Le chanoine Bernard Rausis, ancien prieur de l’Hospice du Grand-St-Bernard, était guide de montagne. Né à Orsières, il connaissait tous les cailloux et les pentes enneigées de ce beau coin de pays.
Le chanoine Rausis nous expliquait souvent que la région du Grand-St-Bernard est davantage soumise, sur le plan météorologique, au régime du sud des Alpes, qu’à celui du nord. Ainsi, par temps de foehn, les chutes de neige peuvent y être massives, alors qu’il ne tombe pas un flocon à Bourg-St-Pierre et que les vallées valaisannes sont douces et sèches. Et comme le vent souffle du Sud, ces masses de neige s’accumulent du côté nord des crêtes.
C’est exactement la situation qui prévalait le vendredi 20 février de cette année. Le lendemain, par temps de bourrasque, une plaque à vent de 400 mètres de large s’est détachée spontanément du bien nommé Mont Mort, ensevelissant un des groupes de pèlerins qui montaient à l’Hospice pour un week-end d’animation spirituelle. Ce jour-là, les bulletins d’avalanche et tous les sites spécialisés indiquaient un risque de degré 2 sur 5, donc modeste.
Les spécialistes, interrogés par les médias après ce drame, ont été unanimes : il faut toujours tenir compte des conditions locales. En l’occurrence, ce jour-là, au pied du Mont Mort, le risque était de 5 sur 5 ! A quoi sert-il donc de publier un risque moyen pour tout le pays ? Ces publications n’ont-elles pas un effet pervers ?
La médecine, souvent comparée à la météorologie en matière de complexité, produit le même genre de paradoxes.
Hélène, née en 1948, est atteinte d’une myopathie familiale. Son père est mort d’un infarctus du myocarde et sa mère d’un AVC. Elle-même a un cholestérol à 7,6, avec des LDL à 4,3, et ne présente pas d’autre facteur de risque, à part son histoire familiale. Au cours d’une discussion détaillée visant à prendre une décision partagée, nous procédons, ensemble, au calcul de risque, au moyen de l’outil proposé par le site du GSLA (Groupe de travail Suisse pour les Lipides et l’Athérosclérose). Résultat : risque d’événement cardiovasculaire de 5,6% dans les dix prochaines années. Nous convenons avec Hélène de renoncer à la prescription d’un hypolipémiant, par ailleurs risquée à cause de sa myopathie. Nous renonçons également à l’aspirine, estimant le risque plutôt faible.
Six mois après cet entretien, Hélène fait un AVC, dont l’origine n’est pas cardiaque, selon les spécialistes. En l’absence d’un score de risque calculé, je me demande si je ne lui aurais pas proposé au moins de l’aspirine, vu son âge et son histoire familiale.
Il y a bientôt 45 ans, j’eus le plaisir de suivre l’unique cours de biostatistiques de nos études. Le professeur, avisé, cherchait surtout à nous en montrer quelques pièges et, pour aiguiser notre sens critique, nous avait recommandé l’achat d’un petit bouquin de Harrell Duff, intitulé «How to lie with statistics ?». Bien lui en a pris car depuis lors, une véritable déferlante de chiffres a envahi le quotidien de notre pratique médicale. On ne trouve bientôt plus de domaines où n’existe pas un score auquel se référer avant de prendre une décision. A tel point qu’on se croit parfois revenu au temps reculé de la numérologie. Une candidate à l’examen final de médecine a même demandé au patient «standardisé» : «Sur une échelle de 1 à 10, à combien se situent vos érections ?».
Dans un récent article consacré à la prévention basée sur les preuves, le professeur Milo Puhan, de Zürich, décrivait bien le dilemme d’Hélène et de son médecin traitant : «Les méta-analyses sont importantes et ne doivent pas être remises en question pour l’évaluation des effets thérapeutiques moyens. Toutefois, les fortes simplifications effectuées lors de l’interprétation des méta-analyses et les recommandations en partie simplifiées, et donc peu utiles, montrent que, outre la méta-analyse, l’individu doit absolument être pris en considération avec ses facteurs de risques et préférences spécifiques».1
Je continue, pour ma part, à considérer Patient based medicine comme une évidence,2 évidence qui risque bien de disparaître, ensevelie sous une avalanche de scores.