Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, exceptionnelle tant par son ampleur que par sa durée, nous rappelons, à travers deux situations cliniques, la constante nécessité du corps médical de distanciation, de recul durant la démarche diagnostique, afin d’éviter l’« effet tunnel » qui peut conduire à manquer ou retarder le diagnostic d’autres pathologies infectieuses. Les tableaux cliniques pseudo-grippaux (toux, état fébrile, asthénie, myalgies…) des patients présentés dans cet article orientent rapidement le personnel soignant des urgences hospitalières vers des suspicions d’infection à SARS-CoV-2. Il apparaît à la suite des investigations et du résultat de cultures que les diagnostics sont finalement différents des classiques, potentiellement mortels.
La démarche diagnostique en médecine clinique est bien codifiée et permet, au fur et à mesure des informations collectées, de restreindre le spectre des diagnostics différentiels pour n’en retenir qu’un, ou quelques-uns. Cet exercice cognitif se fait intuitivement et se perfectionne avec l’expérience. L’effet tunnel correspond à un dysfonctionnement psychique, un biais cognitif qui amène à la fixation sur un résultat attendu, ce qui favorise la survenue d’erreurs en empêchant de considérer tous les éléments à disposition.
Les biais cognitifs, dont fait partie l’effet tunnel, sont « la conséquence des capacités limitées des humains dans certaines conditions à prendre en compte et à traiter toutes les informations potentiellement disponibles ».1
En situation habituelle, la collégialité d’une équipe médicale offre différents points de vue, remet plus fréquemment en question une situation compliquée et permet ainsi le plus souvent d’échapper à l’effet tunnel.
Le Covid-19, causé par le virus SARS-CoV-2, a provoqué en quelques mois une pandémie ayant fait des centaines de milliers de morts à travers le monde. Ce coronavirus nouvellement découvert est caractérisé par une présentation clinique variable, allant de symptômes légers à un syndrome de détresse respiratoire aigu mortel, et surtout par une contagiosité lui ayant permis une diffusion rapide. Depuis les premiers cas, de nombreuses études, souvent contradictoires, ont été publiées dans l’urgence sur les modes de transmission, la contagiosité, les facteurs de risque et les possibilités thérapeutiques. Les recommandations diagnostiques et thérapeutiques ont ainsi fréquemment évolué, créant des incertitudes auprès des professionnels de la santé et influençant leurs algorithmes mentaux.
Durant la démarche diagnostique, les données épidémiologiques font partie des éléments importants, surtout concernant les maladies infectieuses (figure 1). Ainsi, en période d’épidémie, la probabilité pour un patient présentant certains des symptômes d’avoir la maladie suspectée est élevée. Les équipes sont préparées à reconnaître ces symptômes pour ne manquer aucun cas, souvent en se passant d’examens paracliniques (exemple en période d’épidémie de grippe saisonnière). Au niveau des équipes en charge, divers facteurs émotionnels et organisationnels peuvent entrer en considération, par exemple lorsqu’il s’agit de jeunes patients.
Malgré cela, il reste important de garder en vue les diagnostics différentiels, pour reconnaître des affections sévères et ne pas ignorer des présentations habituelles d’autres pathologies en évoquant une présentation inhabituelle de la pathologie que l’on recherche.
Les deux situations cliniques résumées ci-dessous, survenues au pic de l’épidémie de Covid-19 en Suisse, ont pour objectif d’illustrer l’effet tunnel dans la démarche diagnostique aux urgences d’un hôpital régional.
Une patiente de 35 ans en bonne santé, sans antécédent notable et ne prenant aucun traitement, consulte les urgences pour un tableau pseudo-grippal évoluant depuis 8 jours, avec une toux initialement grasse puis sèche en péjoration, ainsi que des frissons et pics fébriles intermittents jusqu’à 39 °C. Elle rapporte également une dyspnée au moindre effort depuis la veille, avec une asthénie marquée, 2 épisodes de vomissements le jour même et un épisode de diarrhée, non sanguinolente ni glaireuse. Il n’y a pas de voyages récents, ni notion de contage.
À l’examen clinique, l’état général est altéré. La patiente est fébrile à 38,2 °C et tachypnéique, mais garde une saturation normale à l’air ambiant. L’examen clinique met en évidence des râles crépitants fins sur les plages pulmonaires supérieure et inférieure gauches et moyenne droite. Au bilan biologique, on trouve une CRP à 211 mg/l et des leucocytes à 8,6 G/l, ainsi qu’une hypokaliémie. La gazométrie artérielle montre une alcalose respiratoire avec une hypoxémie légère (89 mm Hg). Le scanner met en évidence d’innombrables images de type « arbre en bourgeon » au niveau des lobes supérieur et inférieur droits et supérieur et moyen gauches associées à quelques infiltrats en verre dépoli d’aspect floconneux. Un traitement antibiotique empirique est débuté (co-amoxicilline IV).
Devant la persistance de la fièvre sous antibiothérapie, et bien que le test de dépistage de SARS-CoV-2 revienne négatif, un traitement préemptif anti-Covid est ajouté (hydroxychloroquine et clarithromycine). Le second test de dépistage SARS-CoV-2 effectué revient également négatif. Une analyse par PCR multiplex pour dépistage de pathogènes respiratoires trouve Mycoplasma pneumoniae, confirmé par des sérologies positives (IgM). L’hydroxychloroquine est stoppée et seule la clarithromycine est poursuivie. L’évolution clinique est par la suite favorable, permettant le retour à domicile.
Une patiente de 22 ans en bonne santé habituelle, de retour de voyage à Hawaï, consulte pour une baisse de l’état général, une fièvre à 38,5 °C, des frissons et des douleurs de la région lombaire droite irradiant vers la fosse iliaque droite, à type de lancées continues évaluées à 10/10, avec quelques brûlures mictionnelles. Elle présente également une odynophagie d’apparition progressive depuis 5 jours avec tuméfaction cervicale antérieure douloureuse et otalgie droite. Elle n’a pas d’antécédent personnel et prend comme seul traitement une pilule contraceptive.
L’état général est conservé, la patiente est tachycarde à 155/min et tachypnéique avec une bonne saturation à l’air ambiant. L’examen clinique met en évidence une légère hypoventilation pulmonaire aux bases et un abdomen sensible en fosse iliaque droite, sans défense ni détente. La palpation de l’angle mandibulaire droit et de la région cervicale antérieure est douloureuse, avec une tuméfaction et un gradient thermique. Le bilan sanguin met en évidence une CRP à 320 mg/l sans leucocytose, associée à une thrombopénie à 96 G/l, ainsi qu’une hypokaliémie et une hyponatrémie légères. La gazométrie met en évidence une alcalose respiratoire avec une insuffisance respiratoire légère. Les tests rapides pour la mononucléose et la malaria sont négatifs. Le streptotest est négatif et un frottis nasopharyngé pour le Covid-19 est réalisé en plus d’un bilan sérologique (EBV, CMV et VIH). Un scanner injecté cervico-thoraco-abdominal montre des infiltrats bibasaux en verre dépoli associés à des condensations.
Devant cette image pulmonaire a priori typique, le Covid-19 est évoqué comme premier diagnostic, avec atteinte pharyngée sévère et syndrome de détresse respiratoire de stade I. La patiente bénéficie d’une antibiothérapie intraveineuse par co-amoxicilline.
L’évolution aux urgences est rapidement défavorable, avec péjoration respiratoire motivant le transfert aux soins intensifs d’un hôpital universitaire. La suspicion d’une infection par le SARS-CoV-2 est partagée/validée par des confrères des soins intensifs, conditionnant le mode de transfert. Les hémocultures reviennent finalement positives pour Fusobacterium necrophorum signant un syndrome de Lemierre, dans lequel des images pulmonaires en verre dépoli sont décrites. La relecture du scanner hors urgence révèle aussi une embolie sous-segmentaire du lobe inférieur gauche et une IRM effectuée par la suite montre une thrombose de la veine jugulaire interne droite. L’évolution a été par la suite favorable et la patiente a pu rentrer à domicile.
Le phénomène de l’effet tunnel a été décrit au début des années 1970 par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky dans le spectre des biais cognitifs. Dans ce dysfonctionnement, encore appelé fixation ou ancrage, le sujet est focalisé sur un enjeu jugé important, maintient un point de vue figé et perd toute vision d’ensemble, avec l’impossibilité de se remettre en question malgré des données discordantes. L’auteur interprète toutes les informations à l’aune du schéma mental qu’il a sélectionné.2 Il ne prend pas en compte les risques en cours d’évolution et l’analyse permettant l’anticipation est limitée. Des facteurs comme la pression de l’urgence et le « bruit » renforcent cette fixation.
Les biais cognitifs sont de plus en plus reconnus comme une source d’erreur médicale. Encore incomplètement comprise, cette prise de conscience a ainsi entraîné une augmentation de la recherche clinique et psychologique.3 À noter qu’il existe une multitude d’autres processus mentaux de blocage dans la recherche de solutions à un problème aigu, dont la précipitation, avec la disparition de tout esprit critique, l’omission de données ou encore les biais d’interprétation, avec une interprétation systématique dans le sens de l’option choisie.4
Deux principales voies cognitives sont décrites dans la démarche diagnostique en médecine (figure 2).5,6 La pensée de type 1, « intuitive » et largement inconsciente, est une méthode de résolution rapide du problème, basée sur la reconnaissance et qui met en jeu un faible niveau cognitif. A contrario, la pensée de type 2, « analytique », est un processus plus méthodique et réfléchi qui nécessite un recrutement cognitif plus élevé. La pensée de type 1 serait utilisée environ 95 % du temps,7 avec comme conséquence un risque d’erreurs plus fréquent.8 C’est notamment dans ce cadre que survient l’effet tunnel. Une corrélation biologique a pu être établie par des données IRM, décrivant l’activation du cortex préfrontal latéral droit lorsqu’une tâche logique est correctement exécutée et lorsque les sujets inhibent un biais cognitif (pensée de type 2), et une activation du cortex préfrontal médian ventral, région associée au traitement affectif, lorsque le raisonnement logique est mis de côté (pensée de type 1).9
Les processus complexes dans la pratique de la médecine la font souvent comparer au domaine de l’aéronautique, y compris pour les biais cognitifs. Une étude récente sur la tunnelisation attentionnelle confirme que l’apparition d’alarmes visuelles et sonores induirait des hiatus et manquements de tâches et favoriserait ainsi une certaine cécité attentionnelle.1° D’autres études sur l’effet tunnel, toujours dans le domaine aéronautique,11 mettent en lumière le rôle de la mémoire à court terme et celui d’une fonction cognitive particulièrement subordonnée aux perceptions en situation de stress. Cette mémoire autoriserait le traitement d’actions cognitives dynamiques et en constituerait en même temps une limitation: la saturation de cette mémoire à court terme favoriserait l’effet tunnel.
Une meilleure connaissance et prise en compte de l’effet tunnel et des autres biais cognitifs peut permettre des améliorations dans l’univers de travail, tant aéronautique que médical.
Les deux cas cliniques présentés plus haut illustrent sur le plan médical la difficulté induite par l’événement sanitaire exceptionnel de pandémie de Covid-19 sur la capacité des équipes soignantes en situation d’urgences à faire preuve de distanciation. Pour la première patiente, la situation sanitaire a entraîné une saturation mentale telle qu’il a fallu attendre un second test négatif avant que d’autres analyses de première ligne soient effectuées. La fixation sur le Covid-19 a amené l’équipe à introduire un traitement spécifique empirique malgré une image non caractéristique et qui aurait dû faire penser à autre chose. Dans le second cas, malgré un examen clinique et radiologique suggérant une atteinte pharyngée en premier, même la discussion collégiale entre les spécialistes (internistes et intensivistes) des deux hôpitaux penchait pour le diagnostic de Covid-19. L’image de verre dépoli peut être retrouvée dans d’autres pathologies, par exemple des lésions emboliques en cas de septicémie, et décrite dans le syndrome de Lemierre.
Pour ces deux cas, des traitements empiriques adéquats et la prise en charge globale ont permis de maintenir une qualité de soins sans perte de chance pour les patientes. Leur jeune âge a certainement influencé certaines décisions. Le décès par Covid-19 d’une jeune patiente en France après deux premiers tests négatifs12 mettait les équipes en alerte pour une maladie encore nouvelle. Le risque de péjoration rapide dans le Covid-19 (observée chez la deuxième patiente) justifiait de maintenir ce niveau élevé de suspicion et l’introduction d’un traitement empirique spécifique.
On constate ainsi que la pandémie de Covid-19 englobe tous les aspects de la vie quotidienne, privés comme professionnels, qu’elle fait l’objet d’une large couverture médiatique, et qu’il est difficile, même pour un personnel aguerri, d’échapper à cet effet tunnel induit. La vision d’ensemble peut ainsi en être perdue, avec la difficulté de se remettre en question jusqu’à l’arrivée d’un « choc mental ».11 Face à des prises en charge médicales complexes, avec un temps limité à disposition pour les résoudre, nous recourons à des « recettes mentales » qui nous permettent une économie mentale (court-circuit décisionnel),13 avec le risque de commettre des erreurs.
Il est possible d’atténuer l’effet tunnel, voire de l’annuler. Dans les mécanismes de pensée, un équilibre approprié d’utilisation des processus de type 1, « intuitif », et de type 2, « analytique », apparaît nécessaire pour des performances cognitives optimales.
Dans le domaine de l’aéronautique, les pistes d’études préconisent une rupture du phénomène de l’effet tunnel par la mise en place de signaux visuels et sonores d’autant plus forts et différenciés que le blocage attentionnel est verrouillé: alarmes très contrastées, images adaptées à l’environnement visuel ou encore intervention d’un tiers. L’automatisation de certaines tâches et l’intelligence artificielle ont aussi un avenir certain.
Dans le domaine médical, différentes méthodes d’évitement de l’effet tunnel, et des biais cognitifs en général, ont été étudiées.3 La méthode du ralentissement, qui consiste, comme son nom l’indique, à prendre le temps de la réflexion, est une intervention simple avec des résultats positifs étayés par de nombreuses données. La métacognition, ou la conscience et la compréhension de ses propres processus de pensée, semble avoir un réel potentiel, avec néanmoins une utilisation en pratique encore peu claire. On note encore comme méthode d’évitement l’enseignement des principes statistiques qui, contre toute évidence, est d’une faible utilité clinique selon plusieurs études expérimentales.
L’une des méthodes les plus intéressantes, avec un bon niveau de preuves scientifiques, consiste en la standardisation de la présentation de l’information, tant par le personnel ambulancier qu’infirmier et médical, par l’utilisation de listes de contrôle (« check-lists »).14,15 Nous proposons un exemple de liste de contrôle dans la démarche diagnostique de la dyspnée (tableau 1).
À ces méthodes s’ajoutent d’autres clefs que sont le dialogue permanent et la bonne entente entre collègues, en plus de l’évidente nécessité de la mise à jour des connaissances médicales. On pourrait aussi suggérer de mettre davantage l’accent sur l’enseignement de tâches complexes sous stress (simulation), pour permettre de réagir correctement en situation réelle. On pourrait également penser, comme dans d’autres domaines, à des méthodes d’autoévaluation des émotions en rapport avec certains protocoles médicaux urgents. Un lien entre la charge de travail, les émotions et l’effet tunnel semble effectivement exister. Enfin, un repos suffisant est recommandé pour éviter aux équipes une trop grande surcharge mentale.
L’effet tunnel est un défi quotidien inhérent aux processus du raisonnement médical, qui peut être exacerbé par l’ancrage sur des critères épidémiologiques, par exemple: présomption de grippe saisonnière en période hivernale, présomption de Covid-19 durant cette période de pandémie. Dans la pratique clinique, il est important d’être conscient de l’existence de ces biais cognitifs et des moyens de les réduire: standardisation par des listes de contrôle, discussion collégiale, formation continue… De plus, l’analyse systématisée des événements indésirables peut permettre d’identifier la contribution des biais cognitifs et justifier le renforcement des mesures préventives.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, exceptionnelle tant par son ampleur que par sa durée, nous rappelons, à travers deux situations cliniques, la constante nécessité du corps médical de distanciation, de recul durant la démarche diagnostique, afin d’éviter l’« effet tunnel » qui peut conduire à manquer ou retarder le diagnostic d’autres pathologies infectieuses. Les tableaux cliniques pseudo-grippaux (toux, état fébrile, asthénie, myalgies…) des patients présentés dans cet article orientent rapidement le personnel soignant des urgences hospitalières vers des suspicions d’infection à SARS-CoV-2. Il apparaît à la suite des investigations et du résultat de cultures que les diagnostics sont finalement différents des classiques, potentiellement mortels.
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