Tout le monde (scientifique) s’y attendait : le magazine Science a attribué le titre de découverte de l’année 2015 à la technique CRISPR, qui permet de pratiquer, avec une déconcertante facilité, l’« édition » génétique.1 Autrement dit, de traiter le génome comme s’il était un vulgaire texte. De modifier les lettres, les mots et même, d’une certaine façon, les règles de grammaire. Certes, tout cela, on savait déjà le faire. Mais de manière infiniment plus lente, complexe et coûteuse. Désormais, n’importe quel laboratoire de province a les moyens de bricoler le génome et d’observer le résultat. Et cela, chez les bactéries, les plantes et bien sûr les animaux, dont l’homme. Cette nouvelle technique n’est pas à proprement parler une invention, mais plutôt la découverte d’un mécanisme qu’utilisent depuis la nuit des temps certaines bactéries pour se défendre des phages. Avec CRISPR, le progrès consiste à détourner une vieille méthode laissée par l’évolution pour soumettre le génome à l'intelligence et aux projets humains. Nous voici au cœur de l’époque.
Pour le moment, en Suisse, le débat sur CRISPR reste embryonnaire. Le ton se veut rassurant. Du genre : cette technologie se déploie dans le domaine du connu, on va l’employer pour continuer à faire ce que les humains font depuis toujours par la sélection, c’est-à-dire orienter l’évolution du vivant selon leurs besoins. On l’utilisera aussi pour mieux comprendre les organismes et les pathologies. Et, évidemment, pour soigner des maladies génétiques. On en appelle à un consensus : il est encore trop tôt pour passer aux cellules germinales humaines, soit pour « éradiquer » une maladie génétique dans une lignée, soit pour « améliorer » les caractéristiques des humains.
Très bien. Mais, même à ce stade, se posent des questions inédites. Prenez les maladies génétiques. Comment allons-nous les définir ? En partant, selon la grande tradition de la médecine, de la souffrance des individus et de la diminution de leurs capacités d’être eux-mêmes ? Ou un normal sera-t-il déterminé à partir des nouveaux pouvoirs ? Puisqu’il n’y a désormais plus de nature à suivre, la norme s’ouvre sur tous les possibles. Même la notion de « réparer » l’erreur ou les erreurs qui entraînent des maladies génétiques n’a plus vraiment de sens. Pourquoi ne pas d’emblée améliorer ? Ce qui est sûr, c’est que CRISPR va reconfigurer la nosologie.
Autre domaine où la technologie prolonge et menace à la fois le pouvoir humain, en une boucle étrange : l’intelligence artificielle. Utilisé dans les machines de dernière génération, le « machine learning », en particulier le « deep learning », surpasse avec une efficacité croissante nos compétences lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes complexes. Qu’importe, disent certains, du moment que ce qu’elle produit signifie quelque chose pour nous et nous est utile.
Mais les machines ne cessent de s’améliorer. En plus d’organiser notre monde et de résoudre nos problèmes, elles se montrent capables d’explorer au-delà de nos propres capacités de connaissance. Des chercheurs commencent à redéfinir les mathématiques pour les rendre compréhensibles aux ordinateurs.2 Le but est de progresser davantage encore dans la résolution de problèmes dont la complexité et l’abstraction dépassent nos capacités. Mais il existe le risque que nous n’arrivions pas à suivre. Que la compréhension de ce que démontrent ou trouvent les ordinateurs dans un monde mathématique qui leur est propre nous reste inaccessible. Et que nous soyons donc incapables de déterminer si les preuves informatiques fournies sont valides. Puisque le concept de preuve ne peut reposer que sur une référence humaine.
En biologie, les technologies de transformation vont au-delà de l’édition du génome. Editer, c’est encore manifester une certaine déférence à ce dont le vivant et nous-mêmes sommes faits. Comme attitude plus radicale encore, mais aux développements encore très limités, il y a la biologie synthétique. Son champ n’est pas encore clairement défini. S’agit-il seulement de créer des blocs standards d’ADN – des BioBricks, par exemple – apportant des fonctions aux bactéries, de la même façon que des composants de circuits électroniques ? Ou de viser des degrés de liberté supplémentaires, en fabriquant par exemple de nouveaux types de cellules ? D’un côté, une hybridation ancienne-nouvelle biologie. De l’autre, de la nouveauté absolue. Jusqu’où va aller l’artefact ?
L’exploration du vivant ne s’arrête pas là. De nombreux physiciens, biologistes et chimistes travaillent sur l’une des plus vieilles questions qui se posent en biologie : qu’est-ce qui différencie la matière vivante de la matière inerte ? Du vivant, nous connaissons une bonne partie des molécules et mécanismes. Et pourtant, sa différence spécifique nous échappe et nous restons incapables de le créer.
Une approche de cette question passe par les théories de « matière active ».3 Pour essayer de comprendre ce qu’est la matière vivante, des chercheurs ont mélangé des protéines de microtubules avec des kinésines et de l’ATP. A leur surprise, le système s’est auto-organisé. Une élucidation de la « matière active » s’amorce. Le défi est maintenant de trouver un modèle mathématique décrivant l’organisation de la matière qui permette aux organismes d’exprimer ce que nous appelons la vie. Pour peut-être ensuite passer à l’amélioration. Et à une autoconstruction humaine radicale, à partir de la physique.
Pour tenter d’éclairer éthiquement la technologie CRISPR et ses fulgurants développements, un grand forum mondial, réunissant plus de 40 pays, l’International Summit on Human Gene Editing, a été organisé à Washington durant les mêmes jours que la COP21 de Paris. On y a parlé promesses, dangers et inconnues. On s’y est demandé jusqu’où aller dans la modification de l’ADN des bactéries, plantes et animaux. Mais aussi s’il était légitime, dans l’état actuel des connaissances, de modifier la lignée germinale de l’homme, soit pour supprimer des maladies génétiques, soit en vue d’améliorer l’espèce. Le climat était vif, un peu inquiet. Tout le monde parlait des expériences semi-secrètes menées ces jours en Chine, qui semblent faire peu de cas des soucis éthiques occidentaux. On proposa de décréter un moratoire, un nouvel Asilomar. Mais pour arriver à la conclusion que cela ne servirait à rien.
CRISPR apparaît comme la technologie la plus avancée dans les possibilités de rétroaction de l’homme sur lui-même. Mais les mêmes réflexions devraient être menées pour les autres technologies qui viennent d’être évoquées. Et pour toutes, on arriverait à un identique constat d’un impossible contrôle. Ou de griserie devant l’inconnu, en sachant que, d’une manière ou d’une autre, quelles qu'en soient les conséquences, nous allons y aller.
Nous n’en sommes qu’aux débuts timides d’une autoréflexion globale sur l’animal humain, fait demi-dieu par le hasard de l’évolution, vivant belliqueux et ambitieux qui a passé une étape qui le place à distance des autres vivants. Et qui ne sait comment utiliser ses nouveaux pouvoirs ni ce qu’ils signifient pour son devenir.
Quelque chose en nous nous échappe. Et des mondes qu’il nous reste à découvrir, nous ignorons tout. Nous allons vers l’inconnu, c’est dangereux, le résultat pourrait bien être une disparition auto-infligée, mais nous ne savons pas comment faire autrement qu’avancer. Nous sommes tout entier tissés du besoin de nous dépasser, dans tous les sens du terme.