Bien que l’incidence et la prévalence des cancers augmentent avec l’âge, la participation de patients en âge gériatrique (70 ans et plus, selon la Société internationale d’oncologie gériatrique) reste faible dans les études cliniques. De plus, ces études ne mesurent pas, le plus souvent, les impacts sur leurs fonctions cognitives et la préservation de leur autonomie fonctionnelle.1 Or, depuis les années 2000, émerge l’idée que la prise en compte de l’expérience des soins et des traitements rapportés par les patients eux-mêmes améliore la précision et la fiabilité de la détection des effets adverses (EA). Leur mesure classiquement effectuée par les médecins investigateurs néglige en effet jusqu’à 50 % des EA symptomatiques.2 Les experts recommandent donc la construction d’outils de mesure intégrant les EA éprouvés par les patients, mis au jour par le biais d’entretiens qualitatifs à questions ouvertes.3 L’utilisation de ces outils montre par ailleurs une détection plus précoce des EA et une amélioration de la communication entre patients et soignants.4 L’importance accordée aux patients comme experts se manifeste également dans les diverses stratégies nationales : initiative sur l’expérience et les résultats signalés par les patients au Canada,5 proposition d’associer les patients au processus de mesure des résultats dans la stratégie nationale de santé française,6 et le développement d’outils numériques pour promouvoir l’auto-efficacité des patients.7
Les perceptions et les expériences des personnes âgées atteintes de cancer et les comportements qu’elles adoptent, ainsi que les représentations face à la maladie et aux traitements, restent encore insuffisamment investiguées. Nous avions déjà montré dans des études antérieures que les effets secondaires qui comptent sont d’une part ceux qui sont éprouvés, et d’autre part ceux qui marquent l’entrée dans la vieillesse entendue comme période de fragilité.8-11 Dans cette étude nous nous sommes intéressés aux personnes âgées atteintes de cancer métastatique et faisant l’expérience de plusieurs lignes de traitements oncologiques systémiques palliatifs.
Les résultats sont issus d’une recherche anthropologique qui porte sur les parcours de 20 personnes âgées de plus de 70 ans atteintes de cancer (9 femmes, âge moyen 77 ans et 11 hommes, âge moyen 75 ans) (tableau 1). Le parcours est entendu ici comme trajectoire biographique du temps de la maladie et des traitements. Nous avons choisi de recourir à un support particulier de l’enquête qualitative basé sur le choix entre quatre images (figures 1 à 4) représentant un chemin type, comme can opener12,13 de l’entretien compréhensif. Ceci permet aux patients de se référer à la métaphore du chemin plutôt qu’à leur parcours, et d’aborder celui-ci comme un tout, relié tant aux étapes passées qu’à celles qu’il faudra encore franchir. En fin d’étude, après l’analyse des parcours des patients, nous avons présenté ces photos à 7 infirmières et 5 médecins en oncologie, avec la consigne suivante : que pensez-vous que les patients aient choisi pour illustrer leur parcours ? Ce sont ces représentations croisées que cet article relate.
Cette recherche, intitulée « Représentations des médicaments et transitions thérapeutiques en traitement palliatif du cancer. Les étapes perçues par les patients âgés de 70 ans et plus dans leurs trajectoires de maladie » a été financée par la Fondation Pallium à Lausanne et acceptée par la commission d’éthique du canton de Valais. L’étude s’est déroulée sur une année. La recherche a été proposée à chaque patient correspondant aux critères de l’étude et pris en charge par le service d’oncologie ambulatoire de Sion. Trois patients ont refusé d’y participer. Les interviews ont été réalisées par l’équipe de l’HESAV (Haute Ecole de santé Vaud), alors que le service médico-soignant a eu accès aux résultats anonymisés.
En début d’entretien avec les patients, la présentation des photos, sans commentaire de la part de l’intervieweur, a fait l’objet de discussion, parfois d’hésitation. Ainsi, la figure 1 a pu être commentée : « on ne voit pas le bout du tunnel ». La figure 2, les poteaux indicateurs, a été perçue comme un chemin de croix ou associée à la mort et, à ce titre, elle a été mise de côté. La figure 3, le bisse, a été associée au sentiment de vertige. Au moment du choix, c’est la figure 4 : la route de montagne sinueuse qui a été plébiscitée par 17 personnes sur 20. L’image a été lue depuis le bas, comme une pente à remonter, marquée par la durée, l’effort et la pénibilité, « ben, justement un départ en douceur et puis après des traitements assez lourds (…) j’avance au jour le jour, je ne me projette pas tellement dans l’avenir hein, parce qu’on ne sait pas ce qui peut se passer, on est quand même confronté à sa propre mort » (P5, femme, 78 ans) révélant également la fluctuation et l’incertitude « oui, oui et puis le but, là je vois (…) enfin ce n’est même pas le but là parce que le virage il continue hein donc on change beaucoup de direction, même là il y a une bifurcation qui part sur la droite, là il y a une maison où on peut s’arrêter (…) beaucoup d’étapes avec des points d’interrogation par rapport à l’arrivée, enfin l’arrivée je sais que le cancer ne se guérit pas, donc on essaie de le maîtriser jusqu’à ce qu’il ne soit plus maîtrisable» (P14, homme, 72 ans). La longueur du chemin a aussi été associée aux diverses possibilités offertes aujourd’hui par les traitements. Si le parcours sinueux, en pente, est symbole de pénibilité des trajectoires, il représente également, de par sa longueur et son inachèvement, des potentialités qu’il s’agit de continuer à explorer. Le cycliste, tout au sommet de l’image renvoie lui au caractère besogneux et actif du métier de malade. La plupart des personnes relèvent que les traitements à visée non curative sont acceptables si, à leurs yeux, leur qualité de vie est préservée.
Plusieurs personnes évoquent le ralentissement général du rythme de vie avec une faiblesse qui est majoritairement associée à la maladie « je disais à ma femme : je vieillis deux fois plus vite que normal, parce qu’il y a le vieillissement normal et la fatigue liée aussi quoi, et en même temps ajouter la fatigue du cancer, je me suis rendu compte que je vieillissais » (P14, homme, 72 ans). Lorsque nous évoquons les effets secondaires des traitements et la manière (bonne ou mauvaise) dont le corps les supporte, il est intéressant de constater que la faiblesse et la fatigue sont associées à l’âge. Les discours sur les symptômes fluctuent donc, tantôt liés à l’âge pour se montrer à la hauteur et être un « bon patient » qui supporte ses traitements, tantôt liés à la maladie ou aux traitements pour être une personne « pas si âgée » qui peut les endurer. En d’autres termes, les personnes cherchent en permanence à se présenter sous leur meilleur jour : ne souffrant ni des effets de la vieillesse, ni des traitements contre le cancer. L’entretien leur sert globalement de moteur pour la construction d’un discours positif sur eux et sur leur corps. La figure du battant ou de la battante est explicitement nommée dans 10 cas sur 20, à l’exemple de cette patiente de 70 ans (P9), qui malgré de fortes douleurs liées à une polyarthrite paranéoplasique et à ses traitements déclare « je me suis dit : c’est foutu, pour Noël c’est fini, mais j’ai tout de suite réagi après, je me suis dit (…) on verra bien ce qui va se passer et pour moi on va bagarrer quoi ». Cette posture est essentielle, elle va à l’encontre d’une attitude passive face à une maladie et des traitements lourds, y compris lorsque la situation est clairement palliative, « mais moi j’ai choisi de la supporter, de vivre avec et puis de l’apprivoiser et puis de la combattre » (P20, femme, 86 ans).
De fait, les patients incarnent les normes dominantes de se battre contre le cancer et de garder le moral,14 qu’elles soient portées par les médecins, « alors mon oncologue m’a dit : on va se battre parce qu’en fait vous êtes en bonne santé. J’ai dit oui » (P16, femme, 72 ans), ou par des instances comme la Ligue contre le cancer où l’activité est une dimension centrale de la prévention et de la qualité de vie. La représentation d’un corps robuste et actif qui lutte contre la maladie (faire du sport, continuer à faire les activités habituelles, ne pas se laisser aller, etc.) et surtout qui supporte le traitement peut être influencée par les discours médicaux, soignants et plus globalement sociaux. A ce titre, les patients ont également le sentiment de « faire ce qu’il faut ». Si le choix majoritaire de la figure 4 est en adéquation avec leur expérience de la maladie et leur histoire de vie globale, il est aussi le reflet des attentes professionnelles et socio-familiales. Malgré cela, concernant les représentations des trajectoires, il existe un hiatus entre leurs préférences et celles des soignants.
Si le choix des patients s’est majoritairement porté sur la même image, les soignants se sont eux montrés sensibles à l’hétérogénéité des trajectoires : type de cancer, diagnostic ancien ou récent, âge de la personne, passage du curatif au palliatif, lourdeur du traitement curatif versus palliatif, etc. Sur cinq soignants ayant choisi la figure 4 du long chemin, quatre sont des infirmières et un est médecin assistant. Les infirmières travaillent dans le service d’oncologie depuis plusieurs années (entre 8 et 13 ans) et sont, à ce titre, proches de la réalité vécue des patients. Elles se représentent le parcours de maladie des patients âgés en traitement palliatif comme long et difficile, non linéaire, avec des changements, des réajustements et des perspectives. Il s’agit du groupe le plus proche des représentations des patients, reconnaissant la temporalité, les étapes, la longueur, la pénibilité mais aussi la durée, termes évoqués à de multiples reprises par les patients.
La figure 2 de la bifurcation a été retenue par trois médecins et une infirmière de recherche. De manière générale ces personnes sont dans le service d’oncologie depuis plus d’un an (de 1 à 6 ans). Les trois médecins (2 hommes et 1 femme) pensent que le patient a un choix à faire quant à « la direction à prendre », « être traité ou ne pas l’être », « continuer avec ou sans les traitements », « on fait la chimio ou plus rien », « les options sont discutées avec les patients ». Cette image n’a été retenue que par une seule patiente (P20), qui justifiait sa décision par le fait d’avoir « choisi de se battre contre le cancer ». A aucun moment des entretiens, les patients n’ont évoqué l’existence ou la possibilité d’un choix quant aux traitements. C’est pourtant cette raison qui a poussé les médecins à choisir cette image.
Le tunnel, ou pont (figure 1) a été retenu par un médecin chef de clinique et une infirmière ayant une expérience de plus de cinq ans en oncologie. Ce choix n’a jamais été retenu par les patients, bien qu’il ait été évoqué, décrit, puis éliminé après discussion. Pour les deux soignants, cette image représente une ligne droite, une voie calme et protégée. C’est bien de la phase oncologique palliative dont il est question ici. Ces traitements sont vus comme une étape « moins lourde », qui demande « moins d’efforts ». Ces représentations ne collent pas avec celles nommées par les patients qui évoquent davantage une lutte, une bataille à mener, même si le diagnostic palliatif est posé. Quant à l’image du bisse escarpé (figure 3), un seul infirmier l’a choisie, image également retenue par deux patients (P7 et P9). Cet infirmier insiste sur la difficulté et la dangerosité du chemin, soit celle de la maladie et des traitements.
Les représentations entre les patients et les soignants diffèrent quelque peu quant à ces questions. Là où ces derniers veulent voir un choix partagé du traitement dans les négociations, les patients délèguent les décisions de traitements aux spécialistes (« à chacun son métier »). Si les soignants évoquent des trajectoires longues et pénibles où des choix sont possibles, ce n’est pas sous cet angle que les patients voient leurs trajectoires. Pour eux, le combat est de mise que l’on soit sous traitement curatif ou palliatif, ils vont faire face au cancer, aux traitements, aux incertitudes et à l’issue, fût-elle fatale. C’est sous cette figure de battant que les patients veulent être appréhendés, et cela même lorsqu’on est âgé, que l’on sait son corps fragile et que supporter le traitement devient un exploit (d’où le fait qu’ils se considèrent d’ailleurs comme des rescapés). Ce point avait déjà été relevé lors de notre première étude.8
Cette étude ne prétend pas bien sûr parler de toutes les trajectoires des patients âgés atteints de cancer en situation palliative. Le choix d’interviewer des personnes en 2e ligne ou plus de traitement systémique exclut de facto les situations évoluant défavorablement et ne pouvant espérer tirer un bénéfice d’une nouvelle thérapie systémique anticancéreuse. L’étude montre cependant une fois de plus l’intérêt d’avoir accès à la parole des patients quand il s’agit de qualifier leur expérience de la maladie et des traitements. Par ailleurs, loin de la représentation déficitaire de vieilles personnes atteintes d’un cancer incurable en traitement palliatif, les patients de notre étude montrent que le cancer est vu comme l’une des étapes de leur vie ponctuée d’instants heureux et d’épreuves. A ce titre, pour faire face à la maladie et aux divers traitements, l’âge et l’expérience sont davantage perçus comme une chance que comme un risque supplémentaire. Mais ces discours, empreints d’injonction (« il faut se battre », « il faut garder le moral », « on n’a pas le droit de se plaindre »), révèlent aussi le poids qui repose sur leurs épaules et qui est, peut-être même, le prix à payer pour entrer dans un programme de traitement oncologique au-delà de 70 ans.
Les auteurs n’ont déclarer aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Les stéréotypes liés à la vieillesse et à la chimiothérapie palliative méritent d’être confrontés au discours des patients eux-mêmes
▪ Les patients âgés atteints d’un cancer en situation palliative ne veulent pas être appréhendés a priori par la catégorie vieillesse
▪ Loin de son image déficitaire, ils se pensent comme des battants faisant face aux incertitudes, même lorsque l’issue fatale est attendue
▪ Les études qualitatives combinées entre approches médico-soignantes et sciences humaines et sociales permettent de mieux cerner les dimensions psychosociales significatives pour cette population