«L’organisation des soins de santé se trouve dans une période historique de transition». C’est par cette litote que commence un récent papier du New England Journal of Medicine 1 annonçant le lancement – par le journal et son groupe propriétaire – d’une plateforme multimédia ultra-ambitieuse, intitulée NEJM Catalyst.2 Se présentant déjà comme une lumière dans les ténèbres du savoir médical, le New England ambitionne donc, en plus, d’éclairer le futur de la médecine par des réflexions d’un nouveau type. Et, ce qui ne gâche rien, au moyen de contenus multimédias – articles, vidéos, blogs, colloques – réunis sur un grand site internet.
Une chose est sûre : ça tangue, et de plus en plus, du côté des systèmes de soins. A cause des progrès scientifiques de la médecine, surtout. Ils ont amélioré les soins, bien sûr, mais en même temps malmené leur organisation, créant un énorme gaspillage et parfois une baisse de la qualité. Surtout, en réaction, ils ont entraîné une obsession de la rentabilité, une mécanisation des pratiques. D’où ce défaut majeur : les systèmes actuels font souffrir les soignants. Si l’on se contente de les améliorer sans les réformer, la pression sur le personnel va s’accroître, jusqu’à rendre le métier de soignant impraticable. Le moment est donc venu de remettre en question les vieilles certitudes et les modèles reçus.
Pour mener sa réflexion, le team de Catalyst a identifié quatre thèmes. Le « nouveau marché », tout d’abord, pour évoquer les méthodes de paiement, le rôle de la concurrence et du choix des consommateurs. Le « remodelage des soins » et « l’engagement du patient : les stratégies pour une meilleure santé », ensuite, pour discuter de l’usage des incitatifs (financiers et non financiers) et des manières de « pousser les gens à améliorer leur propre santé ». Enfin, quatrième thème, le « leadership », afin d’évaluer les stratégies et outils servant à « impliquer les cliniciens dans l’amélioration des soins ». Comme responsables des équipes chargées de ces thèmes, aucun médecin praticien. Pas d’infirmière ni de patient non plus. Selon le New England, la révolution en marche est une affaire trop sérieuse pour être laissée à ces professions ou personnes aux méthodes vagues. Les leaders de Catalyst sont donc « économiste spécialiste de la gestion », « responsable de système de soins », « économiste comportemental » et, at last, « directeur médical pour le leadership et le développement de l’organisation ».
Catalyst, ce sont donc des leaders qui parlent à des leaders, des experts qui s’adressent à des experts. La boucle est un peu courte, au moment où il faudrait penser « out of the box », dégager le regard, entrer dans une dynamique communautaire.
Mais cela n’empêche pas Catalyst de proposer des articles importants et innovants. Allez vous promener sur le site. A côté d’un papier assez convenu comme « le bénéfice de la fusion des réseaux de soins » vous en trouverez de beaucoup plus originaux. Par exemple : « pourquoi je crois dans l’hospitalisation à la maison ». On y découvre une nouvelle approche, testée en de nombreux endroits, qui permet une importante diminution de la mortalité, des complications et des coûts et une meilleure satisfaction des patients. D’autres articles lancent des idées intéressantes. Parfois, l’argumentation reste faible, parfois il s’agit de modèles bien documentés. Parmi les articles à lire : « Leçons des soins centrés sur la famille dans les hôpitaux pédiatriques » ou « intégrer les besoins sociaux dans le système de soins ».
Oui, donc, il y a foisonnement de projets et imagination au pouvoir. Mais en même temps, beaucoup d’idées, la plupart même, viennent du management. Ce sont des versions médicalisées des idéologies des grandes écoles américaines d’économie. Les propositions sont préemballées, conçues comme prêtes à être appliquées. Et ne sont guère envisagés les cas où le management constitue le problème plutôt que la solution. Il faut donc se demander : la plateforme Catalyst se donne-t-elle les moyens de son ambition ? Est-elle prête à soutenir des réflexions alternatives, interrogeant les fondements, au risque de critiquer la structure même de la société ? Il ne semble pas. Un véritable courage de propositions envisagerait par exemple une éducation des patients à l'autonomie et à l'esprit critique. L’innovation ronronnante de Catalyst en est loin.
L’un des prochains événements produit par le NEJM Catalyst aura lieu au Center for Health Incentives and Behavioral Economics à l’université de Pennsylvanie. Une dizaine d’experts de l’économie et de la clinique, spécialistes « de la psychologie, de la formation des habitudes, de l’économie des comportements, du marketing social et de la conception des prestations » partageront leurs points de vue sur « les façons de changer le comportement en santé des patients de manière évolutive et utilisable dans un large éventail de contextes cliniques ». Superbe programme. Mais l’étonnant est que l’option fondamentale qu’il propose ne soit pas discutée. Le but est-il de mettre les patients au centre et d’adapter le système à leurs besoins ? Ou, à l’inverse, selon l’approche de ce colloque, de changer leurs comportements pour les adapter au système conçu par les experts ? D’un côté, une humanisation du système, de l’autre du human engineering.
Les experts en management et en économie sont intelligents et généralement sympathiques, même si leur hauteur hiérarchique – y compris à l’intérieur de l’université – n’est pas toujours en adéquation avec leur niveau intellectuel. Surtout, ils appartiennent à des milieux formatés, où l’innovation est celle de la nouvelle économie (y compris en ce qu’elle suppose de standardisation humaine) et où la plupart des individus ne font que répéter du « faux nouveau » qui est en fait de l’ancien recyclé selon les normes au pouvoir. Leur réunion type est le forum de Davos où le capitalisme le plus conservateur vient annoncer au monde son savoir prophétique. Il ne faudrait pas que la plateforme Catalyst, dont le but importe beaucoup, tombe dans ce travers où, à la fin, on entend de braves commis de la machine capitaliste répéter, avec des airs de dalaï-lama, des mantras à la population globale pour lui expliquer qu’un nouveau monde arrive. Et que ça va être terrible, sauf bien sûr si tout le monde obéit.
Les approches basées sur l’expertise cherchent pour la plupart à masquer la réalité : ce sont souvent les anonymes qui font bouger l’histoire. Les véritables acteurs de la médecine ne sont pas les experts – ils représentent pour leur majorité une force conservatrice – mais ceux dont on ne parle pas, les patients. Parce que c’est de leur vie qu’il s’agit. Mais aussi parce que la somme infinie de leurs expériences constitue le mouvement de fond de la médecine. Ce sont eux qui ont le courage, et le savoir, du véritable changement.
Beaucoup des projets présentés par Catalyst font penser que le but de la médecine est de produire des soins les mieux réglés et les plus efficaces possibles. C’est oublier que vivre, pour un patient, ce n’est pas obéir aux règles d’une organisation de soins, c’est jouer une mélodie, selon un mélange de règles et de liberté, de savoirs partagés et de visions propres, à la manière d’un musicien de jazz qui improvise.