Que se passe-t-il, en ce début de 2015, pour que les milieux médicaux français soient, à ce point, le centre d’intérêt de médias en quête de transparence ? Il y a d’abord eu l’affaire dite de la «fresque obscène du CHU de Clermont-Ferrand» (Rev Med Suisse 2015;11:330-1). Il y a aujourd’hui ce qui est présenté comme la révélation d’un scandale : la pratique (exercices pédagogiques) de touchers vaginaux sur des femmes anesthésiées au sein des hôpitaux lyonnais. Une pratique aussitôt démentie par les autorités compétentes.
Ce sont là deux affaires assez complexes et radicalement différentes. Deux affaires que l’on dira grossies par les médias. Certes. Mais aussi deux affaires qui, au-delà de l’émotion et des fantasmes, peuvent permettre, collectivement, de s’interroger et peut-être même – une fois l’indignation retombée, de progresser.
L’affaire de la fresque a suscité un intérêt soudain (et nullement déplacé) pour ces espaces hors du commun que sont (en France du moins) les «salles de garde» destinées aux internes et où ces fresques trônent (encore) en majesté. Le Monde (daté du 11 février) vient d’y consacrer un ensemble qui n’était pas dénué d’intérêt. On y explique notamment que ces espaces pourraient, pour un peu, être considérés comme un antimonde pour celles et ceux qui ne font pas partie de cette confrérie. «Un royaume secret, niché au cœur des hôpitaux publics, aux règles aussi ubuesques qu’hermétiques au profane», écrit Florence Rosier.
«J’ai découvert l’univers des salles de garde il y a quinze ans, invité par un interne, raconte Bastien Thelliez, auteur d’un mémoire sur "La Geste carabine" en 2011, à l’Université Paris-VIII.1 Ces rituels m’ont paru complètement dingues ! Mais j’ai vite senti que ces règles si codifiées remontaient à très loin. Elles n’étaient pas là juste pour rigoler, mais pour concentrer l’auditoire autour d’un jeu.» On retrouve là des mots de François Rabelais et de Gargantua : «Cy n’entrez pas, hypocrites bigots, vieux matagots marmiteux boursouflés (…)». Gargantua et l’abbaye voisine de Thélème, non loin de Bréhémont, sur la rive gauche de la Loire : «faictz ce que tu voudras».
Le Dr François Rabelais repris dans le Bréviaire du carabin : «Idiots, fous, épileptiques/Sont des arguments sans réplique/Tout dépérit, le pauvre genre humain/N’a plus d’espoir que dans le carabin…». A dire vrai, Rabelais n’est qu’une étape dans cette longue histoire qui remonte, bien avant sa naissance, aux temps antiques – Priape et Dionysos/Bacchus. «La salle de garde et ses rituels s’enracinent dans la tradition corporatiste du Moyen Age, explique Patrice Josset, historien de la médecine et auteur de La Salle de garde (Le Léopard d’Or, 1996).2 On peut aussi y trouver des analogies avec certaines coutumes maçonniques.»
Sédiments religieux aussi, comme la mise en scène du banquet, les hiérarchies inversées des banquets, dernières reliques des carnavals antiques et des fêtes des fous d’avant les neuroleptiques. Et maintenant ? «L’internat accueille bien plus de monde qu’auparavant. Les étudiants s’y connaissent moins. Une bonne partie du folklore de la salle de garde s’atténue, déclare, au Monde, le Pr Emmanuel Chartier-Kastler, urologue à la Pitié-Salpêtrière. C’est dommage, car elle avait cette valeur de forger des liens entre les internes.» Invoquer le nécessaire maintien des traditions ? C’est aujourd’hui prendre le risque de tomber sous les coups médiatiques de celles et ceux qui ne veulent voir là qu’un folklore archaïque et machiste. Peut-on retrouver le sens d’une symbolique qui s’effrite ?
Après l’affaire de la fresque de Clermont-Ferrand, celle des «touchers vaginaux» de Lyon. Elle a été lancée par le magazine Metronews,3 et ce sur la base de documents présents sur le site internet de l’Université Lyon-Sud – documents recommandant aux médecins en formation de s’exercer au toucher vaginal au bloc «sur patiente endormie». Une problématique clinique qui, selon quelques témoignages, pourrait également concerner l’apprentissage des touchers rectaux masculins.
Cette affaire a suscité une réaction intéressante du «Collectif interassociatif sur la santé» (Ciss).4 Il observe notamment que cette publication «a libéré la parole». «De nombreux témoignages, notamment sur des blogs, ont donné à ces pratiques une réalité au-delà du seul cas lyonnais» souligne-t-il. Pour autant, le Ciss garde sur ce sujet une réserve qui tranche avec les émotions-condamnations immédiates.
Plus ou moins contesté quant à sa datation, le document lyonnais ne précise pas si le consentement de la patiente aura été préalablement recherché. En France, depuis la loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, l’article L. 1111-4 du code de la santé publique prohibe les actes médicaux sans consentement : «(…) Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment (…)».
On sait aussi que la pratique des touchers vaginaux et rectaux réalisés (à des fins d’apprentissage) chez des personnes anesthésiées a existé. Quelques médecins installés (plus ou moins âgés) pourraient peut-être en témoigner. Apprentissage du toucher vaginal ? Qui ne comprend que c’est là l’une des étapes par lesquelles il faut passer pour apprendre à découvrir et à connaître les corps à soigner. Apprendre à faire la part du normal et du pathologique. Apprendre à ne pas trembler devant le corps de l’autre. Ce ne sont sans doute pas les seuls gestes que le médecin doit apprendre à maîtriser sur l’humain vivant, mais ce sont peut-être les plus délicats. Aux frontières de la gestuelle diagnostique et du code pénal. Aux confins des plexus honteux et sacrés.
Pourquoi pratiquer ainsi ? Pourquoi profiter ainsi de l’anesthésie ? Comment faisait-on avant elle ? Pourquoi ne pas avoir mis au point des outils, des mannequins pédagogiques ? Ce sont là des questions qui deviennent, paradoxalement, d’actualité. De même qu’il faudra bien parvenir à comprendre pourquoi et comment des gestes et des situations longtemps collectivement acceptés (comme certaines célèbres présentations de cas dermatologiques ou psychiatriques) devinrent progressivement proprement injustifiables.
Le rapport collectif au pathologique évolue. Mais aussi celui du droit laissé aux médecins d’œuvrer sur les corps. Il en va de même avec leurs travaux sur les corps morts pour comprendre la vie. Laisserait-on aujourd’hui Rembrandt oser la leçon du Dr Tulp (1639) ? Ne dénoncera-t-on pas là, bientôt, un insupportable voyeurisme médical ?
… Apprendre à faire la part du normal et du pathologique …
On peut, et on pourra, gloser. Reste que le Ciss est, nous semble-t-il, dans le vrai quand il écrit que les pratiques évoquées aujourd’hui «révèlent que la médecine enseignée ne met pas suffisamment en exergue l’exigence de respect des droits fondamentaux des personnes». On peut le dire autrement. Rappeler et rappeler encore que le consentement «est la pierre angulaire de l’éthique des soins». Que l’obligation de recueil du consentement «a été élaborée en réaction aux circonstances les plus noires de l’histoire du XXe siècle».
«Il n’y a pas d’aménagement ou de concession à cette obligation fondamentale, écrit le Ciss. Elle vaut pour les actes les plus importants comme les plus banaux, pour les plus intimes comme pour les plus interventionnels. La méconnaissance de cette obligation fondamentale jette un trouble sur les conditions dans lesquelles sont établies les recommandations professionnelles pour les stages de médecine, comme sur l’enseignement de l’éthique dans les facultés de médecine.»
L’enseignement de la médecine, loin de rester le seul fait des médecins, doit-il s’ouvrir à la participation de juristes, d’éthiciens et des associations de patients ? La greffe a réussi, dit-on, comme dans les pays protestants du nord de l’Europe, en Grande-Bretagne ou au Canada. Rien ne dit qu’en France elle ne prendra pas. Et rien ne dit non plus que cet enseignement imposerait la disparition des salles de garde ou l’effacement de leurs fresques. On ne gagne rien à vouloir gommer sa mémoire.