Cette confrontation peut évidemment être représentée d’une manière grandiose jusqu’à mettre en scène, pourquoi pas, des combats sans exclusion de corps entre anges et démons. Autrement dit, une confrontation sans merci entre le Bien et le Mal. Comme on peut s’éloigner de visions trop fantasmagoriques et allusives en se demandant tout simplement si l’homme primitif, l’homme des cavernes, ne pouvait pas se trouver tous les jours face à une problématique identique. Le fait, en somme, de devoir se soumettre à des alternances entre des perceptions alléchantes et des perceptions franchement désagréables. «Vers lesquelles faut-il se tourner ?», aurait sans doute dû se demander l’homme primitif aussi.
Mais en tant que médecins, nous sommes hélas obligés de nous questionner sur des nuances incontournables, par rapport soit à ce que peut ressentir un patient, soit à ce que nous-mêmes pouvons ressentir. Par exemple, doit-on s’acharner d’emblée sur un vécu douloureux du malade en essayant au plus vite de l’éliminer ? Ou devrions-nous encourager ce même patient à quelque peu «dialoguer» avec sa souffrance au lieu de la «démoniser» jusqu’à penser qu’elle serait quelque chose d’inhumain, de purement destructeur ?
Faisons une allusion au domaine de la psychiatrie où, devant poser un diagnostic de trouble bipolaire, le psychiatre se bornerait à ne prendre en considération que des facteurs saisonniers et familiaux, en escamotant par là un vécu non impossible de la part du patient qui le traînerait tantôt du côté de l’euphorie, tantôt du côté de la dysphorie. Ce qui pourrait signifier être basculé presque sans préavis entre un renforcement de son Moi et une sorte d’effondrement de ce même Moi.
En voyant les choses sous un aspect d’ordre plutôt neurologique, des perceptions périphériques soit franchement algiques, soit franchement hédoniques finissent par être acheminées vers le cerveau par les mêmes fibres nerveuses ayant peut-être des différences de vitesse de conduction.
Est-ce que, par contre, la douleur pourrait représenter une sorte de proto-sensation à travers laquelle le soma manifesterait sa présence indiscutable, tandis que ce qu’on appelle plaisir ne serait qu’un sous-produit sensoriel nanti de plusieurs explications ? Explications allant justement de la maîtrise de la douleur jusqu’au fait qu’elle porterait en soi le caractère de l’anonymat alors que le plaisir deviendrait une source de personnalisation. A son tour, cet effet personnalisant du plaisir pourrait faire risquer un isolement individualiste, voire égocentrique, alors que la douleur, comme on le sait, tend à induire de la solidarité et de la compréhension mutuelle.
… la douleur jusqu’au fait qu’elle porterait en soi le caractère de l’anonymat alors que le plaisir deviendrait une source de personnalisation …
De plus, la douleur semble susceptible de pouvoir durer davantage que le plaisir, et susceptible aussi d’être répétée car peut-être inscrite davantage que le plaisir dans la mémoire corporelle. D’autant plus que même lors d’événements à fixer dans sa mémoire comme fondamentalement joyeux, il est possible que des surprises plutôt désagréables «infiltrées» dans le bonheur du moment finissent par se fixer dans l’ensemble des souvenirs comme davantage marquantes que le souvenir présumé de type positif.
Plus encore, la douleur assume le plus souvent une forme ou une autre de localisation dans le corps, mis à part ce qu’on appelle une douleur morale, plus difficilement objectivable d’ailleurs, tandis que le plaisir est non seulement davantage fugace, mais plus difficile à être justement localisé dans une zone précise du corps. L’apex du plaisir représenté par l’orgasme, non seulement se caractérise par une rapidité d’apparition et de disparition étonnantes, mais est à la fois dans le corps partout et nulle part.
En outre, il y a des souffrances particulières, telle la douleur implicite dans une performance sportive ou celle implicite dans une vocation mystique ou encore dans des intentions d’expiation ou de solidarité humaine, qui pèsent davantage sur la vie de quelqu’un que des plaisirs de pacotille.
A la rigueur, dans un couple donné, une souffrance commune pourrait se révéler comme un élément de renforcement du lien, alors que le plaisir pourrait représenter une menace pour le lien, dans le sens que le moment venu un membre du couple en question se trouverait devant l’énigme de pouvoir se rendre compte de qui des deux aurait davantage de plaisir que l’autre. Un cas de figure est constitué à cet égard par l’orgasme simultané, devenant à la fois une performance et une forme de garantie de jouissance commune, mais devenant de plus en plus aléatoire et finissant par imposer la perplexité : qui est coupable de sa disparition.
Pour compléter un tant soit peu une vision d’ensemble de ce genre de problématique, on peut se poser la question de savoir s’il y aurait une forme de suprématie du plaisir par rapport à la douleur lorsqu’on est en proie au sommeil ou lorsqu’on est sous l’emprise d’une pleine conscience.