L’histoire de la scoliose est consubstantielle de celle de la médecine. Les deux commencent avec Hippocrate qui en donne la première description avant que Galien, cinq siècles plus tard, lui donne son nom: tortueux. On attend la Renaissance, et voici Nicolas Andry de Boisregard (1658-1742) qui poursuit le travail ; ce sera l’image de l’arbre tordu: « l’arbre tors d’Andry ». Andry, qui inventa le terme d’orthopédie en associant deux mots grecs ὀϱθός/orthos, « droit » et παιδεία/paideia, « éducation des enfants ». Tout ceci était rappelé, il y a quelques jours, à Paris, par le Pr Jean Dubousset dans le cadre d’une réunion de la Fondation Yves Cotrel.1
Rien, depuis un demi-siècle, n’a jamais varié dans les difficultés imposées par ces tortuosités-gibbosités en 3D. La scoliose est toujours « une déviation permanente de la colonne vertébrale, liée à une rotation des vertèbres ». Elle survient surtout dans l’enfance et l’adolescence, mais peut aussi se déclarer à l’âge adulte. Cette affection est parfois la conséquence d’une autre maladie, ou d’une malformation. Mais l’origine de ses causes premières constitue toujours un vaste sujet de recherche.
« Les traitements de la scoliose reposent sur un objectif unique: redresser la colonne, lui redonner une esthétique, résume le Pr Dubousset. Au fil des siècles, ces traitements ont connu une évolution spectaculaire. Ils ont surtout perdu de leur caractère barbare. Hippocrate proposait à ces patients un lit garni de treuils et de poulies. Peut-être pas la garantie d’un sommeil paisible et reposant… Que dire pourtant, de cette femme du XVIe siècle qui a dû subir une compression… dans une presse à linge ? Sans oublier l’escarpolette de l’Anglais Francis Glisson (1597-1677), qui permettait de suspendre un enfant par la tête et les épaules ! »
On sait qu’il faut se garder des approximations: l'attitude scoliotique n’est pas la scoliose. La première concerne une colonne vertébrale qui présente une déviation réductible (le médecin peut la diminuer par un changement de position). Cette déformation peut avoir différentes origines: inégalité de longueur des membres inférieurs; pathologie du bassin; attitude antalgique.
Des anomalies de la proprioception ont été mises en évidence
Pour ce qui est de la scoliose idiopathique, le champ d’investigation actuel necesse de dépasser les limites anatomiques de la colonne vertébrale. Quatre grandes pistes de recherche ont été identifiées – et sont en cours d’exploration. Biomécanique: étude de l’axe rachidien et des forces auxquelles il est soumis (pesanteur, effets des contraintes mécaniques musculaires, ligamentaires, de la croissance…) ; métabolique: étude du fonctionnement cellulaire et de son com-portement sous l’action de médiateurs chimiques ou hormonaux tels que la mélatonine et les œstrogènes ; neurosensorielle: recherche sur le système nerveux et les organes des sens (vision, sens de l’équilibre) ; génétique: étude de l’hérédité et des gènes expliquant la transmission au sein d’une même famille.
La piste mécanique, qui s’intéresse directement à la colonne vertébrale et à sa déformation, voit se développer des travaux qui ont pour but de caractériser cette déformation, de comprendre les déséquilibres qui se créent, et d’analyser les altérations qui surviennent tant au niveau des vertèbres que des disques intervertébraux. Des travaux sont notamment menés (Pr Wafa Skalli) à Paris, au sein de l’Institut de biomécanique humaine Georges Charpak (Ecole nationale des arts et métiers). Il s’agit notamment de modéliser précisément la déformation, pour proposer des indicateurs de gravité afin d’en prévoir l’évolutivité de la déformation. Ce travail est notamment mené grâce au système EOS, né de la collaboration avec le Nobel de physique, Georges Charpak et le spécialiste de la scoliose, Jean Dubousset ; un système qui a rendu possible la reconstitution 3D des déformations de la colonne vertébrale – et ce via une faible dose d'irradiation.
La « Chaire ParisTech BiomécAm innovation et handicap », dirigée par le Pr Skalli (Laboratoire de biomécanique de l'Ensam), est subventionnée par la Fondation Yves Cotrel, à hauteur de 250 000 €, et permet une approche multidisciplinaire (mécaniciens, chirurgiens orthopédistes, neurochirurgiens, spécialistes d’imagerie, physiologistes, automaticiens, radiologues et physiciens).
« La piste métabolique s’est engagée avec des travaux sur la mélatonine menés notamment au Japon par Masafumi Machida, explique-t-on auprès de la Fondation Cotrel. Elle se fonde sur des observations de scoliose chez des animaux bipèdes, carencés en mélatonine. Puis l’intérêt s’est porté sur des altérations de récepteurs cellulaires aux hormones, et sur une protéine d’adhérence du tissu osseux, dénommée ostéopontine, grâce à des travaux menés en particulier par Alain Moreau à Montréal. Ces travaux ont débouché sur l’élaboration d’un test sanguin, actuellement en cours d’évaluation, destiné à évaluer le risque de scoliose chez les enfants asymptomatiques, ainsi que le risque d’aggravation chez les patients. »
D’autres travaux sont menés, notamment au Canada (Pr Florina Moldovan, Hôpital Sainte-Justine de Montréal) sur le rôle des œstrogènes dans la pathogenèse de la scoliose idiopathique de l’adolescent ; une piste ouverte à partir de la prédominance féminine de la scoliose adolescente idiopathique, la progression de la maladie pendant la puberté, et l'impact des hormones féminisantes telles que les œstrogènes sur les os et la croissance du rachis.
La piste neurosensorielle explore quant à elle l’équilibre du corps humain, la perception du corps dans l’espace, ainsi que la symétrie droite-gauche. Des anomalies de la proprioception, ainsi que des altérations des organes de l’équilibre (les canaux semi-circulaires dans l’oreille in-terne) ont été mises en évidence. Plusieurs équipes travaillent sur ce thème. « Dans les scolioses idiopathiques, nous avons pu mettre en évidence une asymétrie des réponses vestibulo-oculaires aux translations alors que les récepteurs périphériques étaient normaux, explique la Dr Sylvette Wiener-Vacher (Hôpital Robert-Debré, Paris). Notre projet (qui regroupe trois centres orthopédiques (Paris, Lyon, Nancy) et un centre canadien de biologie moléculaire et génétique) est d'essayer de déterminer s'il existe un ou des facteurs neurosensoriels mais aussi radiologiques, génétiques et biochimiques qui soient capables de dépister le caractère évolutif d'une scoliose dès son diagnostic et ainsi de traiter ces scolioses à haut risque évolutif plus précocement avant que la déformation rachidienne n'évolue pour son propre compte. »
Reste, enfin, la piste de la participation génétique. Plusieurs gènes sont exprimés différemment chez les personnes scoliotiques par rapport aux sujets contrôles. Et certaines scolioses familiales pourraient plus directement être liées à la mutation d'un ou plusieurs gènes. Déjà une mutation d’un gène spécifique sur le chromosome 5 (le POC5) a été mise en évidence dans une famille française (travail francocanadien associant les Prs Florina Moldovan et Patrick Edery, chef du Service de génétique de l'Hôpital Femme-Mère-Enfant du CHU Edouard Herriot de Lyon). Sur cette base, la même mutation provoquée chez le poisson zèbre a induit la survenue d’une
Depuis Hippocrate et Galien, l’objectif n’a pas varié: décrire, comprendre, traiter. L’enjeu, en comprenant mieux les mécanismes de la scoliose et ses facteurs d’évolutivité, est désormais de pouvoir agir précocement sur la déformation, en évitant le risque de complications et le recours à des traitements lourds. La perspective prioritaire est claire: dépister les formes évolutives et empêcher leur aggravation, voire prévenir la survenue de la maladie.