Qui, de nos jours, s’intéresse à la psychiatrie ? Serait-elle, déjà, rangée au rayon du vieil anglais, des dentelles antiques, ces nostalgies de Louis-Ferdinand Céline ? Quels intellectuels, quels médias, quels cercles savants, quels cafés littéraires, quels blogs s’en nourrissent encore ? La psychiatrie semble avoir quitté la scène contemporaine. On la retrouve certes, ici ou là, en couverture de magazines. Ce sont des quizz sur les «bipolaires», des lamentations interrogatives sur le burnout, des questions de maternelles sur la procrastination. Du mouron pour qui se souvient des joutes anciennes, des débats enflammés sur le pré, des chapelles et des excommunications analytiques, de l’antipsychiatrie et de l’institutionnelle, de Trieste et de La Borde.
Question : à quoi tient cet épuisement progressif, cet effacement de la psychiatrie des champs politiques et médiatiques ? Y voir un corollaire de l’effondrement apparent de pans entiers des murailles idéologiques ? Une régression démocratique ? Le retour des vieilles peurs inhérentes à la folie ? Le fruit de progrès thérapeutiques majeurs dont personne ne nous aurait parlé ? Un désintérêt croissant, un désinvestissement des psychiatres eux-mêmes pour la pédagogie de ce qui sous-tend leur discipline ? L’extinction du feu sacré ? Allez savoir…
Trois siècles… La libération des fous à l’ombre de la Révolution française… le retour des asiles… le démembrement triomphant (sémiologique et nosographique) franco-allemand… l’inconscient vécu comme une thermodynamique… la puissance des neuroleptiques… les nouvelles guerres de religion psychosomatiques… la dénonciation de la médicalisation d’un malaise dans nos civilisations… la psychiatrie soviétique… les lumières de la génétique… l’émergence des neurosciences… la puissance montante des images cérébrales… les psychés sur écrans… Et maintenant ?
Quoi de neuf ? Le DSM-5 ! Il vient d’être traduit en langue française. Un communiqué de presse nous l’apprend. «Sortie le 17 juin du DSM-5, manuel de classification des troubles mentaux, dans la traduction française (sous embargo jusqu’au 17 juin à 00 h 01). Le DSM, Diagnostic and Statistical Manual Of Mental Disorders, propose depuis plus de soixante ans une classification des troubles mentaux. Conçu comme un guide à la pratique quotidienne des professionnels de la santé mentale, le DSM est un ouvrage de référence.»
Ce n’est pas tout : «Au-delà de la classification, le DSM-5 est un langage commun pour définir, communiquer et partager sur les caractéristiques des troubles mentaux. Fruit de douze années de travail, ce manuel s’inscrit dans une logique d’innovation, d’évolution et d’intégration des nouveautés majeures. Comme tout système de classification, le DSM-5 présente certaines limites mais c’est un ouvrage en perpétuelle évolution et révision permanente.»
Où l’on prend, une fois encore, la mesure du temps qui passe. Hier encore le «DSM» était un monstre, l’emprise américaine sur les lectures psychiatriques du Vieux Continent, la standardisation unipolaire réduisant à néant la complexité des inconscients individuels, une forme de marchandisation réductionniste, l’enfer de Big Pharma, l’effacement de la parole du souffrant, cette parole qui délivre.
Juin 2015, le DSM-5 apparaît et le cercle de famille se tait à grand cris. «Initialement outil de communication et de classification interne à l’Association américaine de psychiatrie (APA), son élaboration et son impact sont internationaux dans les faits depuis le DSM-III (1980)» nous dit Masson-Elsevier, l’éditeur. «La raison d’être du DSM, c’est de pouvoir repérer les diagnostics, afin de mieux orienter le traitement et de faciliter ainsi la compréhension des troubles», explique le Pr Patrice Boyer, l’un des directeurs de l’équipe de la traduction française, psychiatre, professeur à l’Université Paris 7 et à l’Université d’Ottawa.
«Cet outil d’aide au diagnostic s’inscrit dans une perspective médicale, le diagnostic n’ayant alors de sens que s’il est susceptible d’être suivi d’une intervention médicale, qu’elle soit éducative, préventive ou thérapeutique. C’est un enjeu», ajoute le Pr Marc Auriacombe, psychiatre (Université de Bordeaux, Université de Pennsylvanie) chef du pôle addictologie du CHU de Bordeaux.
Le monde devient petit : la 5e édition du DSM est compatible avec la classification internationale des maladies de l’OMS (CIM-10, et même la future CIM-11). Elle «présente des améliorations et évolutions dans un esprit fidèle à celui des précédentes versions, permettant à tous les acteurs de la santé mentale d’adopter un langage commun». Pour le Dr Marc-Antoine Crocq, psychiatre au Centre hospitalier de Rouffach et coordinateur (avec le Pr Julien-Daniel Guelfi (Hôpital Sainte-Anne, Paris) de la traduction française, «le fait de disposer d’une définition représente un progrès considérable». Le Dr Crocq n’est pas dupe. «Il est difficile d’en formuler une définitive, car l’étiologie exacte de la plupart des troubles mentaux n’est pas connue, reconnaît-il. C’est un prérequis pour pouvoir communiquer, parler, échanger et faire avancer les recherches».
La communauté de langage, voilà bien l’objectif. C’est le triomphe des traducteurs.1 Un DSM comme Babel et sa tour, en somme. L’éditeur, encore : « Le DSM présente la particularité, depuis 1952, de ne jamais rester figé, mais de s’adapter aux exigences psychiatriques, évolutions scientifiques et mutations contextuelles dans lesquelles il s’intègre. Emanant d’un groupe d’experts internationaux, le DSM-5 a paru en 2013 aux Etats-Unis et il est publié aujourd’hui dans sa version française grâce au travail de cinq directeurs de la traduction, de cinquante-deux traducteurs et de deux conseillers québécois. Il tente de décrire les troubles mentaux de façon systématique : caractéristiques diagnostiques, prévalence, évolution, facteurs de risque et pronostiques, questions diagnostiques liées à la culture ou au genre. Au-delà de la classification qu’il propose, il se veut également un outil de collecte et de diffusion de statistiques précises en santé publique sur la morbidité et la mortalité des troubles mentaux.»
Ainsi donc, avec le temps les polémiques s’épuisent. Est-ce la conséquence de traductions meilleures, de voyages transatlantiques moins coûteux, des séries américaines ? «Jusqu’au DSM-II (1968), les diagnostics psychiatriques étaient mal définis internationalement et des études avaient montré que le même patient pouvait souvent être schizophrène aux Etats-Unis et bipolaire en Grande-Bretagne, se souvient le Dr Marc-Antoine Crocq. Les groupes de travail à l’origine du DSM-5 étaient constitués d’environ un tiers de non-Américains, d’une importante proportion d’Européens dont six Néerlandais et un Français. Des frontières ouvertes et un langage international sont un progrès indéniable pour la science».
Pour important qu’il soit, le français n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des traductions de cette bible psychiatrique en perpétuel mouvement. Des traductions existent ou existeront 2 dans les langues suivantes : chinois classique ; chinois simplifié ; croate ; tchèque ; danois ; néerlandais ; français ; allemand ; grec ; hongrois ; italien ; japonais ; coréen ; portugais-Brésil ; portugais-Portugal ; roumain ; serbe ; espagnol ; suède et turc.
Qui oserait encore, en 2015, dénoncer une américanisation planétaire de la psychiatrie ? Un pervers ?