Sur autorisation exceptionnelle des autorités (Office fédéral de la santé publique), les cannabinoïdes médicaux peuvent être utilisés en usage compassionnel dans des indications comme les douleurs réfractaires. Les preuves de leur efficacité dans les douleurs chroniques sont toutefois limitées, avec un bénéfice clinique modeste. Leur profil d’interactions médicamenteuses est encore peu documenté. Le rôle des cytochromes P450 2C9 et 3A4 dans le métabolisme du tétrahydrocannabinol et du cannabidiol implique des interactions pharmacocinétiques potentielles avec les inhibiteurs et inducteurs des cytochromes auxquelles il conviendrait d’être attentif. Cela concerne certains anticonvulsivants, inhibiteurs de la protéase VIH, susceptibles d’être coprescrits chez les patients souffrant de douleurs de type neuropathique.
Le terme «cannabinoïdes» s’applique à tous les ligands des récepteurs cannabinoïdes, qu’ils soient endogènes, d’origine végétale (Cannabis sativa L.), ou synthétiques. Dans la plante, les molécules les plus importantes quantitativement sont le delta-9-tétrahydrocannabinol (Δ9-THC) et le cannabidiol (CBD). Leurs concentrations relatives varient selon la préparation (marijuana, haschisch, huile de haschisch). Le Δ9-THC naturel est généralement appelé THC, tandis que la forme synthétique est appelée dronabinol.1 La législation suisse interdit la culture, l’importation, la fabrication ou le commerce de stupéfiants ayant des effets de type cannabique.2 Néanmoins, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) peut accorder des autorisations exceptionnelles pour usage médical limité (compassionate use) de cannabis, THC ou dronabinol.3,4 Le cannabidiol pur est disponible sur ordonnance normale. Les cannabinoïdes sont disponibles en Suisse sous forme de préparation commerciale (Sativex, disponible dans toutes les pharmacies avec demande de prise en charge préalable aux assurances, sans garantie d’accord ; ordonnance soumise aux règles de prescription des stupéfiants) et de différentes préparations magistrales (disponibles auprès des pharmacies agréées, tableau 1).5 Les préparations disponibles sont : teinture de cannabis (titrée en THC et CBD), solution huileuse de dronabinol et teinture ou capsules de CBD. L’extrait standardisé de Cannabis sativa, également dénommé nabiximols (Sativex) est enregistré uniquement dans l’indication de «spasticité modérée à sévère due à une sclérose en plaques (SEP) en cas de non-réponse insuffisante aux austres traitements antispastiques».6,7 Il n’est pas reconnu comme thérapeutique efficace dans les douleurs chroniques neurogènes, même si l’effet antispastique peut améliorer les spasmes et les douleurs associées. Il s’administre sous forme de pulvérisation de 100 μl contenant 2,7 mg de THC et 2,5 mg de CBD. La prescription de Sativex hors de l’indication reconnue, ainsi que celle des préparations magistrales, nécessitent une demande d’autorisation exceptionnelle auprès de l’OFSP. Les informations exigées pour la demande sont disponibles sur internet.5 Le coût des différentes préparations de cannabinoïdes figure dans le tableau 2.
La mise sur le marché suisse des nabiximols en 2014 pourrait conduire à une augmentation de l’utilisation des cannabinoïdes médicaux, notamment dans les douleurs chroniques réfractaires. Le but du présent article est de passer en revue la pharmacologie et les bénéfices thérapeutiques/profil de sécurité des cannabinoïdes médicaux dans le traitement des douleurs chroniques.
Après administration orale, la biodisponibilité du THC est de l’ordre de 23 à 27% chez les consommateurs chroniques, et 10 à 14% chez les consommateurs occasionnels. L’absorption est lente et erratique, avec des concentrations maximales atteintes après une à six heures pour le THC oral,1 (1,5 à 3,3 heures pour les nabiximols).8 Le THC est fortement lié aux protéines plasmatiques (95-99%). Son caractère très lipophile implique une accumulation dans le tissu adipeux après administration répétée, qui devient un site de «stockage», avec des ratios de concentration graisse : plasma atteignant 104 : 1. Une redistribution du tissu adipeux vers le compartiment sanguin conduit à une élimination lente de l’organisme. La demi-vie terminale du THC a été évaluée à 25-36 heures. Dans une étude pharmacocinétique avec les nabiximols, la demi-vie terminale du THC et du CBD n’a pas pu être évaluée chez plusieurs sujets, ce qui suggère que cette demi-vie pourrait être plus longue.8 Le CBD a un profil plasmatique comparable à celui du THC.1 En général, on admet qu’un état d’équilibre est atteint après quatre demi-vies, soit au moins après quatre jours, mais il peut être atteint plus tardivement.8 Le métabolisme du THC a lieu dans le foie et est catalysé par les cytochromes P450 (CYP) 2C9 et 3A4, sur la base d’études in vitro et in vivo.9 Le métabolisme du CBD est catalysé par le CYP3A4.9
Le lien entre les concentrations plasmatiques de THC et les effets psychotropes suit une hystérèse (il existe un décalage entre concentrations et effets). Les effets dépendent des concentrations au site d’action (par exemple, système nerveux central) et non directement des concentrations plasmatiques. Après administration orale, les effets psychotropes débutent après 30-90 min, et sont maximaux entre deux et quatre heures.1 Pour rappel, les récepteurs cannabinoïdes CB1 sont retrouvés principalement dans les neurones cérébraux, la moelle épinière et le système nerveux périphérique, mais ils sont également présents dans certains organes périphériques (glandes endocrines, rate, leucocyte, cœur et organes reproducteurs, urinaires et gastro-intestinaux). Les récepteurs CB2 sont situés principalement dans les cellules immunitaires. L’activation des CB1 produit les effets «marijuana-like». Le THC a une affinité comparable pour CB1 et CB2. L’activation du système cannabinoïde produit des effets sur de multiples organes et systèmes,1 incluant euphorie, détachement, hallucinations, analgésie, augmentation de l’appétit, effet antiémétique, tachycardie, hyposalivation, ralentissement de la vidange gastrique, effet anti-inflammatoire, etc.
Le CBD est un cannabinoïde sans effet psychoactif, avec lequel des effets sédatifs, anxiolytiques, antiémétiques, antiépileptiques, antidystoniques et anti-inflammatoires ont été observés. Il semble avoir un effet antagoniste sur les effets psychoactifs du THC.1 Son mécanisme d’action n’est pas élucidé, mais il a été suggéré que le CBD pourrait être un agoniste inverse. Il ne possède pas d’affinité directe pour les récepteurs CB1 et CB2, mais semble augmenter l’activité du cannabinoïde endogène anandamide.10 Son action antalgique dans les modèles animaux ne semble également pas être médiée par les récepteurs CB1 et CB2, mais plutôt résulter d’une interaction avec plusieurs cibles moléculaires impliquées dans le contrôle de la douleur.10 En résumé, les effets antalgiques des cannabinoïdes peuvent être expliqués par des effets combinés, comme des effets anti-inflammatoires, antinociceptifs et antispasmodiques.10
Pour rappel, le métabolisme du THC implique les CYP2C9 et 3A4, et celui du CBD le CYP3A4,9 ce qui a pour conséquence des interactions pharmacocinétiques potentielles. Celles-ci sont néanmoins peu documentées in vivo.10 Par ailleurs, le THC et le CBD ont montré un potentiel inhibiteur de plusieurs CYP450 in vitro (1A1, 1A2, 1B1, 2A6, 2B6, 2C9, 2D6, 3A4, 3A5, 3A7).11–16 Cependant, les constantes d’inhibition (Ki) déterminées in vitro sont très nettement supérieures aux concentrations plasmatiques libres mesurées sous nabiximols,8 ce qui implique qu’en théorie, le risque clinique d’interactions via une inhibition des CYP450 est probablement faible. Il existe toutefois une variabilité interindividuelle très importante au niveau de la pharmacocinétique des cannabinoïdes, ce qui ne permet pas d’exclure un potentiel inhibiteur in vivo.9 De plus, une administration via d’autres voies ou d’autres formes (cannabis fumé, etc.) pourrait conduire à des concentrations systémiques différentes. Aucun potentiel d’induction in vitro n’a été mis en évidence, mais chez les consommateurs fréquents de marijuana (> 2 joints par semaine), une augmentation de clairance de la théophylline de 40-50% a été observée,9 vraisemblablement via une induction du CYP1A2 exercée par la combustion d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (fumée de cigarette). Une telle interaction ne devrait en théorie pas exister avec les nabiximols ou les formes orales de cannabinoïdes.
Les patients souffrant de douleurs chroniques sont susceptibles de recevoir d’autres traitements, tels que des analgésiques de palier I à III, des antidépresseurs et des anticonvulsivants. Dans une étude chez 24 patients souffrant de douleurs chroniques sous opioïdes (morphine ou oxycodone) chroniques, l’administration de cannabis vaporisé a potentialisé l’effet antalgique des opioïdes.17 Nous n’avons pas retrouvé d’autres études pharmacocinétiques conduites avec des traitements utilisés chez ces patients.
En théorie, tout inhibiteur des CYP2C9 et/ou 3A4 est susceptible d’accroître les concentrations plasmatiques du THC et du CBD et donc les effets indésirables. Les inhibiteurs typiques de ces enzymes sont l’acide valproïque, les inhibiteurs de la protéase du VIH ou les macrolides.18 La coprescription de telles substances nécessite donc de surveiller la survenue d’effets indésirables de type cannabinoïdes et de diminuer les posologies si nécessaire. A l’inverse, les inducteurs enzymatiques tels que les anticonvulsivants (carbamazépine, phénytoïne, topiramate, par exemple) pourraient en théorie réduire les concentrations du THC et du CBD, et donc leur efficacité.
Nous avons effectué une revue de la littérature afin d’évaluer les données à disposition concernant l’efficacité et le profil de sécurité des cannabinoïdes dans les douleurs chroniques. Notre revue s’est basée sur une recherche Medline des articles publiés en anglais ou en français jusqu’en janvier 2015. Les mots-clés principaux utilisés étaient «cannabinoids», «chronic pain», «efficacy», «safety». Un nombre important d’études chez les patients avec SEP s’est concentré sur la spasticité.19 Les cannabinoïdes testés dans les différentes études incluaient : cannabis fumé, THC oral, nabiximols, dronabinol, nabilone (un cannabinoïde de synthèse). Peu d’études concernaient l’utilisation de CBD pur pour l’antalgie.20 Une revue systématique et méta-analyse publiée en 200921 a inclus dix-huit études portant sur des douleurs chroniques d’origines diverses : arthrite rhumatoïde, cancer, SEP, fibromyalgie, lésions de nerfs périphériques, etc. Par rapport au placebo, la diminution de l’intensité des douleurs sous cannabinoïdes était de -0,6 (intervalle de confiance à 95% : -0,84 à -0,37) sur une échelle visuelle analogique, traduisant une efficacité clinique très modeste, au prix d’une augmentation significative des effets indésirables (odds ratio d’environ 4 pour l’euphorie, une altération de la perception, les troubles de la fonction motrice).21 Une revue systématique, publiée en 2011 et incluant dix-huit études pour un total de 766 patients, s’est intéressée aux douleurs chroniques non cancéreuses.22 La majorité des études (15/18) a démontré une supériorité statistiquement significative des cannabinoïdes, bien que la taille de l’effet était généralement modeste et la durée du traitement courte (durée moyenne : 2,8 semaines, max 6 semaines). Les effets indésirables étaient généralement modérés comprenant principalement une sédation, des vertiges, une sécheresse buccale, des troubles de coordination et une euphorie.22 Selon une revue récente de 2014, l’efficacité des cannabinoïdes dans différentes indications (spasticité et douleurs neuropathiques liées à une SEP, autres douleurs neuropathiques, ou chroniques telles qu’arthrite rhumatoïde, douleurs cancéreuses) semble être plutôt modeste. De plus, le traitement s’accompagne de nombreux effets indésirables, et la sécurité au long cours n’est pas établie.23 Cette dernière a été évaluée chez 39 patients, dans une extension d’étude chez des patients cancéreux souffrant de douleurs réfractaires aux opioïdes.24 Seuls dix-neuf patients ont reçu un traitement durant plus d’un mois (durée max : 579 jours). Les effets indésirables les plus fréquents étaient similaires à ceux observés dans d’autres études. Trois patients ont présenté un effet indésirable sérieux considéré comme possiblement imputable au traitement, mais ces effets indésirables ne sont pas précisés par les auteurs.24
Les cannabinoïdes médicaux (préparations magistrales ou commerciales de nabiximols) ont montré une efficacité modeste dans les douleurs chroniques. Compte tenu des preuves d’efficacité insuffisantes, d’un profil de sécurité incertain au long cours et des possibles répercussions cliniques des interactions encore peu documentées, de démarches administratives lourdes pour leur prescription dans cette indication sans garantie de prise en charge par les assurances, les cannabinoïdes médicaux restent actuellement un traitement aux indications restreintes. Toutefois, une meilleure compréhension de leurs mécanismes d’action sous-tendant leur effet antalgique permettra de mieux déterminer le profil des patients susceptibles d’en bénéficier.
> La préparation commerciale de nabiximols (Sativex) n’est enregistrée que dans la spasticité modérée à sévère due à une sclérose en plaques résistant à d’autres traitements. La prescription pour d’autres indications (douleurs par exemple) nécessite une demande spéciale auprès de l’Office fédéral de la santé publique
> La prise en charge des coûts doit faire l’objet d’une demande préalable auprès de l’assurance-maladie, sans garantie d’accord
> Les cannabinoïdes demeurent actuellement un traitement de dernière ligne dans les douleurs chroniques, le bénéfice clinique semblant être modeste
> Le profil d’interactions médicamenteuses est mal connu. L’implication des cytochromes P450 2C9 et 3A4 dans le métabolisme du tétrahydrocannabinol et du cannabidiol engendre des interactions théoriques avec les inhibiteurs et inducteurs de ces enzymes
Sur autorisation exceptionnelle des autorités (Office fédéral de la santé publique), les cannabinoïdes médicaux peuvent être utilisés en usage compassionnel dans des indications comme les douleurs réfractaires. Les preuves de leur efficacité dans les douleurs chroniques sont toutefois limitées, avec un bénéfice clinique modeste. Leur profil d’interactions médicamenteuses est encore peu documenté. Le rôle des cytochromes P450 2C9 et 3A4 dans le métabolisme du tétrahydrocannabinol et du cannabidiol implique des interactions pharmacocinétiques potentielles avec les inhibiteurs et inducteurs des cytochromes auxquelles il conviendrait d’être attentif. Cela concerne certains anticonvulsivants, inhibiteurs de la protéase VIH, susceptibles d’être coprescrits chez les patients souffrant de douleurs de type neuropathique.