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ISO 690 Abetel, G., Danthe, C., Hungerbühler, P., Lavanchy, J., Russ, D., Syndrome lombaire atypique, insuffisance cardiaque, BPCO et syndrome d’apnées du sommeil, Med Hyg, 2003/2458 (Vol.61), p. 2217–2229. DOI: 10.53738/REVMED.2003.61.2458.2217 URL: https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2003/revue-medicale-suisse-2458/syndrome-lombaire-atypique-insuffisance-cardiaque-bpco-et-syndrome-d-apnees-du-sommeil
MLA Abetel, G., et al. Syndrome lombaire atypique, insuffisance cardiaque, BPCO et syndrome d’apnées du sommeil, Med Hyg, Vol. 61, no. 2458, 2003, pp. 2217–2229.
APA Abetel, G., Danthe, C., Hungerbühler, P., Lavanchy, J., Russ, D. (2003), Syndrome lombaire atypique, insuffisance cardiaque, BPCO et syndrome d’apnées du sommeil, Med Hyg, 61, no. 2458, 2217–2229. https://doi.org/10.53738/REVMED.2003.61.2458.2217
NLM Abetel, G., et al.Syndrome lombaire atypique, insuffisance cardiaque, BPCO et syndrome d’apnées du sommeil. Med Hyg. 2003; 61 (2458): 2217–2229.
DOI https://doi.org/10.53738/REVMED.2003.61.2458.2217
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L’envers des guidelines. Le praticien au centre du système
12 novembre 2003

Syndrome lombaire atypique, insuffisance cardiaque, BPCO et syndrome d’apnées du sommeil

DOI: 10.53738/REVMED.2003.61.2458.2217

Cette rubrique rapporte des cas réels pour lesquels les démarches diagnostique et thérapeutique présentent un intérêt particulier ou sont inhabituelles. Elle reflète l’activité du praticien et les divergences, parfois profondes, qui existent entre la médecine hospitalière, basée sur les preuves et celle, plus intuitive, que le praticien exerce au cabinet.

Participants : Gilbert Abetel (Orbe), Christian Danthe (Vallorbe),

Philippe Hungerbühler (Yverdon), Jean-Dominique Lavanchy (Yvonand),

Daniel Russ (Echallens).

Rédaction: Pierre-Alain Plan

Il s’agit d’un homme de 54 ans, de nationalité suisse, ayant fumé jusqu’à 3 paquets de cigarettes par jour entre 15 et 30 ans, âge auquel il stoppe sa consommation d’un coup.

La prise en charge médicale a débuté il y a environ six ans, motivée par des douleurs lombaires présentes depuis quelques mois, difficiles à systématiser, irradiant vers la hanche et la face externe du pied, sans troubles de la sensibilité. Le patient décrit à ce moment une exacerbation des douleurs à la toux et à l’épreuve de Valsalva, mais aussi lors de la marche, laissant éventuellement suspecter l’existence d’une claudication artérielle. A l’examen clinique, les réflexes ostéo-tendineux sont normaux et le Lasègue est négatif. Les artères périphériques sont toutes palpables, sans souffle.

Quelques mois plus tard, en raison d’une mauvaise réponse aux anti-inflammatoires non stéroïdiens, le patient est référé à un confrère neurologue qui, sur la base de l’EMG, conclut à l’existence d’un syndrome radiculaire S1 de type irritatif, sans déficit majeur, éventuellement accompagné de très discrets signes sensitifs. Les radiographies de la colonne lombaire ne montrent pas d’éléments en faveur d’une discopathie L5-S1 et le neurologue propose d’effectuer une IRM uniquement en cas d’aggravation des problèmes. Sous traitement comprenant une pratique régulière de la marche et l’administration d’un myorelaxant selon les besoins, les lombalgies s’améliorent progressivement sans toutefois disparaître totalement et le patient reprend son activité professionnelle à 100%.

Le rapport du neurologue mentionne aussi la possibilité d’une consommation exagérée d’alcool, problématique confirmée ultérieurement par une anamnèse dirigée du médecin traitant.

Un an plus tard, le patient consulte pour une dyspnée dont l’intensité varie de jour en jour, accompagnée d’une toux et d’une fatigue généralisée. A l’examen clinique, il pèse un peu plus de 92 kg et mesure 179 cm (BMI : 28,7). L’auscultation cardiopulmonaire est normale et les examens sanguins ne révèlent rien de particulier. L’ECG est normal mais la radiographie du thorax montre une silhouette cardiaque un peu agrandie, sans épanchement ni anomalie du parenchyme pulmonaire.

Le patient est alors adressé à un cardiologue pour des investigations complémentaires et l’ergométrie pratiquée dans le cadre de ce bilan doit être interrompue après une minute en raison de la dyspnée (le patient avait atteint une puissance de 150 Watts et une fréquence cardiaque (FC) correspondant à 84% de la FC maximale théorique). Objectivement, le test est négatif, avec une bonne adaptation chronotrope et tensionnelle.

Le diagnostic retenu après ces examens est celui d’une probable cardiomyopathie débutante avec toutefois une discordance entre l’importance des symptômes et la diminution fonctionnelle constatée à l’ergométrie d’une part, et le résultat de l’échocardiographie d’autre part. Se posent alors les questions d’une possible origine ischémique et de l’existence d’une insuffisance mitrale plus sévère que ne le laissent suspecter la clinique et l’échocardiographie (diamètre des ventricules gauche et droit à la limite supérieure de la norme, fonction systolique modérément abaissée avec une fraction d’éjection à 50%, hypokinésie diffuse, prolapsus mitral avec insuffisance valvulaire modérée, oreillette gauche légèrement dilatée). Le cardiologue mentionne encore dans son rapport que, exclusion faite d’une atteinte coronarienne ou mitrale significative par des examens invasifs supplémentaires, la consommation anamnestiquement exagérée d’alcool pourrait être à l’origine de la cardiomyopathie débutante.

– (Un confrère). L’examen ergométrique a-t-il été interrompu en raison de douleurs ou uniquement à cause de la dyspnée ?

– (Le médecin traitant). Le patient n’a pas signalé de douleurs; c’est la dyspnée qui a motivé l’interruption du test. Mais le résultat de ce premier bilan cardiologique est finalement assez peu satisfaisant. Comme pour l’épisode de lombalgies, le patient s’est plaint de symptômes sévères et plutôt inquiétants puis le tableau clinique donne l’impression de se décolorer après que des examens aient été pratiqués.

– (Un confrère). C’est vrai, ces investigations ne nous apportent pas une réponse définitive, mais je les trouve entièrement justifiées.

– (Le médecin traitant). Il n’en reste pas moins qu’après la consultation auprès du cardiologue, le patient présentait toujours une dyspnée que je ne voulais et ne pouvais pas minimiser. C’est la raison pour laquelle j’ai suivi les recommandations du spécialiste et que j’ai adressé le patient au CHUV pour essayer de mieux comprendre ce qui se passait.

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Le rapport du CHUVmentionne les diagnostics de cardiomyopathie d’origine probablement éthylique (dyspnée de stade II sur dysfonction myocardique modérée), d’hypertension artérielle non traitée, d’éthylisme chronique modéré (le rapport ne précise par sur quelles données ce diagnostic est fondé) et, sur la seule base d’une électrophorèse des protéines anormale (les radiographies et la scintigraphie osseuses n’ont pas montré d’infiltration myélomateuse), de gammapathie monoclonale (IgG de type lambda) d’allure bénigne (MGUS : monoclonal gammopathy of undetermined significance).

Deux mois plus tard, la dyspnée ne s’est pas améliorée et reste très fluctuante (certains jours elle se manifeste de manière très intense lors d’un déplacement de moins de 100 mètres, alors que d’autres jours le patient semble capable de marcher environ 6 kilomètres à son allure sans trop de problèmes). Le patient est à nouveau adressé au CHUV pour la recherche d’autres causes possibles de cardiomyopathie, telles qu’une amyloïdose éventuellement associée à un trouble du rythme, une hypertension pulmonaire ou la survenue d’épisodes de micro-embolisation susceptibles d’expliquer la fluctuation de la dyspnée éventuellement associée à la cardiomyopathie. A cette période, le patient présente une incapacité de travail complète et son état clinique est inquiétant au point de motiver une demande d’évaluation de l’indication à une éventuelle transplantation cardiaque.

– (Un confrère). L’insuffisance cardiaque s’était-elle vraiment aussi sérieusement aggravée, passant d’un stade II à un stade IV selon la classification de la NYHA (New York Heart Association)?

– (Le médecin traitant). Je ne peux pas répondre précisément à cette question, mais ce patient me semblait suffisamment mal pour que, sur la base de l’existence d’une cardiopathie d’origine indéterminée, j’envisage de discuter l’indication à une greffe cardiaque pendant que c’était encore possible.

– (Un confrère). Quelques mois auparavant, lors de l’ergométrie, l’adaptation de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle était correcte puisque la TA a augmenté jusqu’à 200 mmHg. Cela parlerait plutôt en défaveur d’une insuffisance cardiaque sévère, à moins d’une dégradation récente de la situation.

– (Un confrère). Une coronarographie a-t-elle été effectuée lors du premier séjour au CHUV?

– (Le médecin traitant). Oui. Elle a montré des artères coronaires saines et une diminution discrète de la fonction globale du ventricule gauche, la fraction d’éjection étant estimée à 50%.

– (Un confrère). Ce résultat parle en faveur d’une insuffisance cardiaque légère à modérée, ne justifiant pas une transplantation.

Aucun élément vraiment nouveau n’a été apporté par le 2e séjour au CHUV, si ce n’est que le diagnostic d’amyloïdose a été exclu par le résultat de la biopsie de tissu rectal.

Six mois plus tard, le patient retourne chez le cardiologue qui l’avait examiné initialement pour un contrôle échographique. La situation se résume alors de la manière suivante: l’existence d’une amyloïdose ayant été écartée, l’origine de la cardiomyopathie reste indéterminée. Malgré une abstinence complète et un traitement de vitamines B, l’insuffisance cardiaque ne s’est pas améliorée, elle semble au contraire être subjectivement plus importante et cela bien que l’échocardiographie ne mette pas en évidence de changement significatif par rapport à l’examen initial. D’autre part, les valeurs de pression pulmonaire obtenues lors du cathétérisme parlent contre l’hypothèse d’une maladie thromboembolique qui peut ainsi raisonnablement être exclue.

Un traitement anticoagulant d’épreuve, avec maintien du TP au-dessous de 30% est néanmoins institué de manière empirique; il est stoppé après trois mois en raison de la persistance inchangée des symptômes.

Les pistes cardiaques concernant l’origine de la dyspnée étant épuisées, le patient est adressé à un pneumologue. Le test des fonctions pulmonaires met en évidence un discret syndrome obstructif qui n’explique pas plus la dyspnée invalidante que les examens cardiologiques. Un test à la métacholine fortement positif témoigne d’une importante hyperréactivité bronchique compatible avec un asthme d’effort susceptible d’expliquer la toux chronique et la dyspnée d’effort. Un traitement bronchodilatateur et de corticoïdes topiques est alors instauré, qui n’apporte pas d’amélioration significative.

Le pneumologue, suspectant l’existence d’un syndrome d’apnées du sommeil (SAS) prescrit des examens complémentaires dont une oxymétrie nocturne qui confirme le diagnostic de SAS sévère, avec environ 20 épisodes horaires de désaturation, expliquant probablement la fatigue et la somnolence diurne. Le traitement par CPAP (continuous positive airway pressure: ventilation en pression positive continue) instauré pour le SAS permet d’améliorer ce problème et une nouvelle oxymétrie objective une diminution du nombre de désaturation (13 épisodes par heure).

Malgré cette prise en charge, l’état du patient continue à se dégrader progressivement, au point qu’une demande de rente invalidité est déposée.

– (Le médecin traitant). Ce patient a donc présenté des problèmes lombaires puis cardiaques dont le tableau clinique s’est par deux fois «décoloré» sans qu’il ait été possible de trouver des réponses claires aux questions soulevées. Et le troisième volet de cette histoire, les problèmes pulmonaires, s’ajoute aux deux précédents.

– (Un confrère). A ce stade du moins, je ne pense pas que l’on puisse dire que les problèmes pulmonaires se «décolorent».

– (Le médecin traitant). Non, c’est vrai. Ce volet ne se «décolore» pas, ou du moins pas encore. Les 3 diagnostics principaux retenus par le pneumologue sont ceux de broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO) légère, de SAS et d’insuffisance cardiaque discrète.

– (Un confrère). Quelle est la raison qui permet de dire que le patient présente une insuffisance cardiaque discrète?

C’est d’autant plus intéressant qu’il s’agit du point de vue d’un pneumologue. Selon qu’il s’agit de l’avis d’un pneumologue ou d’un cardiologue, la priorité des diagnostics apparaît comme différente.

– (Un confrère). Cela fait maintenant longtemps que tu connais ce patient. Présente-t-il vraiment des symptômes de SAS ? C’est un diagnostic à la mode que l’on pose beaucoup actuellement. Pour caricaturer un peu, on l’évoque pratiquement chaque fois qu’existe un état dépressif. Il fait partie du diagnostic différentiel de tout neurologue ou pneumologue qui se respecte lorsqu’un patient se lève avec des céphalées, constate une baisse de sa libido et se plaint d’être triste le matin. Et il semble que pratiquement, seuls 10% des patients utilisent encore l’équipement coûteux de CPAP après six mois.

– (Le médecin traitant). Apparemment, le patient utilise la CPAP environ 8 heures par nuit et parfois une à deux heures l’après-midi. Le sommeil semble bon, pour autant que le patient prenne du zolpidem le soir.

– (Un confrère). La gammapathie de ce patient est susceptible d’évoluer. At-elle été contrôlée et quantifiée ?

– (Le médecin traitant). Cette gammapathie est constamment présente depuis sa découverte fortuite. Pendant un temps, je me suis posé la question de savoir si elle ne pouvait pas être impliquée d’une manière quelconque dans le problème des lombalgies atypiques. Je sais bien que les diagnostics rares sont rares, mais j’ai tout de même demandé une IRM de la région lombaire qui n’a pas montré d’anomalie. Je considère maintenant qu’il s’agit d’un épiphénomène et je me contente de la surveiller régulièrement.

– (Le médecin traitant). Je vous ai présenté cette situation comme un cas peu satisfaisant malgré une certaine rigueur dans la démarche clinique et les investigations. C’est peut-être aussi une certaine manière de percevoir les limites de notre métier. Qu’en pensez-vous ?

– (Un confrère). Il faudra suivre le problème de la gammapathie monoclonale car elle pourrait évoluer vers une forme maligne. D’autre part, on est en droit de considérer que la dyspnée pourrait être liée plutôt à la cardiopathie qu’à la BPCO, notamment parce qu’il s’agit d’un ancien fumeur qui a arrêté depuis longtemps. Ainsi, j’aurais plutôt tendance à considérer la bronchite chronique comme un diagnostic fortuit. De même, je ne focaliserais pas mon attention sur le SAS qui me semble représenter un aspect accessoire du problème et qui ne joue pas un très grand rôle chez ce patient.

Je considère que l’élément central est avant tout l’existence d’une cardiomyopathie dilatative, probablement idiopathique, sur laquelle il est peut-être possible d’agir un peu mieux en ajoutant un diurétique à l’antagoniste de l’angiotensine II, mais je ne suis pas persuadé que l’on puisse faire beaucoup plus, si ce n’est d’ajouter encore un peu de spironolactone. Cela nous ramène donc à un problème d’insuffisance cardiaque ou de petit débit sur une maladie cardiaque avec des artères coronaires saines.

– (Un confrère). Pour moi, les symptômes évoqués ne concordent pas avec bon nombre d’éléments mis en évidence. Le symptôme cardinal est la dyspnée d’effort. Pour autant que je sache, le SAS ne se manifeste pas par une dyspnée d’effort, une fraction d’éjection de l’ordre de 40-50% non plus, d’autant plus que les coronaires sont saines. Les gammapathies ne provoquent en principe pas de dyspnée et, même si le patient est obèse, il ne l’est pas au point de présenter de tels symptômes respiratoires.

– (Un confrère). Je partage cette opinion, mais j’irais encore plus loin. Ne pourraitil pas s’agir des manifestations d’une maladie auto-immune ? Nous suivons tous deux ou trois personnes qui «dégringolent» et chez qui on n’arrive d’abord pas à mettre en évidence une quelconque pathologie. Puis, après quelques années, parfois dix ans, le diagnostic est enfin clairement posé. Il existe quelques rares sujets souffrant manifestement d’une maladie auto-immune mais chez qui, objectivement, on ne trouve strictement rien. Ces personnes peuvent par exemple présenter une pneumonie atypique ne guérissant qu’après un traitement de cortisone, ce qui est plutôt inhabituel.

Chez cet homme, il pourrait s’agir d’une maladie systémique généralisée. Il n’y a pas de raison qu’il présente tous ces symptômes uniquement sur la base d’un problème cardiaque. Ou alors, il devrait se sentir bien lorsqu’il ne fait pas d’effort, et ce n’est pas le cas.

– (Un confrère). Ce patient ne présente apparemment que des épisodes très occasionnels et peu typiques de dyspnée au repos.

– (Un confrère). C’est vrai, mais visiblement il ne dort pas bien.

– (Un confrère). Oui, mais il a le droit de «somatiser un petit coup» s’il se sent mal fichu.

– (Un confrère). Il «somatise» à beaucoup d’endroits…

– (Un confrère). Peut-être, mais je n’aime pas ce diagnostic de gammapathie, même si pour le moment cette dernière est considérée comme bénigne.

– (Un confrère). Justement ! Il s’agit d’une maladie systémique. Cela ne cache-t-il pas une atteinte systémique sous-jacente sur laquelle on n’arrive pas à mettre le doigt ? Une maladie qui toucherait plusieurs tissus comme le poumon, le cœur, etc.

– (Un confrère). Quelle est la demande du patient ? Pour quelle raison vientil te voir ? Parce qu’il a de la peine à respirer lorsqu’il fait un effort ou parce qu’il dort mal ?

(Le médecin traitant). Il se plaint essentiellement de sa dyspnée mais aussi de sa fatigue.

– (Un confrère). Le patient a-t-il perdu du poids ?

– (Le médecin traitant). Je ne me souviens pas de la dernière valeur, mais à l’heure actuelle le patient n’est certainement pas amaigri.

– (Un confrère). Il ne présente pas non plus d’œdèmes ? Au vu de l’importance de la dyspnée, il semble que l’insuffisance cardiaque soit à un stade à partir duquel cela devrait normalement se produire.

– (Le médecin traitant). Actuellement, le patient n’a pas d’œdème.

– (Un confrère). L’un d’entre nous at-il une autre idée au sujet de l’étiologie possible de la cardiopathie ?

– (Un confrère). Nous n’avons pas évoqué les cardiopathies secondaires à des paraprotéinémies. Cela existe-t-il ?

– (Un confrère). On pourrait aussi penser à une cause toxique. Cela a déjà été évoqué avec l’alcool, mais cette étiologie n’a pas été retenue.

A propos d’un autre cas de cardiopathie d’origine inhabituelle

(Un confrère). Cette histoire me fait penser à un cas similaire, celui d’un ancien sportif qui avait pris des amphétamines, puis plus tard de la cortisone et des androgènes (sans compter éventuellement tout le reste dont il n’a pas parlé). A 55 ans, cet homme finit sa vie avec un cœur dilaté, en très mauvais état. Il s’agit d’une cardiopathie consécutive à la consommation de plusieurs substances destinées à augmenter la performance et qui a été «dilatée» à l’effort.

– (Un confrère). Comme je l’ai déjà dit, rien ne «colle» dans ce cas. Il faudrait peut-être aussi envisager une pathologie psychiatrique. Car sinon, quelles sont les maladies somatiques susceptibles de provoquer une dyspnée dont l’intensité et les répercussions sur les activités quotidiennes varient de manière aussi importantes ?

– (Un confrère). Ce qui me frappe, c’est qu’en général notre collègue en charge de ce patient détecte assez bien les cas psychiatriques. Et ici, il nous décrit le patient comme un homme qui souffre physiquement. En conséquence, j’aurais plutôt tendance à considérer ce cas comme ayant une origine organique.

– (Un confrère). J’ai peut-être lancé cette idée un peu à la légère, mais je voulais souligner le fait qu’il n’y a rien dans les divers diagnostics évoqués par les différents spécialistes qui puisse expliquer la dyspnée de manière satisfaisante.

– (Un confrère). On sait que les inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine provoquent parfois des réactions d’hyperréactivité bronchique. Le patient a-t-il reçu, un tel médicament pour traiter son hypertension ?

– (Le médecin traitant). Non. Il a reçu séquentiellement deux antagonistes des récepteurs de l’angiotensine II, mais pas d’inhibiteurs de l’ECA.

Une expertise a été effectuée dans le cadre de la procédure d’attribution d’une rente invalidité. Elle confirme les éléments somatiques et souligne la discordance entre l’importance de la dyspnée décrite et les signes objectifs (le patient a pu monter un étage de l’ancienne PMU à Lausanne sans être objectivement essoufflé ni devoir s’arrêter, alors que lui-même se décrivait comme très dyspnéique). Le rapport prend aussi en compte les aspects psychosociaux et professionnels.

Ce patient est le cadet d’une fratrie de deux. C’était un enfant turbulent qui a connu beaucoup de difficultés scolaires, essentiellement liées à des problèmes d’adaptation lors de nombreux déménagements. Il a reçu des coups de son père, décrit comme «dur mais juste», et se sentait beaucoup plus proche de sa mère.

Il est resté célibataire, n’a pas eu de relation sentimentale stable et a vécu auprès de ses parents jusqu’au décès de sa mère, environ 3 ans après le début de la prise en charge médicale. Le décès de sa mère a ravivé un conflit avec sa sœur.

Après un apprentissage de peintre en carrosserie, il a exercé une activité dans ce domaine pendant une dizaine d’années, changeant fréquemment de place à cause de conflits avec ses employeurs. En raison de la survenue de bronchites à répétition (plusieurs fois par année) en relation avec l’inhalation de poussières, il change alors d’orientation professionnelle et travaille comme ouvrier-manœuvre pendant les deux décennies suivantes. Survient alors un licenciement pour des raisons économiques et une période de chômage d’une année. Le patient travaille ensuite pendant deux ans à l’usine, dans des conditions difficiles, et n’obtient pas le renouvellement de son contrat, ce qu’il considère comme un nouveau licenciement. S’ensuit une nouvelle période de chômage de deux ans, sans qu’il ne retrouve d’emploi et durant laquelle apparaît la dyspnée.

Le patient ne se reconnaît pas du tout comme déprimé, mais il exprime des idées dépressives, de dévalorisation importante, de fatigue et d’anhédonie. Il présente des traits passifsagressifs et décrit un repli social, une tendance à se suffire à lui-même, une grande difficulté à exprimer des affects et des émotions.

Le rapport de consultation psychiatrique retient les deux diagnostics de trouble de la personnalité (type schizoïde) et de syndrome de dépendance à l’alcool.

– (Le médecin traitant). Ce patient âgé d’un peu plus de 50 ans pose à la fois un problème diagnostique et un problème assécurologique. Il arrive dans une impasse. Il a obtenu une rente d’invalidité à 50%, mais son état ne s’est pas amélioré.

Une autre question importante serait de savoir si quelque chose aurait été manqué au début de la prise en charge et que ce patient ait alors été tranquillement «iatrogénisé à froid», avec ma bénédiction, sans que je ne m’en rende compte.

Car finalement, j’ai l’impression que dans notre société sophistiquée, de tels cas sont plus fréquents qu’on ne le croit. Et leur coût n’est pas du tout anodin.

En fait, la vraie question est inverse. Il s’agit de savoir si l’on n’en fait pas trop, de savoir quel est notre degré de clairvoyance au départ d’une histoire comme celle-là.

– (Un confrère). Je suis d’accord avec cette intuition. Je suis même persuadé que l’on rend malade un grand nombre de personnes, mais la plupart d’entre elles sont consentantes. On les place sous la couverture du pouvoir médical et elles deviennent alors des malades, situation qu’elles recherchent très souvent.

Et ton patient est venu te voir d’emblée avec des symptômes d’invalide.

– (Le médecin traitant). Bien sûr, mais les coïncidences ont été nombreuses. J’avais aussi envie de présenter cette situation pour que l’on réfléchisse à la manière dont les choses peuvent s’enchaîner.

– (Un confrère). Nous connaissons tous ton intérêt pour les aspects psychosomatiques. Avec une situation pareille (un patient promené d’un spécialiste à un autre sans qu’on ne puisse rien trouver de péremptoire), depuis quand astu la conviction, en ton for intérieur, qu’il s’agit d’un problème psychiatrique ?

– (Le médecin traitant). Le problème réside justement dans le fait que l’on ait à chaque fois trouvé quelque chose. Il en aurait été tout autrement si les examens des spécialistes, ou du moins de quelques-uns, n’avaient pas mis en évidence une quelconque anomalie. C’est aussi cela le piège pour le médecin. Dès le début, j’ai pressenti l’existence d’un trouble de la personnalité, mais j’ai laissé cet aspect de côté au moment des investigations et de la prise en charge des autres symptômes. J’ai agi de la sorte parce que je ne disposais pas de suffisamment d’éléments pour établir une corrélation ni pour exclure l’existence simultanée d’un trouble de la personnalité et d’une ou plusieurs autres pathologies somatiques.

– (Un confrère). Tu es maintenant libéré de toute investigation somatique, chacun des spécialiste a proposé son diagnostic.

– (Le médecin traitant). Oui, mais nous n’avons pas la compréhension, c’està-dire que nous ne savons toujours pas de quoi il s’agit vraiment.

– (Un confrère). A-t-il été dit au patient que rien n’explique vraiment ses symptômes somatiques ? Lui a-t-il été proposé de faire table rase du passé et de parler de la manière dont il vit et des symptômes dont il souffre ?

– (Le médecin traitant). C’est quelque chose que je fais systématiquement – tous les six mois environ – pour savoir si la porte est ouverte ou fermée. Cette porte est fermée.

– (Un confrère). C’est d’ailleurs ce que mentionne le rapport d’expertise. En raison de la personnalité du patient, aucune mesure médicale, y compris au niveau psychiatrique, ne semble être en mesure d’améliorer sa situation.

– (Un confrère). Pourrait-on envisager de soulager l’angoisse du patient ?

– (Le médecin traitant). Le rapport décrit des épisodes occasionnels de dyspnée survenant au repos (sentiment d’avoir le souffle coupé) lorsque le patient regarde la télévision. J’ai parfois aussi des émotions en regardant la télévision, mais de là à prescrire une benzodiazépine ou un autre médicament sur cette base… Non.

– (Un confrère). Et pourquoi pas ? Il y a bien eu un essai d’anticoagulation.

– (Le médecin traitant). Parce que je pense que ce cas pose très clairement le problème du cadre dans lequel nous sommes capables de travailler. Et il y a peutêtre des choses qui sortent de ce cadre.

– (Un confrère). Nous sommes maintenant arrivés au bout des investigations somatiques. Que peut-on encore proposer à ce patient ?

– (Le médecin traitant). Je vois le patient toutes les six semaines et mesure sa pression artérielle pour évaluer l’effet du traitement antihypertenseur. Je reste pour l’instant minimaliste en ce qui concerne le traitement somatique; peut-être un jour prescrirai-je un diurétique, mais je n’ai pas de raison pour le faire actuellement. Quoi qu’il en soit, cela permet d’aborder, ou d’essayer d’aborder les autres aspects, comme je l’ai déjà fait lors du décès de son père ou de sa mère. Malheureusement, le patient n’a pas (encore) la possibilité de travailler avec l’imaginaire ou le fantasme; il ne possède pas la capacité d’introspection. C’est un cas qui me semble ne pouvoir être abordé qu’au moyen d’une technique corporelle.

– (Un confrère). C’est un cas difficile parce que le patient te parle avec son corps. Les hystéries – si l’on admet qu’il s’agit d’un problème psychiatrique, c’est une hystérie – sont des situations dans lesquelles, par définition, les gens sont incapables de communiquer autrement qu’avec leur corps.

– (Un confrère). Dans cet ordre d’idées, cet homme pourrait peut-être bénéficier d’une rééducation pulmonaire pour sa dyspnée, par physiothérapie uniquement, sans autre suivi médical que des consultations régulières toutes les six semaines. Je pense à une approche purement physique, ne lui posant pas d’autre question que celle de percevoir son corps et de voir ce qu’il en fait.

– (Un confrère). Quelque chose dans le genre de la réadaptation cardiovasculaire dans les centres spécialisés ?

– (Un confrère). Non, ce type de prise en charge est trop «intellectuelle» pour ce type de patients ; trop de notions sont expliquées aux participants.

– (Un confrère). Personnellement, je ne m’engagerais pas dans un traitement physique. Je lui dirais – en d’autres termes bien sûr – que le problème se trouve dans sa tête. Je dirais que tout a été contrôlé, que son cœur et ses poumons ne vont pas si mal et que la dyspnée doit être l’équivalent d’une immense angoisse ou d’un très fort mal-être qui l’habite et qui se répercute sur sa respiration, qui lui coupe le souffle.

– (Un confrère). Étant donné son manque d’introspection, je ne crois pas qu’une telle attitude puisse l’aider.

– (Un confrère). C’est l’utilisation d’un langage que le patient ne comprend pas ou ne veut pas comprendre. Cela me rappelle un cas discuté dans un groupe Balint et à la suite de quoi il avait finalement été dit à une patiente: «J’ai trouvé! Vous êtes malade», sans rien préciser de plus.

– (Un confrère). Enfin une reconnaissance …

– (Un confrère). Oui, exactement. Je lui ai dit cela il y a quatorze ans. Quatorze ans qu’elle est malade et qu’elle va bien! Évidemment, les problèmes somatiques clairement identifiés ont été traités entre-temps mais, dix ans après cette reconnaissance, il a été possible de commencer à parler de ce qui n’allait pas.

– (Un confrère). Peut-on dire à ce patient qu’il est malade ?

– (Le médecin traitant). Je peux non seulement lui dire qu’il est malade, mais aussi que cela me préoccupe beaucoup.

A propos du manque d’introspection

(Un confrère). Je connais une patiente dépressive qui a consulté de multiples psychiatres, mais la seule chose qui ait réellement amélioré son état est la physiothérapie. Elle sent qu’elle n’est pas bien, qu’elle est angoissée, mais il ne sert à rien d’aborder le problème. Tout ce qui pouvait être discuté a été discuté, cela n’a rien changé. Mais elle va mieux depuis qu’elle ne voit plus de psychiatre et qu’elle bénéficie d’une séance de physiothérapie hebdomadaire, principalement sous forme de massages corporels. Sans compter que le coût du traitement physique est bien moins élevé que celui d’une psychothérapie.

– (Un confrère). Brièvement, quelle est l’anamnèse psychiatrique de ce patient, son histoire de vie ?

– (Le médecin traitant). Schématiquement, c’est l’histoire d’une femme ayant épousé un homme droit, rigide et affreusement conformiste, souvent absent de la maison pour des raisons professionnelles. Le premier enfant issu de ce mariage est une fille, assez brillante sur le plan scolaire et professionnel mais, malheureusement, c’est une fille. Le deuxième enfant est un fils, mais c’est malheureusement un garçon à la santé fragile, très proche de sa mère. Cette dernière, qui s’ennuie dans son couple, protège son fils de manière exagérée, l’accompagne longtemps à l’école et en fait progressivement sa «chose», le rendant totalement dépendant d’elle. Toute cette longue histoire est en fait une histoire de dépendance, une addiction à une figure protectrice. Et la figure protectrice d’aujourd’hui, après la disparition de ses parents, c’est le médecin (son médecin). D’ailleurs, le patient a dit une fois ou l’autre que je suis «un peu dur».

– (Un confrère). Comme sa mère ou comme son père ?

– (Le médecin traitant). Comme son père. Avec ce genre de patients, comme avec les malades chroniques, il faut faire très attention à l’attitude adoptée et être plutôt maternel dans la relation, cela évidemment avec toutes les précautions d’usage.

– (Un confrère). Existe-t-il une anamnèse familiale de dyspnée ?

– (Le médecin traitant). Non, mais la dégradation physique progressive du père a été un épisode très difficile à vivre pour ce fils ayant vécu dans un contexte de surprotection maternelle et dont le père, initialement rigide, voire perçu comme méchant, est devenu tout à coup extrêmement fragile et amputé de nombreuses parties de lui-même.

J’ai évidemment échafaudé des hypothèses au sujet de l’histoire personnelle et psychiatrique du patient. Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas ces dernières, mais les documents et les observations objectives qui m’ont guidé dans la démarche diagnostique. Il s’est donc agi d’une véritable recherche pour trouver une cause somatique traitable, puisqu’à une époque, j’ai même envisagé la greffe cardiaque.

•••

L’avis du psychiatre

(Dr Friedrich Stiefel, Professeur associé, Service de psychiatrie de liaison et division de soins palliatifs, CHUV, 1011 Lausanne)

– (P.-A. Plan). Que pensez-vous de cette histoire ?

– (F. Stiefel). Il s’agit d’une histoire difficile. Ce patient est exposé à un certain nombre de risques : il a arrêté de fumer, mais il existe une suspicion de consommation d’alcool et une obésité. Il ne semble pas maîtriser ce qui lui arrive, il s’expose à des choses nocives dont la dimension tourne autour de l’oralité (fumer, boire, manger). De plus, il semble avoir une attitude un peu autodestructive et suscite autour de lui un grand besoin d’objectiver la cause des symptômes qu’il présente, notamment par la consultation de spécialistes et la réalisation d’examens de plus en plus poussés. Ces derniers peuvent mesurer certains paramètres de manière objective, mais il reste une dimension subjective que l’on ne maîtrise pas avec des appareils. Les examens effectués sont certainement justifiés, toutefois la prise en charge semble essentiellement avoir eu pour but d’objectiver une ou plusieurs pathologies somatiques sans vraiment savoir qui est cet homme ni ce qui l’habite.

– (PAP). Chez ce patient dont les plaintes sont avant tout physiques, n’a-t-on pas manqué quelque chose au début de la prise en charge, avec pour résultat de l’avoir fait entrer dans un processus de médicalisation et d’escalade diagnostique ?

– (FS). Une des difficultés est liée au fait que les spécialistes ont chaque fois posé ou confirmé un diagnostic susceptible d’expliquer les plaintes du patient, ou du moins une partie d’entre elles. D’autre part, il faut tenir compte de la crainte de manquer un diagnostic, souvent présente chez le médecin. Le point important me semble être le fait qu’entre le symptôme ou la plainte subjective du patient et les éléments objectivés, existe très souvent une certaine discordance. Et c’est à ce moment que l’on se trouve à un carrefour où le risque, par des investigations répétées, est de faire entrer le patient dans la voie d’une pathologie somatique chronique, alors que derrière celle-ci existe peut-être une souffrance qui déborde du corps.

Il faut dire aussi que ce patient ne présente pas non plus les symptômes d’appel les plus typiques. La lombalgie est effectivement un diagnostic dans lequel on peut placer toute la souffrance humaine, mais la dyspnée n’est pas le symptôme d’appel le plus fréquent lorsqu’une personne présente une souffrance de vie.

(PAP). Connaissant la vie de ce patient, est-il possible de mettre en relation un certain nombre de symptômes physiques avec son histoire ?

– (FS). Un des éléments importants est le fait que ce patient a reçu des coups de la part de son père, même s’il le décrit rétrospectivement comme «dur mais juste». On peut parler de carence, au moins du côté du père. C’est un peu une histoire clivée, avec un père qui ne donne pas assez et une mère qui essaie de combler les manques mais qui, en fin de compte, par son attitude protectrice, inhibe plutôt le patient dans le sens qu’elle le rend dépendant d’elle, qu’il ne peut pas grandir et acquérir une autonomie. J’en reviens à ce que je disais au début, à la notion d’oralité : le patient donne l’impression de ne pas avoir reçu assez, sinon il ne devrait pas avoir besoin de fumer, boire et manger de la sorte. Ce sont des signes de manque et le père a vraisemblablement joué un rôle important dans cela.

Le deuxième élément est la manière dont ce patient a tout de même pu se constituer une identité. Celle-ci tourne moins autour d’une construction relationnelle avec une famille, mais plus autour de la profession. Et là aussi, il a reçu des coups. Cet homme ne peut pas vivre ses multiples échecs professionnels sans qu’ils ne fassent probablement écho aux coups antérieurs. Les épisodes de chômage sont des événements traumatisants, mais plus encore pour quelqu’un comme ce patient qui n’a pas reçu tout ce qui lui fallait pour y faire face correctement.

L’histoire de cet homme est donc une histoire de liens entre le passé et le présent, entre ses symptômes et son vécu psychique. Je ne pense pas qu’il soit capable de construire des liens, c’est plutôt quelqu’un de non verbal, qui a du mal à exprimer ses émotions. Il n’a d’ailleurs pas appris à le faire, avec un père qui ne voulait apparemment pas entendre sa souffrance et une mère qui ne savait que l’étouffer.

Bien sûr, l’établissement des liens n’est pas uniquement le travail du patient, c’est aussi celui du médecin. Les patients ne nous apportent pas tout cela sur un plateau. Les personnes qui utilisent le corps pour exprimer un trop-plein émotionnel ou une souffrance de vie sont souvent celles qui n’arrivent pas à se les représenter au niveau psychique.

Il est souvent difficile de disposer des éléments biographiques et narratifs dès le début de la relation thérapeutique, afin d’établir ensuite ces liens. Néanmoins, ces patients s’adressent à une «mère médecine» à un moment donné de leur vie et l’existence d’éléments de carence ou de traumatismes devrait toujours déclencher un signal amenant le médecin à se demander ce que le patient vient chercher dans la médecine. La difficulté, et pas seulement pour le médecin, va être ensuite d’amener le patient avec des symptômes somatiques, ressentis comme le signe de quelque chose de potentiellement dangereux pour sa santé, à établir des liens avec son vécu psychique. Dans le cadre de la relation thérapeutique, ces patients sont souvent revendicateurs et en veulent toujours plus. Les demandes directes ou indirectes au médecin sont du type : «Je veux plus de vous !», «Guérissez-moi !», «Faites à ma place !», etc. On se retrouve souvent dans une dynamique d’oralité du patient, de relation passive ou passive-agressive, mais très demandeuse. Dans cette situation, il faut être très attentif à aller un peu dans le sens du patient, à ne pas trop le frustrer pour éviter qu’il aille voir un confrère s’il ne reçoit pas assez de «nourriture» ou pense qu’il n’est pas compris.

– (PAP). Comment prendre en charge une situation comme celle-là, notamment lorsque toutes les investigations somatiques raisonnablement envisageables ont été effectuées ?

– (FS). Comme on ne peut souvent pas parler de représentation psychique avec ces patients, tout l’enjeu consiste à les prendre au sérieux sur le plan somatique pour entrer en contact là où ils se trouvent (s’occuper du corps qu’ils présentent), tout en essayant lentement d’introduire quelque chose de l’ordre de la narration ou de la biographie dans le but d’aborder si possible leur vécu psychique. La difficulté dans cette histoire, c’est que ce patient a une dyspnée inquiétante, susceptible d’être le signe d’une atteinte somatique sérieuse, d’autant plus qu’il présente aussi des facteurs de risque, notamment l’alcoolisme, en faveur d’une maladie somatique.

– (PAP). Quelle pourrait être la place d’une approche purement physique chez ce patient et quels résultats pourrait-on en attendre ?

– (FS). D’une manière générale, il faut entrer en contact avec le patient là où c’est possible, c’est-à-dire au niveau de son corps puisqu’il n’est pas capable d’élaborer les choses sur le plan psychique. Certes, on ne rencontre plus d’hystériques classiques aujourd’hui, mais ces patients ne pouvaient pas être guéris uniquement «en parlant» ; la thérapie comprenait par exemple une physiothérapie avec l’introduction progressive d’un discours puis d’une relation et enfin peutêtre d’une psychothérapie ; une porte de sortie au niveau du corps leur était toujours offerte. Pour ce patient ne se situant pas dans le registre hystérique, mais qui somatise et exprime quelque chose à travers son corps, une bonne prise en charge ne peut pas faire abstraction de ce corps. Le défi est d’aller du symptôme vers quelque chose de l’ordre de la souffrance et de travailler avec lui pour qu’il comprenne progressivement que ses symptômes et son vécu sont liés. Il faudrait arriver à lui faire comprendre que pour n’importe quel symptôme, comme une douleur ou la dyspnée, il ne peut pas être fait abstraction du contexte, ni de l’angoisse ou du trop-plein émotionnel, que ce n’est pas honteux mais au contraire naturel, que cela existe chez tous les êtres humains, même ceux qui sont en bonne santé. Il faut évidemment lui traduire cela dans un langage qu’il puisse comprendre et accepter et éviter qu’il ne se sente considéré comme un cas psychiatrique ou qu’il s’imagine qu’on ne le croit pas. Le premier pas est donc de lui signifier clairement que l’on croit ce qu’il nous montre, que l’on est conscient de sa souffrance, mais qu’il est nécessaire de regarder quels sont les ingrédients de cette dernière qui ne se limite peutêtre pas à son corps. Les patients ont bien sûr des marges de manœuvre différentes, certains peuvent assez aisément entendre ce discours, notamment lorsque l’on parle de «stresseurs», d’autres pas du tout.

L’eutonie, une forme de psychothérapie à médiation corporelle, pourrait être proposée à ce patient. Très schématiquement : le corps se trouve au centre de la prise en charge, puis celle-ci est progressivement élargie, avec par exemple de la relaxation ou de la manipulation d’objets permettant aux patients d’exprimer à quel endroit ils ressentent un manque, comment ils ressentent et vivent leur corps, ce que représente leur corps. L’eutonie ou un traitement combiné associant un eutoniste (apte à percevoir la dimension psychique sans devoir la thématiser en permanence) et un généraliste pourrait être une solution appropriée si le patient peut l’accepter, car susceptible de permettre un abord des problèmes au niveau duquel le patient communique.

– (PAP). Quels autres types d’approche seraient susceptibles d’aider ce patient ?

– (FS). Ce genre de patients représente toujours un énorme défi. Je suis persuadé que le généraliste est la personne la mieux placée et la plus apte à les entendre. Mais on se sent assez rapidement seul et épuisé lorsqu’on a affaire à eux. Il est donc important que le médecin puisse aussi recevoir quelque chose et ainsi continuer à trouver de l’intérêt pour la situation et le patient. La présentation puis la discussion du cas avec un groupe de collègues, notamment dans les périodes creuses, est une possibilité qui permet au médecin de se nourrir des idées des autres. Une supervision par un collègue psychiatre serait aussi possible, mais c’est assez rare en dehors du milieu hospitalier.

Le défi du généraliste, peut-être plus encore lorsqu’il existe un trouble de la personnalité, est vraiment d’arriver à se situer entre la mère et le père que le patient a eus. Dans le cas présent, il ne faut pas devenir comme le père, qui donnait des coups, en laissant par exemple entendre : «Ce n’est pas un bon patient. Il ne comprend pas. Il somatise. Il m’énerve», etc., ni comme la mère en essayant de le sauver, de le surprotéger. Il faut établir une relation située à michemin entre les deux, avec bienveillance, tout en restant très attentif aux éléments de vie du patient, car cela permet de lui manifester de l’empathie. Des consultations pourraient avoir lieu toutes les 6 à 8 semaines. Comprendre la vie du patient, c’est le comprendre quand même un peu et cela pourrait permettre de maintenir une relation, d’être une mère pas trop envahissante et un père pas trop dur.

Tenant compte de la psychopathologie de ce patient, le meilleur résultat que l’on puisse probablement attendre d’une telle prise en charge, est qu’il adopte son médecin comme quelqu’un de bienveillant, ne fasse pas une surconsommation médicale et ne reste pas trop dans le registre des plaintes et du recours à des tiers ou à de nouveaux spécialistes. Il faudra probablement se satisfaire de l’établissement d’un cadre dans lequel on ne lui supprime pas tous les symptômes car il en a sans doute besoin, étant donné que c’est une source d’expression de sa vie. Les traits de sa personnalité n’allant pas s’améliorer avec l’âge, il me paraît très important de rester attentif au sujet de l’alcool, de s’assurer de la possibilité d’un dialogue honnête avec lui afin d’être informé assez tôt en cas d’augmentation de la consommation.

On se trouve, en fait, face à une situation chronique, non seulement d’un point de vue physique, mais aussi aux niveaux psychique et social. Il faudra donc probablement se contenter de limiter les dégâts plutôt que de vouloir plus que cela.

– (PAP). Ce patient prend occasionnellement un somnifère. Existe-t-il un risque d’abus de médicaments, par exemple de benzodiazépines ?

– (FS). Comme mentionné précédemment, ce patient est plutôt dans l’oralité. Si ce type de médicaments est nécessaire lors de certaines périodes plus difficiles, il est souhaitable de les prescrire de manière ponctuelle (en réserve) plutôt que continue. Il est également important de bien expliquer les dangers d’une consommation permanente. De nouveau, l’enjeu est de n’agir ni comme la mère, en bourrant le patient de médicaments pour combler un vide, le sentir plus calme et être tranquille, ni comme le père en disant: «Non. Débrouille-toi sans cela !», au risque qu’il rompe la relation. Il faut donc jongler avec les rôles. La plupart des généralistes, qui ont aussi choisi cette profession parce qu’ils n’ont pas besoin de tout maîtriser en permanence, sont souvent les mieux placés et les plus aptes pour cela. Quoi qu’il en soit, les médicaments ne devraient jamais remplacer le contact.

En conclusion, ce qui est intéressant, c’est que les éléments narratifs ou biographiques de ce patient transparaissent au fur et à mesure que l’on avance dans son histoire. Les éléments de base liés à l’enfance, comme le père et la mère, quelques événements traumatisants et la notion de manques exprimés par l’oralité, se retrouvent chez beaucoup de personnes présentant une somatisation. Il est donc important d’élargir l’anamnèse pour obtenir les informations qui serviront à établir les liens que le patient est souvent incapable de faire lui-même. Ces liens établis par le soignant sont dans un premier temps thérapeutiques et permettent par la suite d’ancrer la relation et de maintenir l’empathie par la compréhension. Ceci est particulièrement important lorsqu’on sait que ce type de patients risque très vite de devenir énervant si l’on n’est pas conscient que derrière son attitude et ses demandes se cache toute une histoire de vie difficile, dans laquelle il manquait des choses.

Ce patient se met systématiquement dans l’impossibilité d’obtenir ce qu’il voudrait. Avec l’alcool, la fumée ou la nourriture, il n’a pas trouvé ce qu’il cherchait, parce qu’on ne peut pas, par exemple, remplacer l’affection avec un litre de vin. Et on ne peut pas non plus réparer une vie avec une rente d’invalidité. Ce patient est en fait dans l’incapacité de faire un deuil, et en s’adressant à la médecine, il a probablement trouvé un statut de souffrant dont son employeur ne voulait pas entendre parler, pas plus que son père, sa sœur ou l’école. C’est d’ailleurs un statut difficile à obtenir dans notre société de productivité et pour lequel, au lieu de recevoir de l’empathie, on se met plutôt hors circuit.

Conclusions du groupe

– Il est très intéressant de constater que chacun des spécialistes consultés «tire la couverture à lui» et a sa propre vision du problème, sans qu’elle n’apporte une réponse susceptible d’améliorer vraiment le symptôme principal qu’est la dyspnée.

– Au cours de la narration, nous avons «mordu» à chacune des phases, exactement comme cela s’est passé dans la pratique. Ce cas illustre typiquement les nombreux cas très difficiles que l’on traîne en ayant l’impression de ne plus rien pouvoir leur offrir et dont on ne sait vraiment plus que faire.

– Souvent, lorsqu’on est au bout de nos ressources, lorsque les patients se sentent en partie démasqués et qu’ils sentent qu’on les convoque de manière un peu routinière, ils changent généralement de médecin.

A propos des pièges d’un long suivi médical

(Un confrère). J’ai vécu une situation un peu similaire quoique moins compliquée. Il s’agit d’une femme de 50 ans environ, suivie à ma consultation depuis plus de 20 ans, qui est une migraineuse typique avec des céphalées de tension. Elle a couru tous les médecins de la région, et je l’ai encore récemment envoyée chez un excellent neurologue dont le rapport médical commence par : «La patiente a passé son temps à me poser des questions sur les migraines…».

Je l’ai reçue en urgence, il y a quelques temps, amenée par son mari, présentant des céphalées absolument intolérables, des nausées et des vomissements, tenant à peine debout. Elle était très démonstrative au moment de la consultation et nous avons longuement discuté. Elle prenait de l’acide tolfénamique pour ses crises migraineuses car elle ne répondait pas bien aux sartans.

Ce jour-là, un samedi à midi, je l’ai trouvée vraiment mal et lui ai proposé une hospitalisation, notamment pour améliorer son état d’hydratation. A l’hôpital, un CT-scan cérébral a révélé une énorme tumeur frontale, un glioblastome qui a été opéré et sera prochainement irradié.

Ainsi, cette femme me parle de céphalées depuis vingt ans, mais le glioblastome, lui, est certainement beaucoup plus récent (peut-être six mois, une année ?). Cela signifie que les signes d’appel typiques manquent souvent ou que nous ne posons pas les bonnes questions.

J’ai revu la patiente récemment pour d’autres raisons et elle m’a dit: «La bonne question à poser était: Est-ce que vous vomissez en jets ? Parce que j’ai toujours vomi pendant mes migraines, mais c’était la première fois que je vomissais en jets».

Avec ces histoires chroniques qui traînent, on s’habitue aux plaintes du malade et on n’imagine pas se trouver tout à coup face à une autre pathologie gravissime, dans ce cas cette volumineuse tumeur frontale.

Faites-nous part de vos réactions (positives ou négatives) par e-mail (pierrealain.plan@medhyg.ch) ou par courrier (Médecine et Hygiène, Rédaction, Case postale 456, 1211 Genève 4).

Novartis et Diovan/Co-Diovan soutiennent la formation continue.

Auteurs

Gilbert Abetel

Président, Grand’Rue 68 – 1373 Chavornay
gilbert.abetel@gmail.com

Christian Danthe

Médecine générale Rue de l’Ancienne-Poste
61 1337 Vallorbe

Philippe Hungerbühler

Médecine interne Rue d’Orbe
27 1400 Yverdon-les-Bains

Jean-Dominique Lavanchy

Médecine générale Rue des Vergers
3 1462 Yvonand

Daniel Russ

Médecine générale Rue du Temple
2 1040 Echallens

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