En avril 2020, le dossier électronique du patient (DEP) deviendra obligatoire pour tous les établissements stationnaires publics et privés. Son arrivée progressive changera-t-elle la pratique quotidienne des médecins? Au-delà de ce DEP, de quel futur la digitalisation de la médecine est-elle porteuse? Pour Antoine Geissbuhler et Christian Lovis, les deux pionniers de l’informatique médicale en Suisse romande, l’arrivée du DEP initie de nombreux changements. Mais l’évolution sera graduelle, annoncent-ils, transformant la médecine au travers d’une succession de petites révolutions-améliorations.
Une infrastructure de base qui permettra d’agréger et de partager les informations produites par les différents prestataires de soins. Les hôpitaux bien entendu, désormais de manière obligatoire, mais aussi de plus en plus, il faut l’espérer, les autres professionnels de santé et les patients eux-mêmes. Le gros avantage de cette première version du dossier électronique est de garantir que les informations soient partageables de manière sûre et contrôlée par les patients.
Un premier défi, c’est que la vision du dossier électronique telle que nous la présentons a l’air un peu vieillotte: elle est en gros identique à celle que nous avions il y a vingt ans ! Elle ne fait donc plus rêver les médecins et peine à créer une dynamique. De plus, au fil des années, les acteurs ont appris à utiliser quelques outils simples et pratiques, ils bricolent leurs façons de communiquer, utilisent des applications comme WhatsApp. Les Hôpitaux universitaires de Genève proposent un service qui rappelle aux patients leurs rendez-vous par SMS. Cette simplicité, c’est aussi le 21e siècle: tout le monde sait lire un SMS, tout le monde ne sait pas utiliser Internet et WhatsApp ! Les documents électroniques sont émis vers le DEP avec un délai de 7 jours, pour permettre aux médecins d’en prendre connaissance avant les patients, en cas de mauvaise nouvelle. Voilà un autre défi, le défi culturel. Quand vous êtes pris en charge en ambulatoire et que vous faites un scanner, vous avez besoin que le document soit disponible au moment de rencontrer votre médecin, deux heures plus tard. C’est une évidence ! Mais les outils digitaux peinent à rencontrer les réalités du terrain. Finalement, beaucoup de travail reste à faire pour rendre leur utilisation facile et accessible et introduire des approaches centrées ergonomie et utilisabilité.
Construire l’outil informatique n’est pas le coeur du problème, même si les technologies évoluent à un rythme effréné. Le problème n’est pas non plus d’élaborer le concept, la vision du bon dossier électronique: on sait ce qu’il faut faire aujourd’hui. Non, le plus compliqué, c’est d’accompagner le changement de culture nécessaire à l’adoption des nouveaux outils. D’après une récente étude de l’Office fédéral de la santé publique, ce sont les médecins de moins de 45 ans qui sont les plus ouverts à une telle transformation. Mais la moyenne d’âge des médecins installés se situe plutôt autour de 55 ans. Sur ce plan, le point de bascule n’est pas encore atteint.
C’est une véritable question. Il n’est pas facile de prouver concrètement l’impact de la digitalisation du parcours de soins. Les déterminants influençant l’effet de ces technologies sont nombreux: techniques, sociétaux, éducationnels, culturels, politiques… À Genève par exemple, le système de santé promeut le maintien à domicile. C’est un choix politique, qui est différent dans d’autres cantons. Il n’existe que peu de lits d’EMS. Les patients sont hospitalisés, puis ils rentrent à la maison. La priorité est donc de renforcer les structures et outils supportant les soins à domicile. À Berne, c’est différent. Les patients sont rapidement placés dans un EMS qui deviant leur point d’ancrage. Les allers et retours entre EMS et hôpital sont fréquents, mais rapides et bien codifiés. Entre Genève et Berne, la géographie, la culture et la vision du plan de soins partagé sont donc radicalement différentes. La mutualisation au niveau suisse s’avère donc complexe et demande des outils à géométrie variable. Le corollaire est que les standards suisses définissent plutôt une plateforme du « minimum requis », ce qui n’est pas nécessairement attractif.
Augmenter la base de connaissances tout en réduisant les 20 à 25 % de gaspillage global
À terme, par exemple, la mutualisation des données de santé devrait permettre de connecter le phénotype du million de citoyens suisses romands avec leur génotype, leur environnement et leurs habitudes de vie. Des outils intelligents serviront à mieux comprendre les relations entre l’évolution des individus – en termes de santé, de maladies, de longévité, etc. – et leur phénotype. Les outils numériques pourraient par ailleurs régler deux problèmes de la médecine actuelle. Le premier est la base de preuves très limitée à disposition pour prendre des décisions. Grâce à des systèmes capables de collecter, de stocker et d’analyser l’information de manière inédite, cette base va s’élargir. Le second est une sorte de corollaire inversé du mouvement « smarter medicine ». De nombreuses choses que nous savons de manière sûre ne sont pas appliquées. La question est donc: comment pratiquer systématiquement ce que nous savons pour appliquer l’ensemble du savoir efficace? Ces deux évolutions permises par la numérisation des pratiques sont cruciales, car le système de santé atteint les limites de sa capacité. Il s’agit d’ailleurs d’améliorer et mieux coordonner les procédures non seulement pour que le système reste solidaire et abordable, mais aussi, plus simplement, pour qu’il reste fonctionnel. Là se trouve la véritable promesse du Big Data: augmenter la base de connaissances tout en réduisant les 20 à 25 % de gaspillage global dans le système de soins.
L’autre vraie révolution que promet le travail sur de grandes bases de données, c’est de mettre au centre l’intérêt scientifique de la cohorte constituée par la population suisse. L’étude faite à Boston sur 70 millions de cas est intéressante, mais elle l’est beaucoup moins que celle du comportement du million d’habitants de l’Arc lémanique. Car il existe beaucoup de déterminants cachés, liés à des multitudes de facteurs, dont certains sont propres à une population, qui influencent les nombreux paramètres de santé. Contrairement aux idées reçues, les données pourraient remettre au goût du jour un aspect fondamental de la médecine: celui d’être une connaissance globale, mais un art local. La recherche des déterminants de santé qui nous échappent – soit parce que les études sont menées in vitro, soit parce qu’elles se basent sur des données qui ne correspondent pas à la population concernée – n’a rien à voir avec un bricolage local. Au contraire: il s’agit d’une véritable avancée médicale.
Oui. Pour l’instant, les données sont biaisées. Elles ne sont ni locales ni représentatives. Le défi est donc d’obtenir des données qui soient suffisamment structurées et sémantiquement interopérables pour être pertinentes. Le dossier électronique est un premier pas: c’est un sous-ensemble mieux contrôlé de données, même s’il n’est encore qu’une forme de papier numérisé. Mais c’est parce que cela va générer de la valeur, soit pour les usagers, soit pour le système lui-même, que la qualité des données va augmenter. Et particulièrement, la qualité de leur association: la difficulté n’est pas de séquencer un génome mais qu’il soit lié à un phénotype structuré, fiable et comparable.
Si l’on veut que ces systèmes donnent tout leur potentiel, il faut que le médecin – ou un autre professionnel de santé – passe au moins 20 minutes à documenter chaque cas. Ce qui est évidemment impossible dans la pratique. Et c’est un sacré problème ! En France, par exemple, les GAFAM (les plus grosses entreprises du Big Data) paient 250 000 personnes pour faire de l’annotation. D’une manière générale, l’intelligence artificielle aujourd’hui utilise une multitude de petites mains qui assurent un travail d’annotation et de documentation. Or, ce travail, qui va le réaliser pour la médecine? Prenez l’imagerie: il existe aujourd’hui quelques ensembles de données, toujours les mêmes, sur lesquels des chercheurs font tourner leurs algorithmes. C’est de loin insuffisant pour créer des systèmes fiables en clinique. Je pense que le futur appartient aux données non structurées. L’effort de tout structurer est trop important. De plus, il y a beaucoup d’intelligence dans les interactions entre professionnels et avec les patients. Tout le monde annonçait la disparition du texte. La réalité, c’est que le texte est en train d’exploser. Ce sont plutôt les données structurées qui perdent de l’intérêt. L’avenir, c’est le texte. On va parler à la machine et la machine va nous parler. La difficulté, c’est d’annoter ces textes, ces paroles, en utilisant le vocabulaire du patient et de connecter l’ensemble à un savoir médical. Quand le patient parle de « ceci », il en parle comme « cela », mais le signifiant est encore un autre « cela ». Ce travail de compréhension et de traduction représente un énorme défi.
Dans le domaine médical, je ne crois pas. Il y a une grande différence entre des outils d’accès aux données médicales sur mobile et un dossier informatisé pour professionnel, qui permet de les produire. Il ne suffit pas que le dossier soit beau et interopérable, il est aussi essentiel que le producteur du système suscite la confiance, tant de la part des professionnels de santé que des patients. Finalement, en plus de la confiance, il faut que le système réponde à un besoin. L’adoption de la digitalisation du dossier de soins passe parfois par la digitalisation de la santé, ce qui est assez différent que de se focaliser sur les pathologies chroniques ou polymorbides. Par exemple, il y a une application pour femme enceinte qui marche du tonnerre. Elle est destinée à une population bien précise et elle a une durée de vie limitée à 9 mois. Pour que la digitalisation soit acceptée par les acteurs du terrain, il faut qu’elle soit concrètement utile.
Les mouvements vraiment innovants seront ceux capables de créer des pratiques de onfiance
Oui, je le crois. Par ailleurs, de la part des jeunes, je suis frappé par l’esprit de résistance, de détournement de ce qui leur est imposé. Par exemple via le phénomène des avatars digitaux. Ma génération se rassure en se disant: « je suis sur Facebook mais je contrôle mon image », ou, « je ne suis pas sur Facebook ». Les jeunes de 15 ans ont développé d’autres stratégies: certains ont 15 avatars, ce qui leur permet de rendre inefficace le savoir des GAFAM sur eux. C’est un mécanisme purement évolutif de résistance. Ils font de l’offuscation: ils brouillent le message. Pour les jeunes, rares sont les entreprises qui ont un quota de confiance élevé. Ils ont compris qu’il existe avant tout des vrais méchants et des faux gentils. On dit souvent que les jeunes sont davantage d’accord de partager des informations que les adultes. Peut-être. Mais il faut nuancer: ce qu’ils partagent surtout, ce sont des « fake data ». Leur stratégie n’est pas de fuir lorsque leur liberté est en danger. Nous sommes dans un monde de l’enfumage, ils le savent et sont devenus experts en la matière. Dans ce monde-là, les mouvements vraiment innovants seront ceux capables de créer des pratiques de confiance. Pour l’informatique médicale produite par l’État aussi, le défi majeur des prochaines années sera d’être perçu comme un acteur protecteur et digne de confiance.
Il faut être franc: la solution initiale, développée en interne par La Poste, a montré ses limites en termes d’évolutivité, de performance et d’architecture. La Poste a donc décidé de se fournir chez Siemens, ou plus exactement auprès d’une forme de consortium dirigé par Siemens, qui présente l’avantage d’avoir développé en Autriche un projet similaire et qui fonctionne. La Poste a acheté la licence pour la distribution exclusive en Suisse. C’est elle qui reste l’interlocuteur de la communauté CARA, qui est la communauté de référence pour l’ensemble des cantons de Suisse romande sauf Neuchâtel. Autrement dit, nous continuons de travailler avec La Poste mais en utilisant d’autres outils. Une migration du système actuel vers le nouveau système est d’ailleurs en cours.
Non. La loi fédérale et les ordonnances qui concernent le dossier électronique sont claires. Elles définissent de manière très précise le cadre technique à respecter. L’intention du législateur est que ce dossier soit construit sur des « communautés certifiables », sans qu’aucun des outils utilisés ne puisse engendrer un monopole. Toute « communauté » qui utilise un produit respectant les standards tels que décrits dans les ordonnances, et se fait certifier avec des prestataires de soins, peut exister sur le marché suisse. Le dossier informatisé, ce n’est donc pas: « La Poste » ou « Siemens », ni même « Swisscom », majoritairement utilisé en Suisse alémanique. Il n’est pas un produit, mais une démarche. Il peut se définir comme une série de normes qui décrivent des standards, aussi bien techniques que sémantiques, ainsi que des processus. Ce qui est mis en place, c’est une tuyauterie qui assure que tout soit interopérable. Comme le fax. Ça n’a l’air de rien le fax, mais c’est une technologie qui permet de transformer une information présente dans le monde réel en un signal digital. Celui-ci peut être envoyé de point à point en étant certain de l’émetteur et du récepteur. Pendant tout le chemin, l’information est encryptée. À l’autre bout du tunnel, ce qui est reçu est bien ce qui a été envoyé, sans altérations. L’ambition du dossier informatisé est la même. Avec l’infrastructure proposée, peu importe que la tuyauterie soit assurée par La Poste, Siemens ou Swisscom. D’ailleurs, au-delà du fax, le même processus existe avec le téléphone: les protocoles permettent à une personne avec un abonnement Swisscom de parler depuis un IPhone d’Apple à quelqu’un qui possède un système fonctionnant sous Android avec un abonnement chez Salt. L’intention du législateur avec le dossier électronique a été de mettre en place une infrastructure similaire qui rende toute la machinerie indépendante des fournisseurs, des logiciels et des marques. Cette infrastructure est par contre dépendante de deux acteurs: le fournisseur de soins et le patient.
Comme les systèmes sont conçus pour se parler, il est vrai que les cantons n’ont pas besoin de s’associer en communautés. Mais la réalité est que les moyens nécessaires pour mettre en œuvre ces systèmes, pour assurer les tests et la formation, sont tels que se mettre à plusieurs fait vraiment sens. En plus, les savoirs et expertises exigées par les développements technologiques restent rares en Suisse romande. Et nous manquons en même temps de forces pour tout ce qui concerne l’accompagnement et la gestion du changement. Or cet aspect est essentiel dans ce genre de transition. Il s’agit de créer une dynamique de confiance. Il ne faut pas la galvauder en ne se donnant pas les moyens de nos ambitions. D’où l’intérêt pour les cantons de s’associer.
Pour l’instant, c’est vrai, le dossier ressemble à une agrégation de PDF. Ce qui représente au moins un avantage: l’ensemble est facile à gérer. Par contre, même si des outils sont capables de rendre ces fichiers interopérables et interprétables, il n’est pas simple d’en extraire une utilité. Lorsqu’un patient sort de l’hôpital, environ 200 documents sont produits. Aujourd’hui, pour mettre du sens dans cette information, nous comptons essentiellement sur le travail humain. Si bien que la réunion de ces documents présente déjà un intérêt: elle permet de développer des prises en charge coordonnées et d’informer les différents prestataires de soins qui gravitent autour d’un patient de l’ensemble de ce qui est ou a été pratiqué. Grâce au DEP, deux autres services seront rapidement disponibles et utiles pour le médecin. Le plan de médication partagé, d’abord. Il représente une indispensable source de connaissances sur les médicaments que prend le patient. Les médecins perdent encore trop de temps à trouver les bonnes informations. Le plan de soins partagé, ensuite. Il permet d’améliorer la coordination des soins des patients souffrant de maladies chroniques et complexes. Il est aussi un bon moyen d’assurer le suivi des objectifs en termes de qualité de vie et de thérapeutique. En le documentant, chaque intervenant inscrit son travail dans ces objectifs, ce qui permet une vision du sens global de la prise en charge.
Les « tumor boards » existant déjà en oncologie vont se généraliser à d’autres spécialités
Je vois deux tendances majeures. La première, c’est la délégation des tâches, notamment celles qui concernent le traitement du signal – analyse d’imagerie, d’ECG, etc. – qui sera faite par des algorithmes. Les outils qui simplifient cet aspect du travail des médecins vont se multiplier. Certaines tâches seront par ailleurs assurées par des professionnels ayant un niveau de formation moins élevé et qui seront « augmentés » par de la téléexpertise. Ce phénomène va recentrer le métier du médecin autour de ce qu’on ne sait pas faire avec du digital: gérer des situations complexes, qui nécessitent de l’empathie, du bon sens et une compréhension du contexte. La seconde tendance qui me semble centrale tient à l’extraordinaire accumulation de données et de savoir en médecine. Si bien qu’il va être de plus en plus difficile pour un individu de maîtriser l’ensemble des processus de décision et de concertation autour d’un patient. Les « tumor boards » existant déjà en oncologie vont se généraliser à d’autres spécialités. Personnaliser la prise en charge demandera de mettre beaucoup de monde autour d’une table, une table qui sera probablement virtuelle. Et quand je dis beaucoup de monde, il s’agit des médecins, mais aussi des autres soignants ainsi que du patient et de la famille. Ce n’est que de cette manière qu’une codécision devient réellement possible.
J’ajouterai que ces évolutions seront lentes, même si le tempo technologique est, lui, très rapide. Car il s’agira de Maîtriser les coûts. Plus les cas compliqués nécessitant que les décisions soient prises par des boards vont augmenter, moins les autres pathologies auront de moyens à disposition. Une grande et complexe réorganisation sera nécessaire. La transition se fera, les choses vont bouger, mais il faudra du temps.