L’ autre soir, après une journée chargée, je regardais le téléjournal et fus pris de malaise à la nouvelle – trop, trop souvent entendue ces derniers mois – de migrants noyés en mer. Ce malaise s’apparentait à l’état d’âme ressenti peu avant, tandis que je m’énervais fastidieusement face à une mère qui négligeait son enfant de six ans. A bien y penser, les deux situations m’indignaient. La première suscitait une indignation sociétale et politique, tandis que l’autre me confrontait à une sorte de colère associée à un vécu d’impuissance professionnelle. Je voulais la gronder, l’encourager à penser moins à soi et plus à la souffrance de son fils. Je me suis alors posé la question de savoir à quel moment et pour quel motif nous nous sentons indignés.
La colère est une émotion primaire qui émerge en nous, qui s’impose à nous de manière préréfléchie. L’indignation est un mouvement secondaire de révolte qui se manifeste lorsque nous avons à faire à une injustice, à une entorse à l’éthique relationnelle et au respect de l’homme, à des échanges iniques et frauduleux. L’ indignation risque facilement de transformer mon émotion en un jugement des personnes ; il devrait être, au contraire, une évaluation éthique des actes indignes. Ce sentiment présente probablement des tonalités différentes si je suis victime d’injustice ou si, d’une manière ou d’une autre, j’y assiste. Une tonalité colérique marque mes états d’âme dans les deux cas.
La colère est une passion qui, en elle-même, peut être destructrice : pour Aristote,1 elle est irraisonnée, elle est désir de vengeance ; pour Sénèque,2 elle est une «folie temporaire, nuisible et dangereuse». Et pourtant, la colère est intimement liée à notre sens de la justice. Autant elle peut amener à des actes et à des paroles injustes, autant il existe une «juste colère».
Dans la tradition juive (telle qu’anthropologiquement reprise et théorisée par Szondi3), les figures institutrices de la loi (ou de nouvelles lois) sont aussi des hommes qui vivent de terribles colères : Moïse qui, avant de poser l’interdit du meurtre, tue sous l’emprise de la colère un contremaître égyptien qu’il surprend en train de battre un hébreu ; Jésus chassant les marchands du temple.
Alors, faut-il s’indigner ? Evidemment, le «faut-il» me pose problème : si la colère émerge en nous de manière préréfléchie (pour autant que notre sensibilité éthique n’ait pas été bloquée ou détruite dans son développement), nous pouvons être attentifs – ou négliger – notre état émotionnel ; nous ne pouvons le commander, mais bien décider de la réponse que nous y apportons.
L’ indignation est un sentiment lié à la relation à autrui, un mouvement relationnel réciproque. Elle ne se suffit pas à elle-même. Elle prend sens si, et seulement si, nous prenons position, intervenons pour rétablir la justice, assumons nos responsabilités de médecins et de citoyens.
Dans mes consultations, je montre par ma mimique l’indignation qui m’habite. La mère l’a certainement perçue. Ses propos et son attitude désengagée l’ont précédemment bien stimulée. J’ai essayé aussi de prendre position, en sa présence – et pas seulement en son absence. Nous nous sommes ainsi rencontrés, même si nous avons de la peine à négocier un accord. Mon attitude a été une réponse existentielle à un processus destructeur qui m’a pris au corps, qui mine mes valeurs.
Comme soignant, j’ai à témoigner par la parole que les atteintes à la dignité de l’homme, à la protection des enfants sont inacceptables. Mon indignation constitue-t-elle la prémisse pour cheminer du désespoir vers l’espérance, ou se borne-t-elle en définitive à être une autoglorification de moi, comme être qui se pique d’être «bon», ou au moins différent de ceux qui agissent injustement? Je sais de toute façon que ma parole, très souvent, n’empêchera pas l’injustice, ni celle à l’égard des migrants, ni celle envers les enfants maltraités.
L’indignation reste pourtant comme un «affect de justice» et comme une force de résistance aux stratégies de l’indifférence.