, la mort subite, le plus souvent due à des arythmies graves telles qu’une fibrillation ventriculaire, est responsable de 25% des décès. Il s’agit donc de la première cause de mort dans cette population.2,4 C’est pourquoi, la prévention des arythmies et potentiellement de la mort subite, dans cette population, est un véritable défi pour les néphrologues. Plusieurs facteurs favorisent la mort subite chez le patient dialysé. Ce sont l’hypertrophie ventriculaire gauche, l’insuffisance cardiaque, la surcharge volumique, la fibrose myocardique, l’hyperkaliémie, l’hyperphosphatémie, la dispersion de l’intervalle QT, les médicaments prolongeant l’intervalle QT, la dysfonction du système nerveux autonome et les variations électrolytiques et volumiques perdialytiques.5 La prévention de la mort subite, et des arythmies sous-jacentes, passe par la modulation de ces facteurs. Le but de cet article est de discuter quels sont les éléments que le néphrologue peut influencer dans sa prescription de dialyse pour diminuer la fréquence des troubles du rythme cardiaque chez ces patients. Les traitements médicamenteux des arythmies ainsi que la discussion animée sur l’anticoagulation en cas de fibrillation auriculaire dans cette population ne seront par contre pas abordés dans cet article. Pour ces aspects, le lecteur est renvoyé à d’autres sources.6,7
Des arythmies sont fréquemment observées lors d’une séance d’hémodialyse, avec un risque persistant jusqu’à plusieurs heures après la séance.8 Dans la chronologie trihebdomadaire des séances d’hémodialyse, il a été démontré que l’intervalle interdialytique plus long (trois jours), survenant pendant le week-end, expose les patients de manière significative à un risque plus élevé d’arythmies, y compris fatales.9 Durant cet intervalle interdialytique long, la capacité de maintenir l’homéostasie hydro-électrolytique est dépassée, ce qui conduit à un terrain propice aux arythmies. Les comorbidités cardiaques jouent un rôle précipitant important.9 Les arythmies supraventriculaires et les extrasystoles ventriculaires peuvent se produire dans 20 à 88% et dans 76 à 100% des séances d’hémodialyse respectivement.10 La prévalence de la fibrillation auriculaire chez les patients hémodialysés varie entre 4,5 et 27%, selon l’âge, le nombre d’années écoulées en dialyse et les comorbidités.11 Ceci est nettement plus élevé que dans la population générale.11 De même, l’incidence moyenne de cette arythmie est estimée à 2,7% par an dans cette population.11 A l’étage ventriculaire, les arythmies ≥ 3 selon la classification de Lown (tableau 1) ont été rapportées chez 13 à 37% des patients.10 Les patients de cette catégorie sont plus âgés, présentent une cardiopathie ischémique, une hypertension artérielle, une histoire d’infarctus myocardique ou encore sont porteurs d’un pontage aorto-coronarien.10 D’autres comorbidités y sont souvent associées comme une hypertrophie ventriculaire ou une neuropathie autonome.12 Du point de vue biologique, la CRP et la créatinine sont significativement plus élevées.10 Le tableau 2 résume les multiples facteurs prédisposant aux arythmies. Finalement, l’arythmie ventriculaire complexe (Lown ≥ 3) per se a été identifiée comme facteur indépendamment associé à la mortalité à cinq ans.10
La littérature décrit plusieurs facteurs dans la prescription de dialyse, notamment dans la composition du dialysat, mais aussi dans la technique de dialyse, qui peuvent être modulés pour diminuer la fréquence des arythmies.
Durant la séance d’hémodialyse, l’élimination de potassium (K+) est majoritairement consécutive à un mécanisme de diffusion, c’est-à-dire à un transfert du plasma au dialysat à travers la membrane de dialyse, via un gradient de concentration. Une proportion mineure (15%) du potassium est éliminée par un mécanisme de convection, c’est-à-dire un transfert à travers la membrane de dialyse, via un gradient de pression.12 Chez les patients sans fonction rénale, l’hyperkaliémie prédialytique est en grande partie due à l’accumulation interdialytique du potassium provenant de l’alimentation (fruits, légumes). De plus, l’acidose métabolique associée à l’insuffisance rénale sévère et l’inhibition de la pompe Na/K-ATPase induite par les produits azotés accumulés entraînent un passage de K+ du compartiment intra vers le compartiment extracellulaire.12 Parmi les complications les plus graves de l’hyperkaliémie, on trouve les arythmies potentiellement fatales. L’élimination rapide de potassium durant l’hémodialyse, induite par un important gradient de concentration transmembranaire, est un facteur surajouté favorisant l’apparition de troubles du rythme pendant ou juste après la séance d’hémodialyse.12 De plus, la correction rapide de l’acidose durant les premières minutes de dialyse, liée au transfert de bicarbonate du dialysat au plasma, peut également contribuer à la survenue des arythmies par retour du potassium du compartiment extra vers le compartiment intracellulaire.12 Ces deux mécanismes vont de concert altérer la diffusion de potassium à travers la membrane cardiomyocytaire et modifier l’équilibre intra/extracellulaire du potassium.12 Ceci conduit à une modification du potentiel d’action électrique des cellules excitables comme les cardiomyocytes, les cellules musculaires et les neurones. Au plan électrocardiographique, cet effet se traduit par un prolongement de l’intervalle QT ou de sa dispersion (QTd), ainsi qu’une variation de l’onde T.8 Bien entendu, la normalisation de l’hyperkaliémie reste une cible incontournable de la dialyse classique, mais les variations brusques de la kaliémie pendant les séances d’hémodialyse peuvent avoir des conséquences délétères également. Ainsi, l’hyperkaliémie prédialytique devrait être limitée car une variation perdialytique rapide, voire trop importante, de la kaliémie peut être dangereuse. A noter que la kaliémie postdialytique suit un effet de rebond dix fois plus important que celui de l’urée, ce qui contribue aussi aux arythmies observées pendant plusieurs heures après la séance.8
Historiquement, dans les années 60, l’acétate de sodium a été utilisé comme base tampon dans le dialysat, évitant ainsi les précipitations de carbonates de calcium et de magnésium, observées avec le bicarbonate utilisé aussi dans la période initiale historique de l’hémodialyse. Mais l’acétate entraînait des signes marqués d’intolérance, en particulier une instabilité hémodynamique, une dépression myocardique, des vomissements, des crampes et une fatigue excessive après la dialyse. Ces effets indésirables ont été attribués à la stimulation de la production de monoxyde d’azote (NO), qui est un puissant vasodilatateur, par l’acétate via l’AMP (adénosine monophosphate) cyclique (AMPc) et le TNF-α.13 Une toxicité cardiomyocytaire du NO par raccourcissement de la phase de repolarisation a été évoquée par Grandi E. et coll.14 Parfois, les patients présentaient un collapsus ou une hypotension perdialytique symptomatique, voire des arythmies, qui nécessitaient une réduction du débit de la pompe à sang, voire l’arrêt de la séance de dialyse. Depuis le travail pionnier de Mion et coll. en 1964,15 et plus généralement à partir des années 80, le bicarbonate de sodium (NaHCO3) a été réintroduit comme substance tampon dans les bains de dialyse ayant pour effet d’améliorer considérablement la tolérance des patients au traitement. Pour éviter les précipitations de carbonates de calcium et magnésium, le concentré a été séparé en deux fractions distinctes : la fraction dite «acide» contenant les sels de calcium, magnésium, sodium, et potassium et initialement de l’acide acétique, plus récemment de l’acide chlorhydrique, et la fraction dite «bicarbonate» contenant le bicarbonate avec ou sans chlorure de sodium. Plus tard, la fraction bicarbonate en concentré a été remplacée par du NaHCO3 en poudre. Une évolution similaire a été observée pour la fraction acide. Cependant, l’hémodialyse conventionnelle au bicarbonate n’est pas une dialyse rigoureusement sans acétate, parce que 3 à 7 mEq/l d’acide acétique sont habituellement ajoutés au dialysat afin d’éviter la précipitation des bicarbonates. Au plan clinique, le remplacement de l’acétate par le bicarbonate (avec proportion moindre d’acétate) dans le bain de dialyse a permis d’améliorer l’instabilité hémodynamique observée avec l’acétate.
Le concept d’hémodialyse sans acétate évolue déjà depuis 1989.16 La biofiltration sans acétate, appelée par les Anglo-Saxons acetate-free biofiltration (AFB), illustrée dans la figure 1, est une technique particulière d’hémodiafiltration à bas débit, sans tampon dans le dialysat, mais avec une perfusion de bicarbonate (145 ou 167 mmol/l) introduite en aval du filtre de dialyse (en mode «post-dilution»).17 La disparition de l’acétate, permise par l’AFB, apporte de multiples bénéfices de nature hémodynamique, métabolique, ainsi qu’une amélioration de la qualité de vie. De plus, l’AFB peut être effectuée sans précaution ni contre-indication particulières. L’amélioration de la stabilité hémodynamique résulte d’une production moindre de cytokines, d’une vasodilatation moins marquée et d’une action inotrope négative diminuée.17 La reperfusion de NaHCO3 en aval du filtre aide au remplissage des vaisseaux. La température du liquide dans la ligne veineuse est diminuée en raison de la perfusion de NaHCO3 à température ambiante.17 Ainsi, au total, la probabilité d’une hypotension perdialytique avec AFB a été estimée à 60% inférieure à celle observée lors d’une hémodialyse conventionnelle au bicarbonate.17 Les avantages de l’AFB semblent plus évidents chez les patients à risque, par exemple les patients âgés, diabétiques ou ceux ayant une dysfonction du système nerveux autonome, cardiaque ou hépatique.17 L’absence rigoureuse d’acétate dans le bain de dialyse permet, chez les patients diabétiques et âgés, de diminuer l’instabilité hémodynamique, ainsi que de réduire significativement l’incidence des symptômes intra et interdialytiques, cités dans le tableau 3. Schrander-vd Meer et coll.20 rapportent également une diminution de l’hypertrophie ventriculaire gauche. Par ailleurs, il a été décrit que la dialyse sans acétate, contenant du citrate, améliore le profil acido-basique, le status nutritionnel et l’anémie chez des patients prédisposés (bicarbonate plasmatique (HCO3-) < 20 mmol/l, hémoglobine (Hb) < 100 g/l et albumine < 38 g/l).21 Finalement, l’élimination de l’acétate permet d’améliorer le profil lipidique des patients et secondairement le risque cardiovasculaire.22
La biofiltration sans acétate avec profil de potassium variable dans le dialysat (AFB with Potassium Profiled Dialysate (AFBK)) est une extension naturelle de l’AFB, visant spécifiquement une diminution des arythmies cardiaques. Par rapport à la méthode AFB, un mécanisme de diminution progressive de la concentration de potassium dans le dialysat est ajouté (figure 2). Cette procédure permet d’éviter une chute trop rapide de la kaliémie plasmatique, tout en réussissant à obtenir le même taux de K+ à la fin de la séance.23 Cette particularité induit une diminution de la sévérité et du nombre des extrasystoles ventriculaires, de l’intervalle QT et de la dispersion du QT, confirmée par plusieurs petites études résumées dans le tableau 4. Selon Muñoz et coll., ce sont les patients avec des comorbidités sévères, connus ou à risque d’arythmies, qui bénéficieraient le plus de cette technique d’épuration extrarénale.17 Cependant, l’évidence actuelle est faible car les études pilotes à disposition ont étudié de petits collectifs de patients et sur une courte durée (quelques séances d’hémodialyse, le plus souvent en crossover). De plus, les critères de jugement utilisés sont purement électro-cardiographiques et non cliniques, comme par exemple la mort subite. Bien que le rationnel scientifique soutienne ce type d’intervention technique, il faut attendre la mise en place d’essais randomisés contrôlés avant d’affirmer si cette technique peut s’imposer comme une référence pour les patients dialysés, en particulier ceux à risque d’arythmies graves. Mais d’autre part, il est important de souligner que l’utilisation de l’AFBK par rapport à l’AFB n’est pas associée à une charge de travail supplémentaire de la part des infirmières ni des néphrologues et qu’il n’y a pas d’effets secondaires imputés à cette technique.23 C’est pourquoi, la communauté néphrologique devrait sans doute réfléchir à un grand essai multicentrique randomisé testant l’impact de cette technique sur la survenue d’événements arythmiques en dialyse.
Le calcium (Ca2+) joue un rôle important dans la régulation de la contraction myocardique et vasculaire. Les valeurs de calcémie per et postdialytiques dépendent directement de la concentration en calcium dans le dialysat. La variation de la calcémie influence la durée de l’intervalle QT,12 ce qui constitue un facteur pro-arythmogène. Il a été décrit par Näppi et coll.27 que la diminution de la calcémie avec l’utilisation d’une concentration en calcium dans le dialysat de 1,25 mmol/l peut contribuer à l’apparition de troubles du rythme ventriculaire. Une réflexion s’impose donc sur l’utilisation des dialysats dont la concentration en calcium fait augmenter la calcémie plasmatique jusqu’aux limites supérieures de la norme (dialysats avec concentration en calcium à 1,5 et 1,75 mmol/l), en particulier chez les patients à haut risque d’arythmies. Bien entendu, cette approche doit tenir compte de la charge calcique surajoutée au patient, pouvant se traduire en théorie par des calcifications vasculaires. Une autre approche pourrait être proposée avec un profil de Ca2+ dans le dialysat, permettant une meilleure stabilité hémodynamique,28 mais la comparaison avec l’AFBK nécessite des études comparatives.
La prise excessive de poids interdialytique est un problème courant surtout chez les patients anuriques et/ou non adhérents à la restriction sodée et hydrique. L’ultrafiltration pendant la séance d’hémodialyse est équivalente à la soustraction liquidienne, en litres, nécessaire à atteindre le poids sec à la fin de la dialyse. Plus le volume d’ultrafiltration est haut, plus la probabilité de symptômes tels qu’un malaise ou des crampes est élevée. De plus, une ultrafiltration élevée semble exacerber le risque de mort subite. Jadoul et coll.29 ont démontré qu’un volume d’ultrafiltration qui dépasse 5,7% du poids postdialytique augmente le risque de mort subite d’environ 15%. Une ultrafiltration trop rapide (définie par un taux > 10 ml/kg/h) prédispose aux hypotensions symptomatiques et est associée à une mortalité augmentée de 9% à long terme.30 Ceci incite donc à appliquer des stratégies préventives afin de diminuer les prises de poids interdialytiques, notamment la restriction hydrosodée.31 De plus, il faut préserver le plus longtemps possible la diurèse résiduelle, en évitant les agents néphrotoxiques (par exemple, les médicaments tels que les anti-inflammatoires non stéroïdiens, les aminoglycosides ou les produits de contraste iodés) afin de limiter au final les prises de poids interdialytiques.
Les arythmies cardiaques sont fréquentes chez les patients hémodialysés, et peuvent conduire à une mort subite, responsable d’un quart des décès des patients dialysés. La modification de plusieurs facteurs dans la composition du dialysat, ou dans la technique de dialyse, connus pour favoriser les arythmies, peut diminuer la fréquence de celles-ci et potentiellement réduire l’incidence des morts subites dans cette population. L’AFBK, qui associe une dialyse sans acétate avec une perfusion de bicarbonate et une modulation du profil de la kaliémie, est une technique prometteuse dans des études pilotes pour réduire la fréquence des arythmies. Elle est bien tolérée et relativement facile à mettre en place sans surcharge de travail. Des études interventionnelles à plus large échelle, multicentriques, dans des populations diverses, devraient être réalisées, afin d’évaluer cette technique de façon plus robuste et surtout son impact sur la morbidité et la mortalité cardiovasculaires en dialyse.
> La connaissance des principaux facteurs qui modulent l’incidence des arythmies chez les patients dialysés permet de mieux comprendre les troubles du rythme dans cette population
> La modification des concentrations des électrolytes, notamment du K+ et du Ca2+ en per et en postdialyse, semble être responsable d’une bonne partie des troubles du rythme chez les patients hémodialysés. Le fait d’obtenir un meilleur équilibre extra/intracellulaire de ces électrolytes pourrait prévenir les arythmies, voire la mort subite dans cette population
> De nouvelles méthodes d’hémodialyse, telles que l’AFBK, permettent d’éviter la présence d’acétate dans le dialysat (qui peut provoquer une instabilité hémodynamique) et dans le même temps, une baisse trop brusque de la kaliémie. Des études pilotes avec cette technique démontrent une diminution de la sévérité et du nombre d’extrasystoles ventriculaires
> La prise excessive de poids interdialytique dépassant 5,7% du poids postdialytique augmente le risque de mort subite en raison de l’ultrafiltration importante appliquée pendant la séance. Une limitation de cette prise de poids interdialytique est donc cruciale dans cette approche