Parler de la fin (plus ou moins) médicalisée de la vie humaine, c’est d’abord jouer avec des mots. Jouer pour ne pas avoir peur. Jouer pour ne pas s’avouer la vérité – ce qui n’est guère éloigné. A l’heure où nous écrivons ces lignes, tout cela redevient d’actualité en France. Les tribunes et les débats suscités par une nouvelle proposition de loi sur la fin de vie le démontrent à l’envi. Cela est toujours vrai alors que nous ne sommes plus, en 2015, dans la version «guerre froide» du vieux conflit : libre pensée contre catholiques pratiquants – quand les croisés du «droit de mourir dans la dignité» attaquaient, sabres médiatiques au clair, les capucins des soins palliatifs.
Trente ans et des milliards de mots plus tard, l’affaire s’est compliquée. Reste l’essentiel ; ceux qui, de près ou de loin, croient au ciel contre ceux qui n’y croient pas. En ce mois de mars de l’année 2015, l’affaire a repris corps et l’on redécouvre, peu avant les jonquilles, que les invariants sont bien là. Pour l’essentiel, sous un nom qui n’a jamais, en France, été à ce point politique : celui de sédation.1
Jouer avec les mots concerne ici au premier chef deux nobles institutions : l’Académie nationale française de médecine d’une part et, de l’autre, le Conseil national français de l’Ordre des médecins. Il y a deux ans, la première sermonnait la seconde sur le thème de la fin de vie et de la sédation terminale. Il y a deux mois, l’Ordre réagissait avec virulence en faisant, à sa façon, une distinction entre euthanasie et sédation. C’était là une forme de prélude médical à un (nouveau) débat politique national, pimenté de reportages sur les conditions du suicide (plus ou moins) assisté en Suisse.
Manier le sens des mots, donc : la «fin de la vie» n’est pas l’«arrêt de la vie». Début 2013, l’Académie de médecine tançait l’Ordre, en toute confraternité. On parlait alors, déjà, de sédation terminale et d’injection létale. De compassion et d’assassinat. L’Académie se disait «préoccupée d’observer un glissement sémantique» qui créait une confusion regrettable sur un sujet aussi sensible. «Le but de la sédation n’est plus seulement de soulager et d’accompagner le patient, parvenu au terme de sa vie, plaçant le médecin dans son rôle d’accompagnement, conforme à l’humanisme médical, quand bien même cette sédation puissante précipiterait sa fin, soulignait l’Académie. Dès lors que l’on parle de sédation terminale, le but n’est plus de soulager et d’accompagner le patient, mais de lui donner la mort.»
La puissance de la sédation devait ainsi être distinguée de sa visée. Et l’Académie nationale de médecine de citer la presse-symptôme : «le pas a été vite franchi par les médias, puisque les journaux ont parlé aussitôt de l’aide à mourir (Le Monde du 14 février 2013) et du virage des médecins (La Croix du 15 février 2013). Soit, en d’autres termes, un pas vers l’euthanasie.» L’Académie rappelait alors solennellement sa position : faire précisément la part entre «fin de vie» et «arrêt de vie». Et souligner que le terme «fin de vie» lui-même recouvre des situations bien distinctes. Pour l’Académie nationale de médecine, l’arrêt de vie (aide à mourir en réponse à une demande volontaire à mourir, alors que la vie en elle-même n’est ni irrémédiablement parvenue à son terme, ni immédiatement menacée), ne peut être assimilé à un acte médical. Et ne pourra jamais l’être.
On ne joue pas sans danger avec la langue française quand il s’agit de personnes qui, bientôt, ne parleront plus. Au-delà de l’aspect sémantique, l’Académie de médecine invitait ses confrères de l’Ordre «à la rigueur dans l’emploi des mots et des formules, tout écart en ce domaine étant susceptible d’interprétations tendancieuses, au risque de dénaturer les termes d’une loi toujours en vigueur et qu’elle entend défendre». Et elle ajoutait, pour bien se faire comprendre : «une sédation importante peut certes accélérer la fin de vie, mais la sédation terminale ne paraît pas être un terme approprié, car il sous-entend que le but recherché n’est pas le soulagement des douleurs mais la mort du malade». Et, Dieu ou pas, le médecin sait si le sous-entendu peut, ici, être source de malentendu.
D’une part, la «fin de vie» intervient par le fait d’une maladie au stade ultime de son évolution, éventuellement après arrêt de tout traitement dans le refus de tout acharnement thérapeutique. Elle intervient aussi au terme du processus naturel du vieillissement chez des personnes demeurées autonomes ou devenues dépendantes physiquement ou par déficit cognitif. D’autre part, l’«arrêt de vie» fait suite à une demande volontaire à mourir alors que la vie n’est ni irrémédiablement parvenue à son terme ni immédiatement menacée.
Et pour en finir dans cet exercice de points mis sur les «i» : «le qualificatif "terminal" appliqué à la sédation profonde fait apparaître que son but premier n’est pas de soulager et d’accompagner le patient, mais de lui donner la mort. Quand bien même il s’agirait "seulement" d’une aide au suicide, il s’agit d’une euthanasie active. Il n’est pas dans la mission du médecin de donner la mort. Aucun médecin ne saurait par la loi se voir contraint de transgresser ce principe.»
Il y a quelques jours, à la veille du débat parlementaire, le Conseil national de l’Ordre répondait à l’Académie par le truchement d’un entretien de son président (le Dr Patrick Bouet) au quotidien catholique La Croix. Pour l’Ordre, légaliser un droit à la sédation en phase terminale n’est nullement donner droit à une euthanasie déguisée. «S’il y avait une ambiguïté sur l’aide à mourir, le Conseil de l’Ordre ne l’aurait pas soutenu car l’euthanasie et le suicide médicalement assisté sont contraires à l’éthique médicale, expliquait le Dr Bouet. En tant que médecins, nous avons un contrat de vie avec le patient qui, au premier regard, doit être convaincu qu’il a devant lui un professionnel qui fera tout pour le soigner et qu’il ne souffre pas.»
Selon l’Ordre des médecins français, le texte actuellement proposé au Parlement améliorerait la loi en vigueur (celle du 22 avril 2005 sur les droits des malades et la fin de vie), tout en respectant ses fondements (refus de l’euthanasie et de l’obstination déraisonnable). Et, pour lui, les dispositions concernant la sédation profonde en phase terminale ne sauraient être perçues comme une «euthanasie déguisée».
L’Académie nationale de médecine vient pourtant de revenir à la charge. Dans un texte signé des Drs Denys Pellerin et Jean-Noël Fiessinger, elle redit son soutien plein et entier à la loi de 2005 et condamne l’article 3 de la nouvelle proposition de loi : «l’assurance d’une mort apaisée du fait d’un droit des personnes à une sédation en phase terminale». Elle redit son inquiétude «sur les conséquences que pourrait avoir une interprétation erronée, abusive ou tendancieuse, du terme sédation». «Dès lors que la distinction entre les deux situations, fin de vie et arrêt de vie, n’est pas précisée, toute disposition législative contraignante ouvre la voie à des dérives abusives voire condamnables» prévient-elle.
Tous les médecins français ne se retrouvent pas dans cette opposition entre leur Ordre et leur Académie. Ainsi, le Pr Jean-Louis Touraine, par ailleurs député socialiste du Rhône, mène une fronde contre ce qu’il nomme une hypocrisie. «La sédation profonde et terminale est faite pour aider à mourir, disons le clairement. En second lieu, nous estimons que c’est au patient de décider, et non pas à l’équipe médicale» vient-il de déclarer au quotidien Libération. Autoriser la sédation profonde à condition qu’elle ne soit pas à visée euthanasique ? «Ce n’est pas viable, répond le député Touraine à Libération. Des aides à mourir, cela se pratique. Plus de deux mille ont lieu clandestinement chaque année en France. Pourquoi en détourner les yeux ? Tôt ou tard, on y viendra.» Le plus tôt est-il le mieux ? Détourner ou ne pas détourner les yeux ? C’est toute la question.