L’analyse anatomopathologique d’un échantillon tumoral est une pierre angulaire de la prise en charge des patients présentant un cancer. Elle précise le stade de la maladie, son type histologique, et définit certaines caractéristiques biologiques, le tout permettant d’opter pour une attitude thérapeutique adaptée. Les nouvelles thérapies consistent de plus en plus en des molécules ciblant des spécificités biologiques tumorales, reflétées par la surexpression ou la mutation de certaines protéines, l’amplification ou la mutation de certains gènes ou encore les composants du microenvironnement tumoral. Ces altérations sont généralement étudiées dans le tissu tumoral, à l’aide de diverses techniques de pathologie moléculaire. Le cancer étant un processus dynamique avec le développement de sous-clones, ces caractéristiques peuvent varier au cours du temps. Le besoin d’analyser la tumeur régulièrement devient donc une nécessité, mais se heurte à la faisabilité et au risque de gestes invasifs répétés, tels que biopsies à l’aiguille, prélèvements endoscopiques ou chirurgie ouverte. Ceci d’autant plus que certaines des caractéristiques recherchées peuvent être relativement rares et donc nécessiter des prélèvements chez beaucoup de patients pour n’en faire bénéficier que quelques-uns.
Une solution vient de récents progrès de la biotechnologie permettant de détecter et analyser de petites quantités de matériel, larguées par les masses tumorales dans le sang périphérique (ou l’urine, le LCR, la salive), sous forme de cellules malignes (cellules tumorales circulantes, CTC), de fragments libres d’ADN (ADN tumoral circulant, ctDNA) ou d’ARN, de protéines ou encore d’exosomes (tableau 1).1 Ces approches, regroupées sous le terme de « biopsies liquides », commencent à montrer leur utilité en clinique, et les attentes sont grandes, tant pour le guidage des traitements que pour le dépistage ou l’estimation du risque de rechute. C’est pourquoi il nous a paru utile d’aborder cette nouvelle stratégie, rencontrée de plus en plus fréquemment dans notre pratique, en nous concentrant sur des analyses déjà appliquées en clinique ou proches de celle-ci, dans trois cancers fréquents que sont les cancers pulmonaires, mammaires et colorectaux.
Le carcinome pulmonaire reste la première cause de décès parmi tous cancers confondus ; le cancer pulmonaire non à petites cellules est responsable d’environ 85 % de ces décès. Pendant plusieurs décennies, les combinaisons de chimiothérapie à base de platine ont été le standard thérapeutique. Plus récemment, des thérapies ciblées se sont avérées particulièrement efficaces en présence de certaines altérations spécifiques du génome tumoral. A titre d’exemple, certaines mutations du gène EGFR, présentes dans les adénocarcinomes pulmonaires chez 50 % des Asiatiques et 10‑15 % des Caucasiens, procurent une sensibilité accrue de la tumeur aux inhibiteurs de la tyrosine kinase de l’EGFR (EGFR-TKI), tels que le géfitinib, l’erlotinib et l’afatinib. La survie médiane sans progression (mPFS), le taux de réponse et la durée de réponse ont été supérieurs à ceux de la chimiothérapie chez les patients métastatiques et ceci avec une meilleure tolérance.2 Au moment de la progression, une mutation additionnelle du gène EGFR (mutation T790M dans l’exon 20) peut être mise en évidence chez 50 % des patients, induisant une résistance à ces EGFR-TKI dits de 1re et 2e générations. Ce sous-groupe peut alors bénéficier d’un EGFR-TKI de 3e génération, l’osimertinib, avec des chances de réponse > 60 %, supérieures à la chimiothérapie.3 En revanche, les mutations de KRAS, observées chez 25‑30 % des patients, prédisent plutôt une faible chance de réponse aux TKI. En cas de réarrangement des gènes ALK (2‑7 % des patients) ou ROS1 (1‑2 % des patients), d’autres TKI, comme le crizotinib ou le céritinib, offrent des taux de réponse supérieurs à 50 %.4,5
Dans ces circonstances, la nécessité d’évaluer les mutations en temps réel semble évidente, alors que l’accessibilité au tissu tumoral peut être particulièrement limitée. Aujourd’hui, l’analyse du ctDNA, extrait du plasma à partir d’une simple prise de sang, permet la détection de ces mutations prédictives avec, pour le gène EGFR, une spécificité de 93 % et une sensibilité de 70 % par rapport aux analyses effectuées sur le tissu tumoral. La biopsie liquide peut donc être utilisée comme alternative lorsqu’une biopsie tissulaire ne peut être obtenue, en particulier pour la recherche de mutations de résistance développées secondairement (exemple clinique figure 1).1
Une autre application des biopsies liquides dans les carcinomes pulmonaires, cette fois-ci dans les stades précoces, se rapporte aux CTC, dont le nombre aurait une valeur pronostique tant pour les carcinomes à petites cellules6 que pour les carcinomes pulmonaires non à petites cellules.7 La recherche de CTC pourrait donc être utile pour sélectionner les patients à haut risque et à qui une surveillance accrue ou un traitement complémentaire pourraient être proposés.
Des données préliminaires encourageantes suggèrent que les analyses sanguines pourraient prédire le risque de rechute et ainsi aider à sélectionner les patientes nécessitant un traitement systémique adjuvant après un cancer du sein de stade précoce. En effet, Garcia-Murillas et coll. ont recherché dans le sang de 55 patientes, ayant terminé leur chimiothérapie néo-adjuvante et la chirurgie, des mutations observées dans la tumeur primaire. Ils ont pu prédire, grâce à l’analyse du ctDNA, 12 rechutes sur les 15 observées (80 %) et ceci huit mois en avance par rapport au diagnostic clinique de récidive. Les trois patientes non détectées avaient uniquement des métastases cérébrales. En plus, 96 % des patientes sans ctDNA détectable n’ont pas rechuté.8 De même, la présence et la quantité de CTC détectées par le système CellSearch avant la chimiothérapie préopératoire ou après la chirurgie sont des facteurs pronostiques indépendants en termes de rechute et de survie.9 Les cancers du sein hormonosensibles peuvent parfois rechuter tardivement. Sparano et coll. ont retrouvé des CTC chez 5,1 % des patientes à cinq ans de leur diagnostic initial. Le risque de rechute était alors 20 fois plus élevé chez ces patientes comparées à celles sans CTC.10 Ces dernières pourraient donc aider à sélectionner les patientes à risque et à qui une prolongation de l’hormonothérapie au-delà de cinq ans pourrait être proposée.
L’analyse du ctDNA s’avère particulièrement utile en situation métastatique pour l’identification de mutations somatiques spécifiques, prédictives de la sensibilité ou de la résistance à un traitement particulier. L’hormonothérapie permet chez la majorité des patientes présentant un cancer du sein métastatique hormonosensible de contrôler la maladie. Cependant, quasi systématiquement cette dernière finit par progresser. Observées dans à peine 1 % des analyses tissulaires, les mutations du gène du récepteur aux œstrogènes (ESR1) avaient été considérées comme une cause rare de résistance à l’hormonothérapie. Or récemment, la recherche de mutations d’ESR1 effectuée sur le ctDNA a révélé que plus d’un tiers des cancers métastatiques progressant après un inhibiteur de l’aromatase (IA) présentaient une mutation activatrice d’ESR1 dans le domaine de liaison de l’œstrogène.11 Le récepteur reste donc actif en l’absence de ligand et le cancer progresse sous IA. La surveillance régulière du ctDNA plasmatique peut permettre ainsi de prédire précocement une progression sous IA. En cas de mutation, le choix pourrait se porter alors sur une hormonothérapie par inhibiteur du récepteur, comme le fulvestrant, qui semble conserver son efficacité, plutôt qu’un autre IA.12
La voie de signalisation de la PI3K semble correspondre à l’un des mécanismes principaux de résistance à l’hormonothérapie. Néanmoins, l’étude BELLE-2, évaluant l’association d’un inhibiteur de PI3K à l’hormonothérapie, n’a montré qu’un bénéfice très modeste avec une mPFS passant de 5 à 6,9 mois. Par contre, l’analyse du ctDNA a révélé une mutation pathogène du gène PIK3CA (codant pour la sous-unité catalytique de la PI3K) chez plus 30 % des patientes. Dans ce sous-groupe, le bénéfice était alors nettement plus important avec une mPFS passant de 3,2 à 7 mois.13
Le cancer colorectal (CRC) est la 3e cause de mortalité par cancer en Suisse. Bien que la majorité des cancers soient diagnostiqués à un stade non métastatique, 30 à 50 % de ces patients rechutent. La chimiothérapie adjuvante diminue significativement le risque de rechute lors d’atteinte ganglionnaire (stade III), toutefois le bénéfice est plus incertain dans les stades plus précoces. Dans une cohorte de 230 patients opérés d’un CRC de stade II, le ctDNA a été détecté en postopératoire chez 7,9 % des patients n’ayant pas reçu de chimiothérapie adjuvante. Parmi eux, 79 % ont rechuté après un suivi médian de 27 mois, alors que seulement 9,8 % de ceux sans ctDNA détectable ont rechuté.14
Le dépistage précoce de la rechute métastatique est important dans le CRC, puisque dans certains cas oligométastatiques un traitement à but curatif peut être offert. Actuellement, le dosage du marqueur tumoral CEA et l’imagerie sont utilisés dans ce but. Dans une petite étude menée sur 45 patients, l’analyse du ctDNA a permis de diagnostiquer la rechute en moyenne 9,4 mois avant l’imagerie.15 Du ctDNA a été mis en évidence chez les 14 patients ayant rechuté, alors qu’aucun des patients en rémission n’avait du ctDNA détectable.
Dans le même sens, la persistance de ctDNA en postopératoire, recherchée chez 18 patients bénéficiant d’une métastasectomie, prédisait un fort risque de rechute dans l’année qui suivait.16
Du ctDNA peut être retrouvé chez la grande majorité des patients métastatiques. Dans l’étude PLACOL, mesurant le taux de ctDNA chez 82 patients métastatiques sous chimiothérapie, la survie globale était respectivement de 6,8 et 33,4 mois, en cas de taux élevé versus faible. D’autre part, la baisse du niveau de ctDNA, mesurée en tout début de traitement, prédisait un pronostic nettement supérieur en termes de taux de réponse, mPFS et survie globale.17
Plus encore, l’analyse du ctDNA peut aider à conduire le traitement. Les anticorps anti-EGFR (cétuximab ou panitumumab), administrés en complément de la chimiothérapie, améliorent significativement le devenir des patients atteints de CRC métastatique pour autant que leur tumeur ne comporte pas de mutation des gènes RAS (KRAS et NRAS). Normanno et coll. ont montré dans un sous-groupe de 92 patients traités par chimiothérapie et cétuximab que l’apparition d’une mutation RAS dans le ctDNA plasmatique pouvait prédire, aussi bien que l’analyse sur le tissu tumoral, une survie sans progression et une survie globale plus courtes (concordance de 78,3 % entre le tissu et le ctDNA).18
Selon ces études préliminaires, le ctDNA pourrait donc être utile pour évaluer le risque de maladie résiduelle chez les patients opérés, pour détecter plus précocement la rechute et pour conduire le traitement chez les patients métastatiques. Il est également en cours d’évaluation dans le dépistage. Une étude, comparant 75 patients avec CRC versus 75 donneurs sains, a montré par exemple que l’association du niveau d’ADN libre circulant (cell-free DNA, cfDNA) et du marqueur tumoral CEA permettait d’atteindre dans le dépistage une sensibilité de 84 % et une spécificité de 88 %.19
Les biopsies liquides sont particulièrement intéressantes par leur accessibilité en comparaison aux prélèvements tissulaires. Le développement très rapide de la biotechnologie permet de retirer de plus en plus d’informations à partir de minimes quantités de matériel tumoral. Cependant, des études de plus grande taille doivent encore valider les données préliminaires et faire chaque fois la preuve de l’utilité clinique. La découverte précoce d’une rechute métastatique n’implique pas forcément que l’on puisse changer le devenir des patients, alors qu’il existe un risque d’altérer inutilement leur qualité de vie par la connaissance d’une probabilité de rechute imminente. Les résultats faussement positifs ou le surdiagnostic, reproché notamment au dépistage du cancer du sein par mammographie ou à celui du cancer de la prostate par dosage du PSA, pourraient être un problème avec des tests sanguins très (trop) sensibles. D’autre part, la biopsie liquide ne permet pas de connaître l’histologie de la tumeur et son microenvironnement, contrairement à l’analyse tissulaire. Elle peut par contre mieux refléter l’hétérogénéité tumorale que la biopsie tissulaire qui ne reflète que la biologie de la zone prélevée.12 A relever aussi que, pour l’instant, l’efficacité des traitements a été surtout validée sur l’analyse tissulaire, qui reste la référence. Une surexpression d’HER2 dans le tissu tumoral mammaire a un impact thérapeutique démontré, ce qui n’est, par exemple, pas le cas de l’expression d’HER2 sur des CTC (étude TreatCTC).
Le ctDNA est maintenant entré en clinique principalement dans la prise en charge du cancer du poumon. Cependant son potentiel est énorme également pour les autres cancers, dans le dépistage, dans l’évaluation du risque de rechute ainsi que dans la sélection et le suivi des traitements. Ceci est d’autant plus important lorsque des biomarqueurs prédictifs de la réponse ou de la résistance à un traitement sont connus. Les biopsies liquides représentent donc une étape supplémentaire importante dans l’effort de personnaliser la prise en charge des patients.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ La connaissance précise de la biologie tumorale influence de plus en plus la prise en charge des patients
▪ Les biopsies liquides ont l’avantage de pouvoir être répétées de façon peu invasive
▪ Les biopsies liquides pourraient à l’avenir jouer un rôle pour le dépistage, l’évaluation du risque de rechute et la gestion de la prise en charge
▪ La biopsie tissulaire, permettant d’évaluer à la fois les cellules cancéreuses et leur microenvironnement, reste toutefois l’analyse de référence