L’oncologie a fait des progrès impressionnants au cours des quarante dernières années, même si le cancer reste un défi redoutable pour la médecine. La cible des traitements s’est considérablement affinée, du macro au microscopique, atteignant maintenant l’échelon moléculaire. Les effets collatéraux, s’ils restent une préoccupation majeure, sont moins dévastateurs.
L’augmentation exponentielle des médecins oncologues permet actuellement un suivi très personnalisé des patients, autant en pratique privée que publique – j’ai connu l’époque où le Professeur Alberto montait une fois par mois de Genève en Valais, pour examiner une cohorte de cancéreux.
Dans le contexte de développement impressionnant de l’oncologie, le médecin de famille se sent parfois éjecté du système, même s’il est encensé dans les discours. Nombre de patients, en effet, intensément occupés par leur maladie et par une foule de rendez-vous, à l’hôpital de jour, au laboratoire, en radiologie pour des imageries de plus en plus sophistiquées, chez le radiothérapeute, chez l’oncologue, chez le ou la psychologue spécialisé(e) en oncologie, chez la diététicienne, chez la stomatothérapeute, chez la spécialiste des perruques ou des prothèses mammaires, avec la représentante de l’association de patientes atteintes du même cancer, chez le médecin spécialiste de la région du corps atteinte (le gynécologue, l’orthopédiste, le pneumologue, le gastroentérologue, l’urologue, le neurochirurgien, l’ORL, etc.), chez le spécialiste des complications des traitements (le cardiologue, le neurologue, le néphrologue, etc.), chez les thérapeutes, enfin, des très nombreuses thérapies dites naturelles ou complémentaires, ce patient, donc, très occupé, ne trouve plus de place dans son cerveau ni son agenda pour prendre encore rendez-vous chez son médecin de famille ! Et pourquoi donc s’y contraindrait-il ?
Ceci dit, lorsque les choses tournent mal, que les innombrables spécialistes mentionnés plus haut abandonnent progressivement le combat, le patient, ou plus souvent, à ce stade, ses proches, reprennent contact avec le médecin de famille, leur médecin de premier et de dernier recours. Pas si simple, alors, pour ce dernier, de s’ajuster à son patient qui a beaucoup changé, physiquement et psychiquement, si le contact n’a pas été maintenu tout au long de la maladie.
A travers des histoires vécues, cet atelier nous permettra de prendre conscience à quel point le rôle du médecin de famille est essentiel, tout au long de la maladie, du diagnostic présumé à la guérison, dans le meilleur des cas, du diagnostic à la mort pour les autres. Il s’agit souvent de faire le point, prendre un peu de recul, recueillir des informations, les expliciter au patient, s’intéresser à sa représentation de la maladie et des traitements, écouter les émotions diverses et contradictoires qui l’animent, se soucier des conséquences sociales, professionnelles, familiales de la maladie, participer à des choix, parfois cruciaux auxquels le patient est confronté après avoir reçu moult informations techniques, évoquer aussi la mort, notre mort, la sienne, la fin de vie imaginée, crainte ou espérée, mais aussi gérer le quotidien et ses aspects très concrets, une foule de « petits » problèmes qui échappent parfois aux diverses spécialités, en un mot, accompagner le patient à la manière d’un guide de montagne.
A mon sens, ce rôle unique doit être clarifié très tôt dans la maladie, une sorte de pacte établi entre le patient et son médecin de famille. Le patient en sera le premier bénéficiaire, mais sa famille sera également très soulagée du soutien apporté de multiples manières.
« What you need is a doctor », avait dit un ami à Franz J. Ingelfinger, rédacteur en chef du New England Journal of Medicine dans les années 70, alors qu’il était atteint d’un cancer, et qu’il ne savait que choisir parmi les propositions les plus affûtées de ses collègues, tous professeurs, comme lui, à l’Université de Harward. Le Dr Ingelfinger, toute sommité qu’il fut, écouta ce conseil… et se choisit un médecin généraliste !