Entre gens de médecine et de science, gens raisonnables, comment peut-on en arriver là ? Comment parvenir à un tel divorce entre une institution prestigieuse et une société savante qui ne l’est pas moins : d’une part, la Haute Autorité française de Santé (HAS) – d’autre part, la Société Française de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF). Cette dernière vient publiquement de faire savoir, avec une grande virulence et par voie de presse, qu’elle ne « validait pas » les nouvelles recommandations de la HAS1 sur la borréliose de Lyme et autres maladies vectorielles à tiques.
Un euphémisme doublé d’un coup de tonnerre dans un ciel serein : la HAS avait copiloté l’élaboration des recommandations avec la SPILF – et ce dans le cadre des actions prévues par le plan national français de lutte contre la maladie de Lyme et les maladies transmissibles par les tiques de 2016 (PNDS). « Seulement voilà, après la lecture de la première version proposée par la HAS, la SPILF, onze autres sociétés savantes et le Centre national français de référence des Borrelia impliqués dans la prise en charge des patients ont considéré que le texte du PNDS ne répondait pas aux objectifs fixés et l’ont fait savoir » résume le site Medscape.2
« Si “ la maladie de Lyme ’’ fait l’objet d’articles quotidiens, cette expression recouvre dans le langage courant des situations cliniques qui sont en fait différentes, résume pour sa part la HAS. Les maladies transmises par les tiques font l’objet de débats au sein de la communauté médicale ainsi que chez les patients, à cause d’un manque de connaissances sur certaines spécificités des agents pathogènes transmis par les tiques ou de difficultés à disposer d’outils diagnostiques satisfaisants. L’objectif poursuivi aujourd’hui par la HAS est d’apporter une réponse concrète aux professionnels de santé ainsi qu’à chaque malade en l’état actuel des connaissances scientifiques. »
C’est peu dire que, dans un « contexte sensible », cet objectif n’est pas totalement atteint. La SPILF estime ainsi aujourd’hui que le texte de la HAS souffre « globalement d’un manque de clarté, ouvrant la porte à des dérives médicales pouvant être délétères pour les patients ». Elle juge d’autre part que la démarche diagnostique n’est « pas assez explicite » et ajoute notamment que « le diagnostic microbiologique est la pierre angulaire d’une prise en charge optimale des patients » – et qu’« il ne peut persister d’ambiguïté sur ce point ».
Or, précisément, dans la partie des recommandations de la HAS concernant le diagnostic, les tests sérologiques occupent une place secondaire par rapport à l’examen clinique. Les tests sanguins ne sont considérés que « comme des outils d’aide au diagnostic pour les formes disséminées de la borréliose de Lyme ». « Ils ne suffisent pas à eux seuls à affirmer ou infirmer le diagnostic ».
Enfin, et sans doute plus important encore, la SPILF ne reconnaît pas la nouvelle entité de « symptomatologie/syndrome persistant(e) polymorphe après une possible piqûre de tique » (SPPT) décrite dans les recommandations. Pour la SPILF, « cet ensemble de symptômes mal défini n’existe pas dans la littérature médicale internationale et pourrait conduire à des excès de diagnostics susceptibles d’orienter les patients vers des prises en charge inadéquates ». Corollaire : la SPILF est en désaccord avec la recommandation donnant la possibilité de prolonger l’antibiothérapie au-delà de 28 jours.
L’Académie tient à émettre ses plus extrêmes réserves sur une proposition qui tend à désavouer l’expertise des services de maladies infectieuses
Pour sa part, la HAS a affirmé, lors d’une conférence de presse qu’un consensus avait été obtenu avec tous les participants du groupe de travail et notamment la SPILF en mars dernier. Et de soutenir que le texte se devait d’être publié « par respect pour 18 mois de travail de tous les professionnels et patients » qui y ont participé.
« Après 18 mois de travail, dans une situation où les patients ont besoin d’être pris en charge de façon cohérente (or, il y a des patients qui sont pris en charge de façon incohérente) et avec des professionnels qui ont besoin d’asseoir leur pratique sur des recommandations, il me semble qu’à un moment il faut bien sortir le fruit de ce travail même imparfait », a expliqué la présidente de la HAS.
Pour cette dernière, « ces recommandations ont vocation à protéger les patients de trois risques : l’errance diagnostique, les charlatans et les antibiotiques à très long cours, totalement inutiles et extrêmement dangereux ». Passons sur les « démarches secrètes », les « indiscrétions médiatiques » et autres crocs-en-jambe à la vérité. Où l’on perçoit bien vite que le caractère atypique de ce champ de la pathologie infectieuse laisse la place à toutes les divergences sinon à toutes les irrationnalités. La suite du dossier en témoigne à l’envi.
C’est ainsi que le Collège national des généralistes enseignants (CNGE) conseille aux médecins généralistes de ne pas suivre les recommandations de bonnes pratiques de la HAS. Le CNGE se révolte tout d’abord contre le chapitre sur le SPPT. « En l’état actuel de la science, cette « recommandation» ne s’appuie aucunement sur des données scientifiques valides », accuse le CNGE qui voit là le triomphe « des groupes de pression poursuivant des intérêts particuliers ». Selon ce Collège, « la définition du SPPT s’inscrit dans l’histoire du refus d’accepter que des troubles somatoformes puissent ne pas faire l’objet d’un diagnostic étiologique précis. (…) Ce refus crée la confusion, complique le travail des professionnels et aggrave le sort des patients » explique-t-il. Et de redouter « une escalade d’examens complémentaires ».
C’était compter sans l’aura énergétique de la vieille Académie nationale française de médecine. Elle avait déjà, l’an dernier, « souhaité attirer l’attention des autorités et du public sur les dérives et les tromperies concernant la maladie de Lyme ». C’est ainsi, avoir rappelé « l’existence de faits scientifiquement établis », qu’elle avait « dénoncé avec insistance des assertions empiriques dénuées de toute base scientifique comme l’existence de la maladie de Lyme chronique, l’attribution de nombreux symptômes polymorphes mal définis et subjectifs à cette infection, l’efficacité revendiquée de traitements prolongés associant des antibiotiques et divers médicaments ».
L’Académie souhaitait aussi, alors, « solennellement mettre en garde les pouvoirs publics contre la tentation de céder au chantage de groupes de pression en s’écartant des données de la science et condamnait fermement les campagnes de désinformation menées par les prosélytes des doctrines d’une association américaine, l’ILADS (International Lyme and Associated Diseases Society) ». Pour les académiciens, la dernière publication de la HAS est à bien des égards inacceptable.
« L’Académie souhaite à la lecture de ce document réagir vivement et exprimer clairement sa profonde déception, vient-elle de faire savoir. Loin de clarifier la situation, l’HAS voulant contenter tout le monde ne satisfait personne. Elle maintient l’ambiguïté, en particulier sur la notion de Lyme chronique, à travers ce qu’elle dénomme « symptomatologie / syndrome persistant(e) polymorphe après piqûre de tique ou SPPT ». L’HAS reconnaît de fait implicitement l’existence d’une telle pathologie sans la moindre preuve avec, pour conséquence, des propositions de prise en charge lourde impliquant des investigations nombreuses, coûteuses et souvent inutiles. Quant à vouloir créer des « centres spécialisés des maladies vectorielles à tiques », l’Académie tient à émettre fermement ses plus extrêmes réserves sur une proposition dispendieuse qui tend à désavouer l’expertise des services de maladies infectieuses et tropicales existants. »
Comment, entre gens raisonnables, peut-on en arriver à de telles extrémités ?