Mme A.B., 56 ans, hypertendue sous traitement et à tendance dépressive mais non traitée, fume vingt cigarettes par jour depuis sa jeunesse (deux arrêts temporaires pendant les grossesses). A chaque visite chez son médecin, elle affirme qu’elle sait très bien qu’elle devrait arrêter de fumer mais qu’elle ne se sent pas prête à « faire le pas », craignant une phase dépressive et une prise de poids. Elle a en effet ressenti une nette tendance dépressive lors d’une tentative d’arrêt spontané deux ans auparavant. Elle hésite en outre à utiliser les substituts nicotiniques, craignant de « devenir dépendante », ainsi que les autres médicaments à disposition en raison de son hypertension. Comment gérez-vous la situation ?
Au cours des cinquante dernières années (entre la publication du premier rapport du Surgeon General1 et celle du rapport 2014 qui analyse les progrès effectués dans l’intervalle),2 l’arrêt du tabac est devenu un thème de santé publique et une activité médicale à part entière. Malheureusement, si tous s’accordent pour souhaiter que les fumeurs – et particulièrement ceux qui souffrent de maladies liées à l’usage du tabac – cessent de fumer, les moyens à disposition pour aider les fumeurs ne sont pas (encore) d’une efficacité suffisante pour que leur usage soit couronné de succès dans la majorité des cas. Il reste donc des progrès à faire dans le domaine de l’aide aux fumeurs. Au cours des dernières années, les méthodes d’aide à l’arrêt du tabac ont cependant fait des progrès et il existe un large consensus ainsi que des recommandations claires sur les interventions que peut entreprendre un praticien pour aider ses patients.3
Le premier devoir d’un praticien face à un nouveau patient est de se renseigner en temps opportun sur ses habitudes tabagiques et sur ses intentions éventuelles d’arrêter de fumer, s’il est fumeur. Quelles que soient les intentions du fumeur, un conseil clair et personnalisé d’arrêter de fumer devrait suivre. Le message à faire passer est que l’usage du tabac est associé à un nombre important de maladies (ce que la plupart des fumeurs savent déjà !) et que l’arrêt de la fumée permet d’obtenir une augmentation de l’espérance et de la qualité de vie, même à un âge avancé (ce que beaucoup de fumeurs ignorent). Une telle intervention minimale, si brève soit-elle, augmente déjà les chances d’arrêt du fumeur de manière significative.
Pour les fumeurs ambivalents ou qui envisagent un sevrage tabagique dans un avenir proche, le médecin doit poursuivre la prise en charge par un entretien motivationnel qui permet au fumeur d’exprimer ses attentes, ses doutes et les obstacles à l’arrêt du tabac.
Les avis sont partagés sur l’attitude à observer ensuite. Pour certains, une offre de soutien médicamenteux à l’arrêt du tabac ne doit être offert qu’aux fumeurs qui expriment le désir d’arrêter dans un proche avenir. Pour d’autres, une telle offre doit être faite à tous les fumeurs, quel que soit leur stade de préparation.4 Vu que la majorité des fumeurs sont ambivalents (« oui, je sais que je devrais arrêter, mais pas maintenant, pas encore, et j’ai peur de prendre du poids »), il peut être opportun de les informer qu’une telle aide existe et que le praticien peut leur fournir des renseignements supplémentaires sur la nature et l’efficacité des méthodes d’aide à la désaccoutumance, même si l’arrêt n’est pas envisagé immédiatement. La décision finale doit bien entendu être laissée au fumeur.
Si le fumeur entre en matière sur le thème de la désaccoutumance – ou s’il se présente au cabinet médical avec une demande claire d’aide à l’arrêt du tabac – la discussion doit porter sur les motivations du fumeur, sur le degré de dépendance au tabac, sur les avantages et les difficultés de l’arrêt et sur les méthodes d’aide. L’existence de comorbidités (maladies liées au tabac ou maladies pouvant influencer le succès du sevrage, telle une dépression) doit être recherchée d’emblée, car la prise en charge et le type de prescription peuvent en dépendre. Le fumeur doit pouvoir exprimer ses craintes concernant les effets indésirables – réels ou imaginaires – associés à l’arrêt du tabac. Certes, une grande proportion de fumeurs arrête sans aide, mais la prescription d’une aide pharmacologique augmente nettement le succès des tentatives d’arrêt, surtout si elle est accompagnée d’un soutien personnalisé.
Parmi les méthodes pharmacologiques d’aide à la désaccoutumance, les substituts nicotiniques, le bupropion et la varénicline sont celles dont l’efficacité a pu être démontrée sur la base d’études contrôlées. Le choix doit s’effectuer en fonction des préférences du fumeur (après explication), du contexte médical, du degré de dépendance et des contre-indications éventuelles.
Les substituts nicotiniques, qui existent sous des formes à action rapide (gommes à mâcher, comprimés à sucer, spray buccal, inhalateur) ou lente (patches transdermiques), ont l’avantage de ne comporter pratiquement aucune contre-indication ni effet indésirable grave. Les doses peuvent être adaptées au degré de dépendance du fumeur. En règle générale, il est recommandé de combiner une forme rapide et une forme lente et d’employer d’emblée des doses élevées, qui offrent une meilleure chance de succès et atténuent mieux les symptômes éventuels de sevrage. La déception que ressentent certains fumeurs (et certains médecins) face aux substituts nicotiniques tient souvent au fait que ceux-ci sont employés à dose trop faible, pendant une période trop brève et sans soutien personnel.
Le bupropion, initialement développé comme antidépresseur, agit également chez les fumeurs non dépressifs. Son efficacité est comparable à celle des substituts nicotiniques et le médicament atténue également les symptômes de sevrage ainsi que la tendance à la prise pondérale. Le bupropion peut provoquer des effets indésirables dont certains sont graves (crises épileptiques), raison pour laquelle la prescription ne doit s’effectuer qu’après analyse des facteurs de risque éventuels. L’association avec les substituts nicotiniques est possible.
La varénicline, qui agit comme agoniste partiel des récepteurs cholinergiques de type alpha-4 bêta-2, possède une efficacité supérieure aux substituts nicotiniques et atténue les symptômes de sevrage. Il semble que la combinaison avec les substituts nicotiniques augmente encore son efficacité. Les effets indésirables les plus courants sont mineurs (nausées et insomnies) et dépendent de la dose. En raison de la survenue possible d’effets indésirables sévères de nature psychiatrique (modification de l’humeur, troubles dépressifs, tendances suicidaires), qui peuvent d’ailleurs aussi survenir lors du sevrage tabagique, le médicament ne doit être prescrit qu’après une analyse des facteurs de risque.
Il existe un certain nombre de situations où la désaccoutumance au tabac est rendue plus difficile ou doit inclure des traitements additionnels, telles qu’un état dépressif (la prescription temporaire d’un antidépresseur peut être indiquée en cas de risque sérieux de décompensation) et la grossesse (au cours de laquelle seuls les substituts nicotiniques à action rapide sont indiqués). Chez les adolescents, dont certains sont déjà dépendants au tabac ou qui consomment en plus du cannabis ou d’autres substances, il n’est pas certain que les traitements pharmacologiques soient efficaces. Chez les fumeurs également dépendants à l’alcool, un sevrage simultané des deux dépendances peut être envisagé. Chez les malades qui souffrent déjà d’une affection liée au tabac, par exemple une bronchopneumopathie obstructive ou une cardiopathie, mais qui ne sont pas prêts à effectuer une tentative d’arrêt, une réduction du tabagisme soutenue par l’usage de substituts nicotiniques peut être proposée à titre transitoire en raison de l’urgence, en gardant comme but ultime l’arrêt complet du tabagisme.
Les cigarettes électroniques, souvent présentées (par leurs fabricants, qui sont souvent aussi des fabricants de cigarettes !) comme une aide potentielle à la désaccoutumance, n’ont pas fait la preuve de leur utilité dans ce domaine. La majorité des utilisateurs consomment simultanément des cigarettes de tabac et ne réduisent que très peu leur consommation globale. Même si leur danger pour la santé est moindre que celui des cigarettes traditionnelles, elles ne devraient pas être recommandées par les médecins comme une alternative crédible au tabagisme.
Il peut sembler frustrant pour le praticien que la majorité des fumeurs refuse d’envisager un arrêt immédiat, hésite à effectuer une tentative ou rechute peu après une tentative d’arrêt. A long terme, il faut garder en mémoire le fait que la plupart des tentatives d’arrêt ne sont couronnées de succès qu’après plusieurs essais et que les arrêts spontanés, parfois cités comme exemple de l’apparente inutilité du conseil médical, sont souvent le résultat de l’intégration par le fumeur des conseils et des informations reçus auparavant, qui ont préparé le terrain pour un changement qui va survenir dans un moment favorable. Le fumeur confronté à une situation médicale inattendue (maladie liée au tabac), impressionné par un événement survenu dans son entourage (décès d’un proche) ou face à un tournant dans sa vie (grossesse ou naissance d’un enfant), peut ainsi décider subitement de cesser de fumer sans avoir recours à une aide extérieure.
Sur le plan de la santé publique, le conseil médical aux fumeurs contribue à « dé-normaliser » le tabagisme et à augmenter à long terme le nombre de tentatives d’arrêt, donc le nombre de fumeurs qui finissent par cesser de fumer. Il faut donc intégrer le conseil médical dans un cadre plus large et envisager l’interaction entre le soignant et le fumeur comme un investissement à long terme.
▪ Le conseil médical sous forme d’intervention brève ou d’entretien motivationnel augmente le nombre de tentatives d’arrêt des fumeurs et les chances d’arrêt à long terme
▪ La prescription d’une aide pharmacologique (substituts nicotiniques, bupropion, varénicline) augmente l’efficacité de l’intervention médicale
▪ Le praticien ne doit pas se laisser décourager par la faible efficacité immédiate de l’intervention mais considérer l’augmentation à long terme du nombre d’anciens fumeurs dans la population
▪ Toutes les interventions (individuelles et sociétales) qui contribuent à dé-normaliser l’usage du tabac, donc à souligner le caractère normal de l’abstinence tabagique, sont utiles en termes de santé publique