La notion d’épigénétique gagne en ampleur dans la compréhension des morbidités qui affligent les individus dans nos sociétés. Lien moléculaire entre l’environnement et le génome, elle alimente aussi des discours pleins de promesses qui annoncent d’importants progrès dans l’interprétation des relations entre déterminants génétiques et non génétiques de maladies complexes.1 S’appuyant sur des avancées technologiques majeures en sciences de la vie, la recherche épigénétique a commencé à étudier les « épigénomes » humains, soit les éléments fonctionnels du génome qui caractérisent les différents types de tissus.2,3 L’objectif idéal de l’épigénétique est ainsi de parvenir à élucider la relation entre les génotypes et leurs contextes, à savoir la myriade de facteurs environnementaux qui contribuent au développement de tout phénotype au cours d’étapes temporelles variables et parfois clés, de l’embryogenèse aux parcours de vie individuels. Les évidences épigénétiques ont de surcroît permis d’avancer l’hypothèse des conséquences durables de ces stimuli environnementaux, non seulement sur la santé des individus, mais peut-être même sur celle de leur descendance. Ces indices, organisés par de nouvelles perspectives théoriques, ouvrent aujourd’hui de nouveaux horizons de recherche qui accordent à l’épigénétique un rôle de plus en plus prépondérant dans le projet dit de « médecine prédictive, préventive, personnalisée et participative ».4 L’épigénétique est ainsi de plus en plus considérée comme un vecteur important d’individualisation en matière de santé, traversant les échelles et les ontologies, des environnements cellulaires aux modes de vie des individus : exposition à des toxiques, alimentation, niveaux de stress, etc.
La possibilité d’établir des profils épigénomiques est considérée comme particulièrement prometteuse pour le développement de traitements de précision pour une large variété de pathologies :5 les cartes épigénomiques de types de tissus normaux et pathologiques pourraient aboutir à une meilleure compréhension des mécanismes moléculaires du développement des maladies et, partant, permettre d’identifier des nouvelles pistes thérapeutiques et de nouvelles cibles spécifiques.a
Dans ce contexte en plein essor, la pharmaco-épigénétique est à l’origine d’avancées significatives qui conduisent aujourd’hui à des applications cliniques, actuellement disponibles dans l’Union européenne et aux Etats-Unis, surtout dans le traitement ciblé de divers types de cancer.6
Les développements biotechnologiques dans le champ de l’épigénétique ouvrent aussi l’accès à un nombre croissant de biomarqueurs potentiellement pertinents sur le plan prédictif, permettant d’établir de nouveaux diagnostics, pronostics et tests de dépistages à partir de tissus spécifiques d’individus singuliers. Aujourd’hui, plusieurs entreprises comme Epigenomics AG, Sequenom, ou encore Exact Sciences ont investi ce créneau et proposent un éventail de diagnostics moléculaires in vitro basés sur des marqueurs épigénétiques, notamment en oncologie.7 Mais l’épigénétique semble aussi en passe de reconfigurer la dimension préventive de la médecine dite personnalisée. Les techniques de cartographie épigénétique sont en effet considérées comme le fer de lance de nouvelles stratégies de monitoring appliquées aux parcours de vie des individus. En récoltant un nombre de plus en plus important d’informations relatives aux influences environnementales auxquelles ils sont exposés, et en les corrélant aux transcriptions au niveau épigénétique,8 la recherche épidémiologique investit désormais le potentiel de ces biotechnologies dans l’espoir de mieux prévenir l’apparition et la propagation d’une grande part de maladies courantes. En vertu de la forte réactivité des processus épigénétiques aux influences environnementales, l’observation temporelle des modulations contextuelles des configurations épigénétiques des individus pourrait dès lors permettre le développement de nouvelles stratégies de prévention personnalisée,9 notamment en anticipant les modulations pathogènes liées aux changements de modes de vie, de régime alimentaire, ou encore de gestion du stress.
On comprend dès lors que l’évolution récente de l’épigénétique alimente nombre d’attentes quant au renforcement du paradigme de la médecine personnalisée, mais aussi des perspectives critiques quant aux enjeux éthiques,10,11 et socio-politiques12-14 de son développement. L’un de ces enjeux est la transformation potentielle de la clinique liée aux nouvelles temporalités produites par l’épigénétique.
En dotant la biomédecine de techniques moléculaires pour étudier le rôle de l’environnement et son interaction spécifique avec le façonnage génétique temporel de la santé et de la maladie de chaque individu, l’épigénétique est peut-être en passe de reconfigurer la clinique médicale. Nous observons en effet aujourd’hui une conjonction remarquable15,16 entre, d’une part, les évidences de l’héritabilité épigénétique17 (chez les modèles animaux18 comme chez les humains19) et, d’autre part, les hypothèses bien établies des origines développementales de la santé et des maladies (Developmental Origins of Health and Disease – DOHaD).20–22 Dans son acception étroite, le concept DOHaD suggère que l’embryon, le fœtus puis le nourrisson sont sous l’influence constante de l’environnement au sein duquel ils se développent, de la période in utero aux premières années de la vie. Aujourd’hui, un nombre croissant d’évidences moléculaires indique de surcroît que des facteurs environnementaux (polluants, forme d’alimentation, situations de stress, etc.) sont « transduced by the mother (…) and then act via developmental plasticity to affect the characteristics of the offspring ».23 Ces nouvelles données conduisent ainsi à une interprétation plus large du concept DOHaD : l’existence d’un héritage épigénétique de traits phénotypiques au travers des lignées germinales tant paternelles que maternelles. Cet héritage semble enclenché par un stimulus environnemental transmis par la mère (génération F0), et qui affecte l’épigénome du fœtus (génération F1) ainsi que les cellules de sa lignée germinale, impliquant ainsi des conséquences à long terme pour la progéniture du fœtus (génération F2). Des hypothèses encore controversées18,24 suggèrent même que ces traits épigénétiques pourraient être transmis à une génération qui ne serait pas touchée matériellement par le stimulus environnemental en question (la génération F3 dans l’exemple ci-dessus).25
La programmation épigénétique de l’embryon, puis du fœtus, peut ainsi être considérée comme une étape déterminante pour le développement de la santé individuelle de chacun. Du fait de la dynamique d’addition et de soustraction de marques épigénétiques sur le génome, la combinaison des DOHaD et de l’héritabilité épigénétique reconfigure les processus développementaux comme des fenêtres temporelles de changements adaptatifs qui affectent à la fois la santé des nouveau-nés et celle des générations suivantes.26 Plutôt que de se concentrer uniquement sur les traits phénotypiques acquis dans la fenêtre critique du développement que constituent les premiers 1000 jours de la vie, l’approche combinée des DOHaD et de l’épigénétique permettra sans doute de mieux saisir la manière dont des prédispositions épigénétiques innées, issues de la lignée tant paternelle que maternelle, peuvent jouer un rôle décisif dans la programmation de la santé individuelle. En d’autres termes, en démontrant que la temporalité du développement est essentielle non seulement pour notre santé à l’âge adulte, mais également pour la transmission de l’héritage épigénétique aux générations futures, les résultats récents de l’épigénétique corroborent, étendent et solidifient ce qu’il faudrait désormais désigner comme le paradigme DOHaD.
Si l’on considère à l’instar de Claude Bernard que l’efficience de la médecine va de pair avec les « modificateurs de la vie » qu’elle possède,27 force est de prévoir que l’extension des temporalités des facteurs déterminants de la santé reconfigurera la clinique. En apportant un éclairage nouveau sur le puzzle étiologique de bon nombre de pathologies communes1 et, corrélativement, sur la plasticité des réponses de notre génome à son environnement précoce intra- et extracorporel, l’épigénétique et les DOHaD refaçonnent la santé individuelle comme une interaction dynamique entre gènes et expériences, entre biologie et biographie, et ce, comme nous l’avons vu, sur une échelle de temps de plusieurs générations. Il est dès lors plausible d’imaginer une extension de l’espace-temps pertinent de la prise en charge de l’état de santé des individus, notamment par l’extension de l’anamnèse en deçà et au-delà de leur vie biologique et socio-environnementale. Idéalement, on devra par exemple considérer la situation de santé d’un individu en tentant d’articuler la grossesse dont il est issu en termes de santé maternelle et anténatale, son développement métabolique et cognitif du stade néonatal à l’âge adulte, en tentant d’intégrer l’état de santé, les comportements et les choix des générations qui l’ont précédé, tout en envisageant la santé de celles qui le suivront. Si cet horizon ouvert par l’épigénétique et les DOHaD est à ce jour assez lointain, on peut toutefois envisager avec plus de réalisme que le mode de vie et la santé des parents et grands-parents pourraient bientôt faire partie intégrante de toute anamnèse routinière, même en l’absence d’antécédents familiaux de risques génétiques, du fait précisément de la possibilité avérée de séquelles développementales liées à la transmission d’effets épigénétiques par les gamètes.28
Ces liens entre la santé des générations passées, présentes et futures nécessiteront aussi de revisiter le projet de « médecine personnalisée » à l’aune de l’épigénétique et des DOHaD. Pour ses promoteurs, la nouveauté de ce projet29,30 repose notamment sur trois possibilités, avérées sur les plans théoriques et technologiques : investir les données moléculaires relatives à la constitution biologique d’une personne et à ses prédispositions à certaines maladies (génome) ; cartographier son exposition à des perturbateurs (exposome) ; et intégrer des données relatives à son mode de vie de manière à corréler ces données avec une stratégie spécifique de profilage et de monitorage destinée à un individu donné. Cependant, les évidences de l’héritabilité épigénétique et de la programmation développementale de la santé pourraient remettre partiellement en question cette conception « individualiste » de la médecine personnalisée de précision. L’épigénétique et les DOHaD suggèrent plutôt une nouvelle acception de la notion de personne, considérée comme l’actualisation singulière des décisions, des biographies, des environnements et des degrés de bien-être de différentes générations, et aux prises avec la nécessité de protéger son propre corps (son épigénome) des modifications qui pourraient avoir des conséquences néfastes sur la santé de sa progéniture.
Relevons enfin que les conceptions renouvelées des déterminants environnementaux et transgénérationnels de la santé et de la maladie portée par l’épigénétique et les DOHaD commencent à circuler au sein de l’espace social, engendrant des reconfigurations sociétales qui commencent à être étudiées.31,32 Outre leurs effets sur l’exercice de la médecine, ces conceptions orienteront vraisemblablement aussi la manière dont les individus eux-mêmes concevront leur santé et leurs maladies, non seulement sous l’aspect de leur patrimoine biologique mais aussi sous celui de leur agentivité en santé, soit leur capacité à agir de manière à tenter de moduler les effets de cette héritabilité, pour eux-mêmes et leur descendance. En ce sens, anticiper les effets de l’épigénétique et des DOHaD sur la clinique ordinaire représente aujourd’hui un enjeu crucial non seulement pour le futur de la pratique médicale et des politiques de santé, mais également pour une meilleure compréhension des projets visant l’essor de ladite « médecine personnalisée ».b