Le style de cette chanson du poète vaudois, Jean Villard Gilles, a passablement vieilli, mais son contenu reste d’une brûlante actualité. Son thème remonte en fait à la nuit des temps. Les Juifs le racontaient déjà dans l’histoire du veau d’or, il y a plus de 3000 ans : de manière récurrente, et non constante (ce point est essentiel), les peuples se prosternent devant le dieu Or, quitte à y perdre leur âme et le sens de leur vie.
Cette prosternation a dramatiquement contaminé le monde des soins. D’hospices, destinés autrefois à accueillir les humains démunis et souffrants, les hôpitaux sont devenus des entreprises mises en concurrence, dont on exige rentabilité et profit ! Comment notre civilisation, regorgeant pourtant de brillantes intelligences, a-t-elle pu atteindre un tel degré d’imbécillité collective ? Le mouvement s’est surtout accéléré depuis un quart de siècle : dans les années 90, en effet, les responsables politiques des pays occidentaux, enivrés, d’une part, par le triomphe du capitalisme qui piétinait les décombres du communisme, effrayés, d’autre part, par la dérive difficilement maîtrisable des coûts de la maladie, décidèrent de confier le gouvernail de la santé aux économistes et aux financiers. S’ensuivirent des décisions en cascade allant toutes dans le sens de soumettre les « fournisseurs de prestations », publics et privés, aux merveilleuses lois du marché. Rentabilité et efficience devinrent les qualités premières exigées des soignants.
Ces politiques, atteints de DMLA sont responsables d’un immense gâchis
En janvier 2003, notre vénérable conseiller fédéral, Pascal Couchepin, disciple inconditionnel du libéralisme économique, devint ministre de la Santé et emboucha cette trompette simpliste, suivi rapidement par la majorité des chambres fédérales. Je saluai cette nomination avec inquiétude, à l’époque, dans un article envoyé du Québec où je vivais un temps sabbatique.1
Ces politiques, atteints de DMLA (Démocratie Malheureusement Limitée aux Avoirs), sont responsables d’un immense gâchis (pour les non-initiés, la DMLA est une maladie de la rétine qui rend progressivement aveugle…).
Résultat de cette cécité politique, le monde des soins est devenu celui de la maltraitance des soignants, soumis à de telles pressions financières qu’ils vivent un stress permanent, associé à la sensation constante de bâcler leur travail, de n’avoir aucun espace pour répondre aux besoins non rentables des patients (le bien-être physique et émotionnel demande du temps et ne rapporte rien) et de n’être professionnellement plus du tout en accord avec leurs valeurs, celles qui leur avaient fait choisir leur métier.
Ingrédients puissants de l’épuisement et de la dépression, engendrant du cynisme, voire de la maltraitance à l’égard des patients. Absentéisme prolongé, démissions en cascade, valse des médecins-chefs, toutes ces turbulences ne sont que le résultat d’une politique de soins qui a placé l’argent au centre (tout en prétendant que c’est le patient qui s’y trouve…). Quel gâchis ! Que de souffrance de toutes parts ! Et chacune et chacun d’accuser sa direction hospitalière d’être la pire du monde, alors que le problème est analogue dans tous les hôpitaux (et dans la plupart des pays), à quelques nuances près.
Les seuls gagnants, car il y en a toujours au Monopoly, sont les hommes et les femmes d’affaires qui savent investir dans des activités médicales rentables, au sein de grands centres commerciaux de la médecine ou de puissants groupes d’assurance.
Comme dans les histoires d’Astérix, un village résiste pourtant à l’envahisseur. Interrogé lors de son passage à Genève pour une conférence, le Professeur Augustin Lage, scientifique à la pointe du développement bio-technologique, classé parmi les cinq universitaires les plus importants du continent américain par la revue Americas Quaterly, explique la force de ce village gaulois : « A Cuba, l’approche est de s’interroger sur l’état de la société et de développer un savoir en lien avec les besoins et réalités sociales. Le succès d’une technologie se mesure donc à l’impact qu’elle a sur la santé publique. C’est ce qui nous différencie des grandes compagnies pharmaceutiques, qui peuvent se contenter de développer un produit accessible uniquement à une infime minorité pour autant qu’il soit rentable. Nous, nous partons de la Déclaration universelle des Droits Humains : elle ne définit pas la médecine comme un luxe, mais comme un droit. En soixante ans, l’espérance de vie a passé de 62 ans à 78 ans. La mortalité infantile a été divisée par quinze. La pyramide des âges est devenue similaire à celle d’un pays occidental. » Les principaux succès du système sanitaire cubain ont fait le tour de la planète. Ses médecins, bien formés, sont même envoyés en Afrique, comme lors de l’épidémie d’Ebola, pour venir en aide à certains pays.
Le Professeur Lage poursuit : « Dans beaucoup de pays, on parle de développer l’économie pour ensuite, si tout va bien, offrir une éducation et des soins. Nous avons fait le choix inverse : l’éducation et la santé sont des droits, ils seront le socle de notre développement. D’où la mise en place d’un système de santé public, gratuit, participatif et universel, orienté sur le niveau d’attention primaire. Une médecine de proximité qui ne veut pas dire de moindre qualité. » Et enfin : « Le marché seul est incapable de répondre aux défis de la santé publique» ! (Toutes ces citations sont tirées d’un article paru dans le journal Le Courrier 2).
Chez nous, on reste fasciné par les Etats-Unis, eldorado du libéralisme, pays qui dépense pourtant de loin le plus au monde pour les soins (17,1 % du PIB en 2016), avec un résultat assez misérable sur la santé moyenne de sa population, justement parce qu’on y privilégie quasi uniquement ce qui est rentable financièrement. Il n’est donc pas très difficile de savoir ce qui attend les Suisses d’ici quelques années, si l’on poursuit dans cette imitation béate du modèle américain. A entendre, l’autre soir, dans l’émission Forum de la RTS,3 notre jeune conseiller national Philippe Nantermod, le vent n’est pas prêt de tourner. Invité à débattre avec Rebecca Ruiz, des problèmes liés à la mauvaise observance thérapeutique des patients, cet autre disciple fervent du libéralisme économique a fait étalage de son ignorance en matière de complexité des soins et d’éducation thérapeutique du patient. Le simplisme de ses propositions aurait fait pâlir d’envie Donald Trump lui-même ! On se contenterait d’être gêné pour M. Nantermod…s’il ne venait pas d’être nommé membre de la Commission de la Sécurité Sociale et de la Santé publique du Conseil National. Osons espérer qu’après cet épisode peu glorieux, il aura à cœur de s’informer et de mieux comprendre la complexité des maladies et de leurs traitements.
En tant que médecin de famille, je suis témoin, depuis de nombreuses années, de la grande souffrance qui règne dans le monde des soins, de la femme de ménage au directeur, en passant par toutes les professions soignantes. De grâce, arrêtons le carnage !