La démonstration n'est plus à faire : la relation médecin-patient se révèle être essentiellement une relation asymétrique. De nombreuses recherches ont à cet égard montré qu'en pénétrant l'univers médical, tout individu en quête de soins entre dans un espace social ou mieux un champ aux positions clairement inégales.1,2 Cette inégalité des positions résulte du jeu de toute une série de distances sociales3 séparant le médecin du patient, distances en règle générale à l'avantage du premier et parmi lesquelles on trouve d'abord celle que fonde une asymétrie comprise en termes de capital santé.
Quand on les observe dans les limites du champ médical formé par les structures socio-sanitaires lausannoises, les relations médecin-
patient présentent bien des différences de sorte que, par exemple, certaines d'entre elles apparaissent plus asymétriques que d'autres. De ce point de vue, la population migrante, surtout celle formée de requérants d'asile, apparaît dans une position moins avantageuse que la population locale. Sans compter les difficultés liées à des conditions sociales particulièrement fragilisantes qui ne facilitent pas l'accès aux soins,4 on devine, en effet, facilement les obstacles au bon déroulement d'un entretien médecin-patient quand chacun des protagonistes recourt, pour comprendre et se faire comprendre, à des codes linguistiques et culturels différents.5,6 Compte tenu du contexte actuel voulant que soignants et migrants présentent des connaissances généralement très limitées de leurs codes linguistiques et culturels respectifs, le seul moyen pour tenter de réduire les obstacles au bon déroulement d'une consultation médecin-patient migrant passe par le recours à un tiers. Cet acteur supplémentaire doit idéalement être capable d'assurer une traduction rendant justice aux différences entre valeurs culturelles et sociales des parties concernées, de manière à ce que chacune d'elle se sente écoutée sinon entendue.7 Une recherche conduite entre 1997 et 1999 au sein d'une partie du champ médical lausannois une présentation synthétique de cette dernière (actuellement sous presse)8 livre quelques résultats éclairants quant à la possible incidence de tiers formés dans cet esprit sur la qualité de la consultation avec un patient migrant.
Pluridisciplinaire, notre équipe de recherche a tenté de vérifier l'hypothèse selon laquelle la présence d'un médiateur culturel-interprète (dorénavant MCI) réduit une partie des obstacles inhérents à la rencontre médecin-patient migrant. C'est au travers d'une recherche action, autrement dit une recherche ayant pour but de produire des connaissances tout en réalisant un objectif pratique,9 que les termes de cette hypothèse ont été soumis à vérification, et ce dans un champ limité à cinq structures socio-sanitaires lausannoises. Le plan d'expérience adopté a supposé la production de données à deux moments distincts idéalement avant l'introduction volontariste de notre part de MCI sur le terrain d'enquête, puis un an plus tard données prenant valeur d'indicateurs de changement, une fois celles-ci comparées. Un certain nombre de données objectives ont été produites par un questionnaire auto-administré et adressé aux soignants touchés par l'étude. De plus, des données subjectives, portant sur les représentations des trois types d'acteurs concernés, ont été saisies au travers d'entretiens et de focus groups. On signalera enfin qu'un détour sur le terrain sous la forme d'une observation anthropologique dont, faute de place, on ne dira rien ici figurait parmi les techniques d'enquête attachées à notre plan d'expérience.
A l'examen, on observe un réel changement entre les deux temps de l'étude, s'agissant des consultations qui impliquent des patients migrants. C'est ainsi que l'on compte davantage aujourd'hui de consultations réalisées en présence d'un tiers. Le recours à un interprète pour la consultation avec un patient migrant progresse de 10% d'un temps de recherche à l'autre (p = 0,001), passant de 37% (n = 673) à 47% (n = 653). Mais l'essentiel réside ailleurs. En effet, on constate que si ce tiers était, en 1997, presque exclusivement recruté parmi les proches du patient migrant, il n'en est plus de même en 1999. Concrètement, nos données montrent, pour cette date, un recours accru de l'ordre du simple au double à des professionnels rémunérés (fig. 1), lesquels se trouvent être sollicités majoritairement par les soignants eux-mêmes. Ceci n'était pas le cas au premier temps de l'étude où la volonté de la présence d'un intermédiaire émanait surtout de la part des patients (fig. 2).
L'analyse de contenu des représentations montre que patients, soignants et MCI ne remettent pas en cause l'utilité de la présence d'un tiers lors de consultations impliquant un patient migrant. Cependant, si l'on tombe généralement d'accord pour voir dans ce tiers quelqu'un de formé et de rémunéré, on est loin d'être aussi unanimes lorsqu'il est question du rôle et du domaine de compétences qui lui reviennent. C'est ainsi que, par exemple, les MCI et les patients, s'accordant sur la vacuité de sens d'une consultation sans langue commune, s'opposent quant à leur appréhension de l'aspect proprement culturel de la médiation. Contrairement aux MCI, convaincus du bien-fondé de la pleine intégration de cet aspect dans leur activité, un certain nombre de patients expriment la crainte d'une manipulation abusive, intentionnelle ou non, de la notion de différence culturelle, qui aurait pour effet de les stigmatiser plus que de rendre justice à leur singularité. Les deux citations de patients albanophones originaires d'Ex-Yougoslavie ci-dessous illustrent de manière exemplaire pareille méfiance :
Pour se soigner, on ne regarde pas la culture et d'autres choses personnelles.
On ne doit pas regarder si un patient est Albanais ou Serbe.
Pour leur part, les soignants présentent une ambivalence constante face au tiers participant à leurs consultations avec un patient migrant. Si, selon leurs dires, la présence d'un médiateur apparaît généralement incontournable, elle demeure pour beaucoup problématique. A cela, plusieurs raisons sont avancées. Outre l'augmentation du temps de consultation que demande la traduction, les soignants insistent sur les risques engendrés par les interventions d'un tiers qui ne se cantonnerait pas à une transposition terme à terme des propos échangés. C'est bien ce qu'exemplifient les dires d'un soignant participant à un focus group du second temps de l'étude :
Ouais là aussi c'est à double tranchant quoi, bien que quand l'interprète interprète trop euh on a plus, il traduit plus, il interprète uniquement, il traduit plus, il... voilà, est-ce que c'est d'un interprète ou un traducteur dont on a besoin, c'est un peu des deux, mais...
Au vu du contenu de cette citation, on ne s'étonnera pas de voir le médiateur idéal apparaître, aux yeux de nombreux soignants, davantage comme un outil de travail, certes performant, que comme un véritable acteur dans la triade soignant-MCI-patient migrant. Cette conception instrumentalisée du tiers traduisant se dégage sans équivoque des propos d'autres soignants également interrogés au temps 2 :
Moi je dirais traduire ce qu'on a dit et pas ce qu'il a cru comprendre [...]
Qu'il ait un peu de, qu'il sache se placer dans la situation en tant que, que instrument important mais qui est effectivement un peu ???, sache traduire, et d'un côté et de l'autre et puis qui ne coupe pas, qui n'ajoute pas, mais aussi qui ne commence pas à donner des conseils au, non mais euh, ??? parce qu'il y en a qui le font aussi, ça, c'est vrai, ils peuvent le faire mais dans un autre contexte après ou, que ça les regarde.
L'ambivalence de certains soignants face au tiers se manifeste également dans leur tendance à admettre la nécessité d'un tiers traduisant, tout en soulignant, dans le même temps, la valeur du contact sans possibilités de communication verbale, contact perçu comme véhicule privilégié de contenus affectifs.
Ouais, mais on a l'impression que tout d'un coup on a, enfin quand on arrive à avoir ce contact, même s'il est très ponctuel, peut-être incomplet, on a énormément plus d'informations que toutes les traductions que l'on pourrait faire.
Quant aux MCI, conscients de la volonté de certains soignants de les objectiver, ils affirment clairement leur identité d'acteur à part entière dans la consultation impliquant un patient migrant. Peut-on mieux exprimer une telle affirmation que ne le fait un MCI interrogé au temps 2 ?
Nous sommes un des acteurs dans ce trio, le trilogue, et souvent c'est vrai que c'est pas facile ça dépend du contenu et là on devient, on peut pas être considéré comme des interprètes de traducteur pas comme une machine qui produit des mots, [...]
Cette catégorie d'acteurs ne se contente pas de rejeter cette vision «outillière» d'elle-même, mais problématise largement l'ensemble des enjeux propres à une consultation tripartite. Il est à cet égard intéressant de livrer un résultat issu d'une analyse computationnelle de l'ensemble des données de focus groups. De l'ordre du simple au double, la progression d'un temps de recherche à l'autre du nombre de termes produits par les MCI, semble révéler que leur pratique effective du terrain soulève des discussions nourries (fig. 3). Le contraste évident avec le status quo observé pour les soignants souligne encore davantage une telle progression.
Les thèmes abordés par les MCI au temps 2 suggèrent que leur présence plus affirmée sur le terrain va de pair avec une prise de conscience des difficultés des soignants à admettre un tiers professionnel dans la consultation avec un patient migrant. Ils attribuent l'essentiel des résistances rencontrées chez les soignants à leur incapacité de mettre à profit l'apport d'un tiers formé. La citation suivante, tirée d'un focus group du temps 2, montre qu'une solution envisagée par les MCI afin de dépasser les résistances des soignants consisterait en une formation visant à sensibiliser ces derniers aux particularités de la consultation tripolaire soignant-patient migrant-tiers traduisant :
ce qui faut c'est une formation par rapport au soignant, au professionnel et ça on voit l'absence de cette formation, les gens qui sont peu sensibles, travailler avec des médiateurs culturels travailler avec des migrants c'est plus que nécessaire.
Les gens ne savent pas nous utiliser, ils ne savent pas.
Il est intéressant de noter à cet égard qu'une telle volonté se retrouve également chez certains des soignants concernés par notre étude, signe d'un terrain favorable à la mise en pratique d'une formation partiellement concomitante des professionnels de la rencontre avec patient migrant.
Rapportés à l'hypothèse, ces résultats semblent confirmer, au moins partiellement, les termes de cette dernière. En effet, la tâche de la traduction est davantage le fait de professionnels rémunérés, généralement sollicités par les soignants. Cette évolution témoigne d'une volonté de ces soignants de donner à leurs patients la possibilité de pouvoir être entendus. En ce sens, tout indique que le champ médical, limité à notre terrain d'enquête, n'apparaît pas identique à lui-même au terme de l'étude. L'analyse de contenu des représentations vient en partie confirmer cette interprétation. Elle montre effectivement que les trois catégories d'acteurs ne remettent pas en cause l'utilité de la présence d'un tiers lors de consultations impliquant un patient migrant.
Ces résultats montrent par ailleurs que les acteurs engagés dans la consultation avec un patient migrant ne sont pas tous d'accord concernant les charges qui incombent au tiers traduisant. Ainsi, à la différence évidemment des MCI, les soignants montrent une tendance marquée à souhaiter travailler avec un tiers dont l'activité se réduirait à une traduction terme à terme plutôt que collaborer avec un intervenant à part entière. Comme il a été démontré,10,11 cette volonté d'instrumentalisation du tiers traduisant est cependant vaine, en ce que tout interprétariat suppose un travail discursif de reconstruction et de transmission de sens que seul un sujet disposant d'une liberté d'action est à même d'assurer. Il reste que, pour l'heure, le spectre de la perte de contrôle associé à l'apparition d'un tel sujet dans une relation traditionnellement bipartite continue à représenter, pour de nombreux soignants, un obstacle au fonctionnement optimal des consultations traduites par un tiers professionnel, quand il ne les conduit pas tout simplement à renoncer à ses services. Lever cet obstacle devrait aller de pair avec une redéfinition faisant résolument de l'entretien médical un espace de médecine plus globale.12 Comment imaginer pareille entreprise sinon en termes de formation adressée à tout professionnel en charge de la santé des migrants ?
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