L’heure est grave, les éléments convergent, les généticiens eux-mêmes sont inquiets. La nouvelle nous vient de Chine. Elle couvait depuis des mois, à l’ombre des cornues, mais elle est cette fois officielle. Plus qu’une publication, c’est une fracture symbolique.
Résumons. Des biologistes chinois ont réalisé une première qui vient d’être publiée dans la revue Protein & Cell en date du 18 avril.1 Il s’agit, en substance, d’une entreprise bien particulière de modification du génome humain. Elle visait à tester l’efficacité d’une nouvelle méthode d’édition de l’ADN afin de corriger un gène responsable de bêta-thalassémie. Mais le simple fait que cette expérience ait été réalisée montre la voie sur laquelle s’engagent des généticiens débarrassés du poids de l’éthique occidentale. Elle a été menée sur 86 embryons conçus par fécondation in vitro (hors «projet parental» et a priori non viables) – 15 de ces 86 embryons «n’ont pas survécu au traitement». Et sur les 71 restants, seuls 4 ont pu «bénéficier» d’une «correction» génétique. Ce travail a été mené par une équipe dirigée par Junjiu Huang (Université Sun Yat-sen, Canton). A l’évidence, ce n’est pas une performance technique. En revanche, c’est bel et bien une fracture symbolique d’une portée que l’on peut tenir pour considérable.
Ce travail est la dernière application en date de la technique dite «CRISPR-Cas9». Un acronyme à retenir : le CRISPR (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats) constitue, de l’avis même des généticiens, l’une des plus importantes révolutions technologiques de la biologie moléculaire de ces quarante dernières années. Là encore il faut résumer : il s’agit de programmer une endonucléase bactérienne (la Cas9) avec des ARN non codants pour assurer des clivages spécifiques sur les sites désirés du génome. Grâce à ce nouvel outil, il devient possible de cibler n’importe quel gène pour l’éteindre, l’allumer, le corriger, l’ôter, l’améliorer… Cela devient presque un «jeu d’enfant». Mais de quels enfants parle-t-on ici ? Le champ des possibles s’ouvre plus largement que jamais. Mais quels possibles veut-on ?
Comme il y a quarante ans avec les débuts du «génie génétique», c’est bel et bien une technique qui soulève toutes les craintes. Hier les «manipulations génétiques». Aujourd’hui le «CRISPR-Cas9», efficace, simple, redoutable.
L’urgence n’est plus aux inquiétudes (plus ou moins futuristes) concernant la sélection des humains à naître sur la base des critères génétiques. Avec Protein & Cell, elle est dans la découverte des premières preuves concrètes de la manipulation génétique du patrimoine héréditaire de l’espèce humaine. Il ne s’agit certes pas encore d’une tentative d’amélioration de l’humain. Il s’agit pour l’heure de mimer la prévention du développement d’une pathologie à l’échelon génétique. Non pas une correction (comme dans la thérapie génique), mais bien une action en amont, à l’échelon pré-embryonnaire des cellules sexuelles. Non plus un «diagnostic génétique préimplantatoire» (pour effectuer un tri embryonnaire) mais une action loin en amont pour assurer l’éradication d’une pathologie dans une descendance.
«Cette expérience, qui touche au patrimoine héréditaire de l’espèce humaine contrevient à la convention d’Oviedo, ratifiée par la France et vingt-huit autres pays européens en 2011, observait il y a quelques jours, dans Le Monde, notre confrère Hervé Morin. Elle concrétise les craintes exprimées ces dernières semaines par une partie de la communauté de la recherche en génie génétique. Après la publication par le journal du Massachusetts Institute of Technology (MIT) d’une enquête très fouillée montrant des débuts de manipulation génétique des cellules sexuelles2 (y compris aux Etats-Unis), des chercheurs américains avaient publié dans les revues Nature et Science les 12 et 19 mars des mises en garde envers les tentatives de modifier ces cellules germinales : elles auraient pour effet de modifier l’hérédité humaine, et non plus, comme les thérapies géniques classiques, une partie seulement des cellules défaillantes d’un individu.»
Aux Etats-Unis, les Nobels de médecine, devenus vieux, tergiversent. Dans la communauté génétique, des voix, plus jeunes, émergent pour réclamer l’organisation d’une nouvelle «Conférence d’Asilomar». Cette réunion (de 130 généticiens à huis clos) avait été organisée en 1975 par Paul Berg (futur prix Nobel de chimie en 1980). Elle appelait à un moratoire sur les «manipulations génétiques» afin d’éviter que les premières «bactéries génétiquement modifiées» puissent se disperser dans l’environnement et menacer l’espèce humaine.
En juin 2014, la Française Emmanuelle Charpentier, jeune co-inventrice de l’outil CRISPR-Cas9 (et sans doute à ce titre future nobélisable), estimait que «cette technique fonctionne si bien et rencontre un tel succès qu’il serait important d’évaluer les aspects éthiques de son utilisation». «Cet article soulève des grandes interrogations scientifiques et éthiques puisqu’il traite de la possibilité de manipuler le génome humain à partir de l’embryon et ceci d’une manière qui permettrait la transmission de cette modification à la descendance» a pour sa part déclaré au Figaro Anne Galy, directrice de l’unité Inserm 951 au Généthon d’Evry. Le quotidien précise que la publication chinoise avait initialement été refusée par Nature et Science («apparemment pour des raisons éthiques») avant d’être finalement acceptée, le 1er avril, par Protein & Cell qui l’a publiée moins de trois semaines plus tard.
Reprendre le chemin d’Asilomar ? Tout le monde n’est pas partant. Ainsi, en France, le Pr Patrick Gaudray, membre du Comité national d’éthique, dont il préside la «section technique» (depuis 2009). Il est aussi ancien directeur scientifique adjoint au CNRS (Département des sciences de la vie), et ancien président du conseil scientifique des Conférences Jacques Monod du CNRS. Il est aujourd’hui conseiller scientifique de l’Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie (IHEST) et membre du «Comité éthique et cancer» de la Ligue nationale française contre le cancer.
«Ces expériences sont à mon sens tout à fait légitimes, elles s’inscrivent dans un cadre de recherche fondamentale sans application médicale directe possible, vient-il de déclarer au Figaro. Les chercheurs ont d’ailleurs utilisé des embryons qui ne pourront jamais se développer. Il est impératif de laisser la science progresser pour prendre une décision éclairée sur ce qu’il convient de faire au niveau sociétal. Cet article a, du reste, le grand intérêt de montrer que les outils techniques prometteurs dont nous disposons sont encore très imparfaits. Dans l’hypothèse où l’on parvient un jour à modifier le génome de cellules germinales, grâce à CRISPR/Cas 9 ou une autre technique qui n’a peut-être pas encore été découverte, une question éthique devra nécessairement se poser : convient-il, pour le bien de la société, de l’autoriser ?»
Le Pr Gaudray reconnaît bien volontiers que c’est ici «au génome de l’humanité que l’on touche», et que «la modification se transmettra à toute la descendance». Il poursuit sa réflexion en ces termes : «N’est-il pas très arrogant de modifier le patrimoine génétique de l’humanité, de prétendre faire mieux que ce que la nature a modelé en 3,5 milliards d’années d’évolution ? Il est logique qu’un médecin cherche par tous les moyens à soulager son patient. Mais l’idée d’offrir la même santé à tous peut-elle devenir un objectif de société ? Qui définit ce qui est bon, ou mauvais, dans l’hérédité humaine ? En poussant le raisonnement à l’extrême, on peut craindre d’arriver à la construction d’un génome idéal, dénué d’un certain nombre de maladies, voire de caractéristiques, qui deviendrait la norme. On perdrait ainsi la diversité génétique de l’humanité, qui fait pourtant sa force biologique. Vouloir standardiser l’être humain est un crime contre l’humanité.»
Voilà qui est bien dit. Pourquoi, dès lors, ne pas faire une pause plutôt que de tout légitimer, au motif que nous sommes là dans le fondamental ? Pourquoi, quarante ans plus tard, ne pas arrêter la course et se réunir à Asilomar, au bord du Pacifique ? Asilomar, dont le nom d’origine espagnole nous dit, depuis des siècles, que l’endroit est, pour l’homme, un refuge contre la violence et l’immensité de la mer.