L’administration libérale d’oxygène dans les soins aigus est fréquente, mais n’est pas anodine. En cas d’hypoxémie, elle est bien sûr indispensable, mais son utilisation abusive peut résulter en une hyperoxie, avec de nombreux effets secondaires. Cet article résume les principes de l’oxygénothérapie ainsi que les effets néfastes provoqués par l’hyperoxie qui sont souvent méconnus.
L’administration d’oxygène (O2) est une pratique très répandue dans les soins aigus. Elle a été décrite pour la première fois dans la littérature médicale en 1885. Néanmoins, de récentes études semblent démontrer que cette thérapie n’est pas toujours bénéfique et peut même s’avérer néfaste. En effet, un apport en oxygène trop important résulte en une hyperoxie, pouvant être grevée d’effets secondaires.
La saturation artérielle en oxygène (SaO2) normale se situe entre 96‑98 % au niveau de la mer, en position assise chez un jeune adulte. Dès l’âge de 70 ans, elle diminue physiologiquement à environ 95 %.1 L’hypoxémie est définie par une pression artérielle d’oxygène dans le sang (PaO2) inférieure à 8 kPa/60 mmHg ou lorsque la SaO2 est inférieure à 90 %.
En clinique, il existe deux moyens de mesurer le degré d’oxygénation des patients : la saturation en oxygène (SaO2 si mesurée dans du sang artériel, SpO2 si mesurée par un pulsoxymètre, également appelé saturomètre) et la pression partielle en oxygène (PaO2). La plus facile d’utilisation est la SpO2 par pulsoxymétrie. Elle reflète le pourcentage d’hémoglobine liée à de l’oxygène (oxyhémoglobine) dans un globule rouge. La fraction inspirée en oxygène (FiO2) est le pourcentage d’oxygène présent dans l’air inspiré. Cette valeur est de 21 % dans l’atmosphère, elle peut être augmentée jusqu’à 100 % lors d’un traitement par oxygène.
Le principe d’absorbance va permettre de déterminer le taux de saturation en oxygène du sang. Deux types d’hémoglobines (oxyhémoglobine et désoxyhémoglobine) possèdent un taux d’absorption différent de la lumière rouge et infrarouge. Le capteur du pulsoxymètre est placé à l’extrémité du doigt. Il est équipé d’un émetteur et d’un récepteur de lumière qui permet de déterminer la saturation sanguine en oxygène.
La PaO2, exprimée en kPa ou en mmHg, est mesurée de manière plus invasive, grâce à un prélèvement de sang artériel. Elle donne le reflet des échanges gazeux. La corrélation entre la SaO2 et la PaO2 est montrée dans la courbe de dissociation de l’hémoglobine (figure 1).
Le plateau qu’atteint la courbe de dissociation de l’oxygène au-delà d’une PaO2 de 10 kPa fait que des variations significatives de la PaO2 n’auront que peu d’incidence sur la SaO2. Inversement, une augmentation même minime de la SaO2 au-delà 94 % peut être délétère car elle provoque une augmentation significative de la PaO2.
Cependant, en dessous d’une SaO2 de 94 % environ, une chute de la PaO2 résultera en une diminution nettement plus significative de la SaO2.
En cas d’hypoxémie, l’administration d’oxygène est bénéfique et nécessaire,1 mais la discussion s’ouvre face à une administration jugée trop libérale d’oxygène, pouvant résulter en une hyperoxie.2
Une hyperoxie prolongée peut être délétère par différents mécanismes et affecter plusieurs systèmes : 2,3
Ces complications sont plus marquées chez les patients vulnérables, tels que les personnes souffrant d’une bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) ou présentant une affection aiguë nécessitant un séjour aux soins intensifs.4
Chez les patients atteints de BPCO, l’hyperoxie est encore plus délétère, car elle peut induire une hausse significative de la PaCO2, due à la diminution du « drive » respiratoire par l’hyperoxie, mais ce n’est pas l’unique mécanisme. L’aggravation des troubles ventilation/perfusion, les atélectasies d’absorption, l’augmentation du travail respiratoire en raison de la viscosité et de la densité augmentées de l’oxygène contribuent à l’hypercapnie.1,2,5
Le risque d’hypercapnie avec des hautes doses d’oxygène peut également être retrouvé chez les patients avec un syndrome obésité-hypoventilation, un asthme ou une pneumonie ainsi que chez les patients atteints de maladies neuromusculaires.1,6
Ces dernières années, plusieurs études observationnelles ont montré que l’hyperoxie dans les centres de soins aigus est devenue un problème fréquent.7,8 Ce phénomène est vraisemblablement accentué par le fait que l’oxygénation est le plus souvent mesurée par la SpO2, qui permet de détecter l’hypoxie sans différencier la « normoxie » de l’hyperoxie.2
L’oxygène est donc fréquemment administré de manière libérale, sans prescription détaillée spécifiant la méthode d’administration, ni la cible de SpO2, le débit ou la durée du traitement. Les données pour l’utilisation optimale de l’oxygène sont rares et tirées d’études observationnelles.9
Malgré ces méfaits de l’hyperoxie, dans notre pratique de tous les jours, 50‑84 % des patients en extra- ou intrahospitalier reçoivent de l’oxygène en quantité excessive.7,8,10
Il existe plusieurs moyens d’administrer de l’oxygène chez un patient hypoxémique. Ces derniers sont regroupés en deux catégories : les dispositifs à bas débit ou haut débit (low flow et high flow devices en anglais) (figure 2) Un autre chapitre s’ouvre avec la ventilation mécanique, la ventilation non invasive ainsi que les chambres hyperbares ; ces dernières ne seront pas discutées dans cet article.
Un nouvel appareil d’oxygénothérapie, développé en 2016, est au cœur de plusieurs protocoles de recherche. Le « Free O2 » est un système automatisé permettant de délivrer de l’oxygène à un débit variant de 0 à 20 l/min suivant les besoins du patient. En effet, ce système, relié à un saturomètre, ajuste automatiquement le débit d’oxygène afin d’atteindre une SpO2 cible, ce qui permet d’éviter des périodes d’hypoxie ou d’hyperoxie. Les premières données sont encourageantes et suggèrent un bénéfice en termes de sécurité (moins d’hypoxémie et d’hyperoxie) ainsi qu’une réduction de la durée d’hospitalisation.11
Deux méta-analyses parues en 2014 et 2015 ont conclu à une mortalité augmentée en cas d’hyperoxie chez des patients séjournant exclusivement aux soins intensifs après un AVC, un traumatisme cérébral, un arrêt cardiaque ou une intubation oro-trachéale. Ces résultats étaient toutefois limités par l’inclusion d’études observationnelles et non randomisées-contrôlées avec une hétérogénéité importante.12,13
Une récente méta-analyse parue en avril 2018 dans le Lancet, « Improving Oxygen Therapy in Acute-illness » (IOTA), s’est intéressée à l’efficacité et la sécurité de l’oxygénothérapie libérale versus conservatrice chez les adultes atteints de pathologies aiguës.14 Cette méta-analyse regroupe 25 études randomisées contrôlées, soit au total 16 037 patients. Les patients étudiés étaient atteints de sepsis, AVC, infarctus du myocarde, arrêt cardiaque, traumatisme ou avaient nécessité une chirurgie urgente. Certains d’entre eux étaient admis aux soins intensifs. Les études avec des patients opérés électivement, souffrant de pathologies pulmonaires chroniques, de maladies psychiatriques, traités par circulation extracorporelle ou oxygénothérapie hyperbare étaient exclues.
Les issues principales étaient la mortalité (hospitalière, à 30 jours et à long terme) et la morbidité (incapacité à long terme, pneumonie d’acquisition hospitalière, durée du séjour). Les patients traités par oxygène de façon libérale recevaient une FiO2 médiane de 52 % pour une durée médiane de 8 heures, alors que dans le groupe conservateur la FiO2 médiane était de 21 %.
Les résultats montrent une augmentation significative de la mortalité dans le groupe traité par oxygénothérapie libérale, autant intrahospitalière (RR 1,21), à 90 jours (RR 1,14), qu’au terme du suivi (RR 1,10, durée médiane 3 mois). Une méta-régression révèle que la mortalité augmente de façon dose-dépendante : par pourcentage d’augmentation de la SpO2, le risque relatif de mortalité intrahospitalière augmente de 25 %. Le NNH (number needed to harm) est de 71 patients.
L’étude n’a cependant pas montré de différence significative sur la morbidité, notamment chez les patients souffrant d’un AVC, ni de diminution des infections. Concernant la durée du séjour hospitalier, aucune diminution significative n’a été retrouvée entre les deux groupes. Cette méta-analyse comprenait comme limitations principales, les variations des protocoles de traitement dans le groupe libéral et l’absence de cause spécifique de mortalité.
Ces résultats sont d’une grande importance en termes de santé publique, compte tenu de l’utilisation courante de l’oxygène dans notre pratique de tous les jours. Avant de changer définitivement de paradigme, il faut toutefois garder en tête la potentielle « fragilité » des méta-analyses, y compris de l’étude IOTA. Cette fragilité correspond au nombre d’issues en plus ou en moins, dans une seule ou plusieurs études de la méta-analyse, qui suffisent à faire basculer le résultat. Dans l’étude IOTA, on constate donc que 5 à 9 patients avec une issue différente peuvent rendre la méta-analyse négative. Par exemple, en ajoutant seulement une issue fatale dans le groupe d’oxgénothérapie conservatrice des neuf premières études, le résultat devient négatif (p > 0,05). De plus, on parle de fragilité d’une méta-analyse si la suppression d’une étude ou plus modifie également le résultat final de cette dernière.15 Malgré l’inclusion de plus de 16 000 patients, l’étude IOTA, d’apparence solide, est sans doute plus « fragile » qu’elle ne paraît.
Les recommandations 2017 de la BTS sur l’utilisation de l’oxygène dans les soins aigus suggèrent une SpO2 cible entre 94‑98 % et 88‑92 % chez les patients à risque d’insuffisance respiratoire hypercapnique, ce qui correspond à un intervalle de PaO2 relativement large. Chez les patients sévèrement hypoxémiques, une oxygénothérapie doit être immédiatement débutée avec un masque à réserve, à un débit de 15 l/min puis adaptée à la SpO2, lorsque cette dernière est disponible, selon les recommandations (figure 3). En parallèle de l’instauration d’une oxygénothérapie, il est recommandé d’effectuer une gazométrie, principalement pour obtenir le pH et la PCO2. En cas d’hypercapnie (PCO2 > 6 kPa), la SpO2 cible devra être adaptée. En présence d’une acidose respiratoire, une ventilation non invasive devra être rapidement initiée.
De plus, une évaluation médicale devrait avoir lieu pour chaque chute de SpO2 de plus de 3 %. Il est également recommandé de prescrire une saturation cible pour chaque patient hospitalisé.
Les données récentes de la littérature nous encouragent à changer notre pratique. Il est essentiel que tout le corps médical prenne conscience que l’oxygénothérapie peut être nocive et engendrer des effets secondaires ainsi que des coûts non négligeables, comme tout autre traitement administré de façon inadéquate.
Une SpO2 de 94 % semble être une cible adéquate, sauf chez les patients à risque d’hypercapnie, pour lesquels la SpO2 cible est 88‑92 %. De nouvelles études, préférablement randomisées, sont nécessaires, avec comme issues la mortalité, la morbidité ainsi que la qualité de vie afin d’atteindre un niveau d’évidence plus élevé.
Une étude particulièrement intéressante est en cours. Elle sera la plus grande étude randomisée contrôlée comparant l’oxygénothérapie conservatrice versus libérale chez des patients ventilés aux soins intensifs (ICU-ROX, ANZCTRN 12615000957594).
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Une SpO2 cible de 94 % semble être une valeur adéquate, sauf chez les patients à risque d’hypercapnie
▪ Il existe de nombreux effets secondaires de l’hyperoxie consécutive à une oxygénothérapie trop libérale. De ce fait, ce traitement doit être prescrit avec une SpO2 cible précise
▪ Il est important que les corps médical et paramédical prennent conscience des effets secondaires de l’hyperoxie
▪ De nouvelles études sont encore nécessaires pour atteindre un niveau d’évidence plus élevé, afin d’adapter les nouvelles recommandations
Oxygen therapy is widespread in acute care settings as adequate oxygen supplementation is essential in case of hypoxemia. Excessive oxygen supplementation has several unrecognized deleterious effects. This article reviews the deleterious effects of hyperoxemia and sums up the actual recommendations for safe oxygen supplementation.