Le 8 mars était la journée internationale de la femme. Le thème de cette année «Autonomisation des femmes – Autonomisation de l’humanité : Imaginez !» m’avait interpellé car, par un vieux reflexe, je réagis quand un accent fort est mis sur l’autonomie. Je crains que cela puisse cacher un manque de responsabilité ou signifier l’abandon d’un idéal de solidarité. Je m’en suis souvenu l’autre jour : une dame dans la quarantaine commença à pleurer dès le moment où je lui serrai la main dans la salle d’attente. Voici son histoire, tragique et malheureusement banale. Elle m’avait été adressée par un confrère, alerté par la répétition de plaintes inquiétantes concernant son mari violent, alcoolique et au chômage. La femme affirmait qu’il la frappait souvent ainsi que ses deux filles, de 7 et 13 ans. Je savais qu’elle venait de divorcer – après un calvaire d’hésitations, de revirements, de plaintes déposées et aussitôt retirées.
Elle me paraît d’emblée traversée, dans sa chair, par une horrible sensation de vide, de non-existence. Elle peine à en parler, mue comme elle l’est par la colère et le désespoir ; son corps, sa mimique exposent toute sa douleur. Je me sens concerné par la violence domestique et pris aux tripes par son récit. Puis de manière inattendue, presque en se ressaisissant, elle me lance qu’elle a divorcé parce que son médecin traitant le lui a fortement conseillé.
Ce n’est pas la première fois que je rencontre des situations analogues. Il est évident qu’une femme qui va voir régulièrement son médecin pour un état dépressif en se plaignant de violences conjugales – et qui accable son soignant par ses atermoiements – peut recevoir des tels encouragements.
Il y a chez cette femme quelque chose de profondément désarçonnant. Elle est victime et mise, par la violence, dans une condition de perte d’autonomie. Mais, en attribuant la responsabilité du divorce au médecin – responsabilité que celui-ci ne peut de toute façon avoir – elle renonce en quelque sorte à assumer, en son propre nom, la responsabilité de se protéger elle et ses enfants. Au fil de la conversation, je commence à craindre que son style éducatif soit négligent : comme mère, elle ne semble pas en mesure de procurer aux enfants une base sécurisante, nécessaire à leur bon développement. Victime, certes, elle demeure distante dans son récit, semble ignorer les besoins de ses filles et s’intéresser très peu à ce que celles-ci vivent. Le mouvement de compassion que j’éprouve à son égard demeure, mais j’en viens néanmoins à penser que les filles, amenées – par les deux parents – à se considérer comme les responsables du divorce, risquent fort de vivre un sentiment de culpabilité, de honte et de perte d’estime de soi.
Ma patiente s’est accrochée, pour exister, à la relation orageuse avec son mari. Elle s’est sentie perdue dans sa vie et dans sa santé psychique le jour où elle l’a quitté. Elle peine à prendre soin de ses filles, ou simplement à les penser. En pareilles situations, je peux comprendre que l’on ait envie d’encourager le divorce, pour autant que l’on ne néglige pas de penser aux enfants.
Ce n’est pas le divorce qui rend une femme autonome, mais la décision – ardue – de prendre ses responsabilités à l’égard de soi et de ses enfants ; de se protéger et de les protéger. Car les protéger, et aider les mères en ce sens, peut vraiment nous faire avancer sur la voie d’autonomiser l’humanité. L’autonomie ne peut être disjointe de la solidarité, sous peine d’abandon des plus faibles.
Dans cette démarche, les médecins de famille ont pour tâche d’apporter une contribution au respect du droit des femmes, quotidiennement, au fil de leur labeur, en rappelant la responsabilité parentale de chacun, en signalant le cas échéant la violence et la négligence aux autorités. C’est aussi une voie pour soigner l’humanité de celles et ceux qui se confient à nous.