La pénurie de main-d’œuvre qualifiée, associée au vieillissement de la population et à la maîtrise des coûts de la santé ont fait progressivement du domicile un lieu de prise en charge complémentaire à l’hôpital. L’importance du rôle des proches est dès lors en pleine croissance. Paradoxalement, leur rôle, pour évidente que soit leur intervention, ne fait l’objet d’aucune définition communément admise. Dans cet article, nous analysons les enjeux liés à ce défaut et nous nous arrêtons sur les paramètres à considérer pour formaliser leur statut. S’il est souvent question pour les soignants de patient «partenaire» dans les débats actuels, ce statut pourrait s’élargir aux proches et leur assurer une reconnaissance sociale qui, en l’état, ne leur est accordée que très partiellement.
En décembre 2014, le Conseil fédéral a publié un rapport intitulé « Soutien aux proches aidants. Analyse de la situation et mesures requises pour la Suisse ». Ce rapport préconise le développement d’un plan d’action pour soutenir les « proches aidants ». Il s’agit, en définitive, de définir et coordonner des mesures de soutien à l’égard des personnes qui, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, de vieillissement de la population et d’augmentation des coûts de la santé, se retrouvent en première ligne face à la maladie et la perte d’autonomie d’un tiers.
Or, qui entre dans cette catégorie de « proche » (que l’on nomme aussi à tour de rôle – et non sans débat terminologique et politique – aidant informel, aidant naturel, aidant familial) ? Sur quels critères se fonde sa définition ? Et quel est l’impact de ces critères sur la place qu’occupent les proches dans la chaîne thérapeutique et sur leur reconnaissance (sociale ou médicale) ? Dans cet article, nous montrons que les réponses à ces interrogations restent trop floues. Cela masque d’importants enjeux liés au type de soutien et d’encadrement à apporter aux proches au vu du contexte actuel de (re)médicalisation du domicile.
La notion de « proche » est souvent associée à celle d’aidant, c’est-à-dire à toute personne qui consacre une partie de son temps pour soigner ou soutenir un membre de sa famille (ou de son entourage). Toutefois, selon les critères de définition ou les seuils pris en considération, le nombre estimé des personnes concernées varie passablement. Ainsi, sur la base d’une extrapolation menée à partir de l’enquête suisse sur la santé de 2012, le rapport du Conseil fédéral fait état de 680 000 à 750 000 personnes tributaires de l’aide d’un proche dans les douze mois qui ont précédé l’enquête. Alors qu’en se fondant sur une analyse des chiffres du module «travail non rémunéré» de l’enquête suisse sur la population active, l’étude menée par Büro Bass en 2014 fait état de 170 000 proches (chiffre stable et valable pour la période 2010-2013). En l’état, une méthodologie unifiée et paramétrée fait défaut pour établir avec précision le rôle joué par les proches et pour distinguer leurs différentes formes d’intervention. Les éléments pris en compte pour guider les réflexions politiques et économiques dans l’attribution aux proches de droits et de prestations spécifiques s’avèrent donc labiles.
Cette variabilité se vérifie dans les définitions de la notion de proche, plus ou moins précises selon les contextes et les objectifs qui y sont rattachés. Par exemple, la définition retenue par le canton de Vaud dans le cadre de son programme cantonal « Proches aidants », visant à reconnaître cette frange de la population et la soutenir, est la suivante : « Un proche aidant est une personne qui consacre de son temps au quotidien auprès d’un proche atteint dans sa santé, son autonomie. Il assure à titre non professionnel et de façon régulière une présence et un soutien pour l’aider dans ses difficultés et assurer sa sécurité. Il peut s’agir d’un membre de la famille, d’un voisin ou d’un ami».a Cette définition recouvre tous les accompagnants prodiguant une aide formelle ou informelle.
Dans certains cas exceptionnels, le canton de Vaud octroie une aide complémentaire aux familles faisant face à la maladie d’un adulte ou d’un enfant, via le fonds cantonal pour la famille, géré par la caisse cantonale de compensation. La définition des proches est, dans ce cas, assortie de critères plus précis liés au revenu familial et à la façon dont la maladie le limite. A Fribourg, les montants alloués aux proches sont soumis à des critères différents, tels que le « degré de dépendance » de la personne malade. Autrement dit, s’il existe a priori une vision « générique » des proches, les différentes mesures qui leur sont octroyées font éclater cette unité de façade par la création d’une suite de sous-catégories dont la trame conceptuelle varie d’une région à une autre.1 Estelle de Luze observe dans la même veine que « le législateur du Code civil a introduit le terme proche dans de nombreuses dispositions, mais n’en propose aucune, ce qui laisse une grande marge de manœuvre, pour son interprétation et son application ».2
Il en résulte que les proches d’un patient constituent simultanément une évidence et une énigme. Il en va de même en clinique où prévaut le droit du patient, seul habilité à intégrer (ou à exclure) les proches de la prise en charge thérapeutique. En effet, les proches sont juridiquement inclus dans la chaîne thérapeutique si et seulement si le patient perd sa capacité de discernement. Le nouveau droit de protection de l’adulte, entré en vigueur en 2013, fixe un certain nombre de jalons dans la reconnaissance faite aux proches. Il détaille qui peut participer à la prise de décision thérapeutique et fixe un ordre de priorité (voir les articles 360 à 373 du Code civil). Avant cela, les proches n’ont formellement aucun droit. Bien entendu, les pratiques diffèrent de ces aspects purement juridiques et les soignants sont sensibles à l’intégration des proches dans les parcours thérapeutiques. Mais cette intégration diffère beaucoup de cas en cas et reste inscrite dans un cadre mal délimité.
Quelques données sociologiques permettront de se plonger dans cette réalité hétéroclite. De nombreuses études démontrent que le profil sociologique des proches ne se décline pas de façon aléatoire mais qu’il est déterminé par des variables liées au sexe, à l’âge, aux revenus ou encore à l’organisation familiale.3–5 Ce déterminisme sociologique ne livre toutefois aucune information sur la place qu’occupent de facto les proches dans la chaîne thérapeutique. En effet, si leur présence tend à gagner en importance, et si cette augmentation tend à être avant tout assumée par des femmes – en particulier quand le parent malade est un ascendant plutôt qu’un conjoint –, la façon dont soignants et patients les incluent dans leurs décisions reste peu documentée, en particulier dans les situations où la mort constitue une issue possible ou probable.
Les travaux de Fainzang6 sur l’alcoolisme ont démontré les interactions ambivalentes entre une personne dépendante et son environnement social : la famille ou les amis peuvent aider la personne à s’en sortir, tout en étant exposés à une forme de contagion et vulnérabilisés par leur parent alcoolique. La cellule familiale fait plus généralement l’objet de recherches qui ont pour but de mesurer le degré et la nature de son influence. Dans le domaine de l’infectiologie, Delaunay et Vidal7 ont clairement décrit comment la famille est le creuset de nombreux repères sociaux à commencer par les normes culturelles et sociales ou par les moyens économiques, tous deux favorisant ou réduisant l’observance d’un traitement. Dans les consultations gériatriques, face à la possibilité d’une démence, Brossard8 a montré combien le diagnostic, parfois incertain, repose sur le crédit apporté aux proches.
Ces différentes études montrent bien comment, du point de vue médical, le statut des proches oscille entre celui d’allié et celui d’ennemi :9 les proches sont tantôt à contrôler, voire à neutraliser, ou encore à solliciter. A cette ambivalence s’ajoute une difficulté : le dédale juridique dans lequel sont plongés les proches d’une personne durablement et gravement malade, limite le degré de reconnaissance que ces personnes peuvent recevoir de leur entourage privé et professionnel. Il n’existe pas en Suisse de mesure légale standard qui permette, comme nous l’avons étudié dans notre recherche (voir encadré), à un salarié de bénéficier d’un traitement particulier alors qu’il est impliqué dans l’accompagnement d’un être cher (allègement de la charge de travail, replanification des tâches, congé pour accompagnement) : les mesures sont prises de gré à gré, selon les moyens et/ou le bon vouloir de l’employeur, voire des collègues. Nous avons mis en évidence dans notre recherche que, hormis celle de démissionner, l’autre voie possible est celle d’obtenir un certificat médical d’arrêt de travail. Les proches se transforment par conséquent en patients qui ont dès lors droit – à l’instar des personnes malades accompagnées – à un suivi ou à des prestations qui dépendent de décisions médicales.
Actuellement, devenir un « proche partenaire » dans les soins n’est pas garanti. Ce rôle se concrétise dans la chaîne thérapeutique en fonction des situations, souvent au bon vouloir des cliniciens aussi bien qu’à celui des employeurs. Et quand le partenariat s’avère effectif, leur rôle oscille entre celui de cosoignant et de copatient, à l’image de ce qu’Andrieu et Grand10 observent concernant la place que ces proches occupent dans la prise de médicament auprès de patients atteints d’Alzheimer.
S’il est bien entendu crucial de connaître et mesurer les impacts sociaux, économiques et cliniques que la maladie exerce sur les proches (la littérature médicale abonde de données pertinentes en la matière), à une époque où le système de soins investit de façon croissante le domicile, il devient tout aussi important de réfléchir aux modalités d’inclusion des proches – en tant que tels et non pas en tant que patients bis – en clinique. Il en va, en somme, de la reconnaissance d’un véritable statut, qui a fait défaut à bon nombre de personnes lorsqu’elles étaient concernées.
Dans notre recherche, nous avons mis en évidence le fait que ce manque de reconnaissance dans le monde professionnel entraîne des traitements hautement inégalitaires selon la culture d’entreprise (la tendance ou non à se soucier de l’équilibre entre vies professionnelle et privée), ou selon les représentations liées à la maladie et aux malades (la solidarité est tendanciellement plus spontanée face à un enfant atteint d’un cancer que face au grand âge d’un parent). Par analogie, tant que la place des proches dans les soins n’est pas accompagnée de la reconnaissance formelle de droits et de devoirs – si possible adaptés aux différentes situations cliniques – et/ou de la désignation d’intervenants ayant pour population cible les proches, l’ambiguïté à leur endroit persistera.11
Bien que l’on se soit contenté de cette situation jusqu’à présent, le vieillissement de la population, la chronicisation des pathologies, associées à la question économique des soins, en hissant les proches à hauteur d’intervenants de première ligne, exigent qu’une réflexion de fond soit lancée pour aboutir à des mesures favorisant la coopération des proches et des soignants, sans forcément remettre en cause certains droits des patients. La démarche n’est pas simple, mais elle mérite d’être explorée pour assurer une meilleure équité des prises en charge thérapeutiques et améliorer leur qualité.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
Yannis Papadaniel est président du comité de l’Association Espace Proches, qui chapeaute l’organisme du même nom qui offre une série de prestations aux proches et proches aidants (www.espaceproches.ch).
Financée par le Fonds national suisse dans le cadre du programme national de recherche « Fin de vie » (PNR67), notre recherche documente la tension qui peut résulter entre les proches employés, leurs collègues et leurs employeurs dans les tentatives d’articuler travail et accompagnement. Nous nous sommes intéressés aux ressources, aux besoins et aux difficultés des employés concernés par la régulation de leur rôle de « proche aidant » sur leur place de travail, dans une diversité de contextes professionnels.
Nous avons analysé trente-neuf situations. Dans vingt et une d’entre elles, nous avons rencontré une seule personne ; dans les dix-huit autres, entre deux et six personnes. Après avoir obtenu l’accord du premier proche aidant sollicité, nous avons interviewé trente-six autres individus, des membres de la famille, voire la personne malade, ainsi que des collègues de travail et divers supérieurs hiérarchiques, directs ou non. Ce matériel représente septante-cinq entretiens approfondis, d’une moyenne de deux heures environ. Nous avons également mené vingt-neuf entretiens avec des soignants, des travailleurs sociaux, des responsables de ressources humaines et des experts en work and care. Au total, nous avons donc mené cent quatre entretiens.
Notre population d’enquête – qui n’est pas un échantillon – relève de stratégies de recrutement mises en place avec divers partenaires.b Nous avons interviewé quarante et un proches. Ces proches ne sont pas uniquement caractérisés par le volume d’heures investies dans l’accompagnement, mais également par la charge subjective – déterminée par leurs ressources matérielles, sociales et symboliques – que représente cet accompagnement. Parmi ces proches, trente-trois personnes – chaque fois dans des situations différentes – travaillent entre 80 et 100 %.
Le type de pathologie qui prédomine – soit les deux tiers de nos situations – est de nature oncologique. Enfin, toujours avec une valeur purement indicative, le premier proche rencontré pour chacune des situations était avant tout un conjoint s’occupant de son époux/épouse ou un enfant ayant la charge (partagée ou complète) de son père ou de sa mère.