L'accroissement et l'extension de la diffusion des représentations pornographiques pose dorénavant la question des perversions sexuelles dans un champ social très vaste. L'examen des éléments qui régissent sa consommation peut aider les médecins interpellés par la pornographie à définir leur attitude à cet égard. L'importance de la prévention est soulignée.
Tous les phénomènes de société concernent plus ou moins directement la pratique médicale dans la mesure où ils sont pathogènes.
Il y a exactement trente ans, P.-A. Gloor, psychiatre et psychanalyste qui avait fondé une consultation de sexologie à la Maternité de Lausanne, publiait dans cette même revue médicale un article intitulé «Pornographie et érotisme».1 Il s'y attachait à définir ces termes en fonction d'un développement psycho-sexuel parvenu ou non à une intégration réussie des divers stades évolutifs de la sexualité infantile en même temps que des sentiments et des désirs amoureux.
En cas d'échec de ce processus de maturation, la persistance de formes primitives et non intégrées explique chez l'adulte l'existence de comportements sexuels pervers. En deçà des lois, des critères statistiques de normalité et des jugements de caractère moral ou religieux, cette conception fonde le caractère intrinsèque de la pornographie.
L'article 197 du Code pénal suisse, paragraphe 1, stipule que :
«Celui qui aura offert, montré, rendus accessibles à une personne de moins de 16 ans ou mis à sa disposition des écrits, enregistrements sonores ou visuels, images ou autres objets pornographiques ou des représentations pornographiques, ou les aura diffusés à la radio ou à la télévision, sera puni de l'emprisonnement ou de l'amende».
Il faut noter qu'au paragraphe 3 énumérant des actes sexuels pervers, le législateur inclut les actes de violence et au paragraphe 4 le dessein de lucre. Ces deux éléments sont en effet spécifiques de la pornographie et la distinguent de l'érotisme «tendre et paisible» évoqué par P.-A. Gloor.
Dans les commentaires juridiques Staempfli2 le législateur peine à distinguer les pornographies dites «douce» ou «dure», tout comme à préciser la notion d'obscénité. Les qualificatifs qui reviennent le plus souvent sont ceux de cru et vulgaire, par opposition aux représentations artistiques ayant une valeur culturelle.
L'aspect subjectif de ces concepts a fait dire à un Président de Tribunal américain : «Je sais que c'est pornographique quand je le vois».3
Pourtant, l'étymologie du mot obscène, qui signifie «de mauvais augure», exprime un aspect plus objectif : celui d'une attaque contre le lien social. En effet, ce qui blesse la pudeur et la décence condamne à la honte (du verbe honnir...). Le sentiment d'être l'objet du mépris et de la détestation publiques est aussi celui de l'exclusion. Le sociologue R. Poulin4 a mis en évidence la relation entre le développement de l'individualisme et de la pornographie.
Devenu le dépositaire de la valeur et du sens dans un système qui en fait l'agent responsable de la société, l'individu ne répond plus que de lui-même.
Cet isolement est homologue à celui du consommateur de pornographie dont l'excitation aboutit invariablement à la masturbation, laquelle est à la fois autarcique et solitaire.
L'énergie psychique dite primaire «qui s'écoule librement, passant sans entrave d'une représentation à une autre»5 est progressivement soumise à une élaboration secondaire qui implique notamment la capacité de différer la satisfaction au bénéfice d'un choix entre plusieurs possibilités et d'un plaisir d'une plus grande valeur de réalité.
L'intolérance à la frustration encouragée par la société consumériste, au contraire, va de pair avec la compulsivité auto-érotique induite par la pornographie.
Partout, s'agissant de cette production, on retrouve les qualificatifs de cru et de vulgaire associés à la notion de violence. Cru et cruel ont une racine commune, avec une même référence au sang. Non seulement la violence imprègne tous les aspects de la pornographie, mais elle y est encore banalisée à l'extrême. L'agression, l'abus et le viol sont présentés comme des activités sexuelles ordinaires. «Le seul accomplissement authentique de la pornographie» écrit M. Khan6 «est de transformer la rage en événements somatiques et érotiques».
En qualifiant cette violence érotisée de «fasciste» M. Khan se réfère à nombre de représentations où la violence sexiste et raciste se confondent.
La forte liaison de la pornographie avec les pulsions de mort font partie de son pouvoir de fascination et le courant entropique qui parcourt nos sociétés y trouve une forme d'expression emblématique.
«Ce qui est pornographique, écrivait B. Vian, ce n'est pas l'image d'une femme nue mais la brochette de décorations sur la poitrine d'un général».
On sait que la pornographie est essentiellement une affaire d'hommes. Qu'elle mette en scène des perversions d'acte, par exemple sado-masochiques, ou d'objet comme dans la pédophilie où c'est le but de la pulsion sexuelle qui est détourné, la pornographie présente certaines constantes.
Le corps y est instrumentalisé, morcelé, dépersonnalisé et souvent dénaturé comme s'il s'agissait d'annuler sa réalité trop anxiogène.
«La femme est naturelle, donc abominable», écrivait Baudelaire dont on sait quel rapport problématique il entretenait avec les femmes. Mais surtout, dans la pornographie comme dans la prostitution, c'est une chose, une marchandise.
Les liens de la pornographie et de la prostitution sont attestés par l'étymologie même du mot qui signifie : littérature (ou graphismes) de bordel. La pro-stituée c'est celle qui s'expose comme dans la rue ou dans les vitrines d'Amsterdam et d'ailleurs. C'est la femme publique par opposition à la femme qui réserve son intimité à la vie privée. L'exposition des «parties intimes» est clivée, comme le corps lui-même est réduit à n'être qu'une chair livrée à de pures sensations et coupé de tout contexte social. (Le primat des sensations et de leur intensité est une constante qui déborde largement les limites de la pornographie).
Parmi les premiers, P.-A. Gloor a évoqué le rôle de la photographie, suivie par le cinéma, avec ses gros plans sur les organes génitaux et leur activité quasi-mécanique. L'oiseau de métal, dans le «Casanova» de Fellini, battant des ailes à chaque prouesse du héros en est la métaphore grotesque.
Après la gravure, la diffusion de masse de ces images est devenue une industrie qui représente des intérêts financiers considérables marqués par le même anonymat que la production elle-même.
Ce qui différencie avant tout les représentations pornographiques des uvres d'art c'est leur pseudo-réalisme volontairement dénué de toute interprétation et de toute élaboration personnelles. Leur violence tue toute imagination et l'absence de véritable récit anesthésie la pensée.
Les médias visuels nécessitent la collaboration d'acteurs, ce qui renforce par une double identification les pulsions exhibitionnistes et voyeuristes des spectateurs. Et c'est aussi ce qui choque le plus les enfants, en jouant sur les fantasmes inconscients relatifs à la sexualité des parents.
Ce qui les scandalise surtout c'est que des personnes adultes se soient ainsi laissées photographier ou filmer.
Le déni du désir et de la jouissance sexuelle de la mère correspond chez le garçon à une perturbation de la phase dipienne car ce déni est aussi celui de la différence des sexes. Le phallusa inconsciemment attribué à la mère est en même temps supposé lui manquer. Cette «castration» étant déniée à son tour, il en résulte une fétichisation du phallus la production fantasmatique d'un phallus factice comme substitut de ce manque.
Emblème idolâtré de pouvoir de jouissance, de domination et de violence, le phallus en érection est au carrefour de toutes les formes de pornographie.
A noter qu'en droit anglais, c'est seulement dans cet état ithyphallique que le pénis est considéré comme pornographique.
Comme l'ont bien montré M. Hurni et G. Stoll7 il existe bien d'autres déterminants dans la formation des structures de personnalité perverses, qui ne sont d'ailleurs pas toutes des hommes.
Mais le phénomène social en expansion que représente aujourd'hui la pornographie et sa clientèle surtout masculine fait penser que notre société mercantile, portée à la glorification des idoles et des fétiches de toutes sortes, contribue à activer les tendances perverses chez un grand nombre d'hommes. D'autant plus que l'émancipation des femmes et leur accession aux mêmes pouvoirs qu'eux correspond aux fantasmes inconscients évoqués plus haut.
L'individualisme outrancier et son corollaire : la solitude, la réorganisation en cours des structures familiales et un certain désarroi des hommes en quête d'identité virile favorisent probablement l'offre et la consommation de pornographie.
C'est au niveau de sa production que la violence faite aux acteurs est manifeste, particulièrement choquante quand il s'agit d'enfants. Celle faite aux adultes est moins évidente puisqu'ils sont censés avoir librement choisi leur rôle mais elle est aussi réelle que celle qui régit la prostitution.
Comme l'écrit N. Campagna, déjà cité : «... la question de savoir s'il existe un lien entre la consommation de pornographie et la violence sexuelle n'a pas encore reçu de réponse claire».
Par contre, quand elle est évoquée au cabinet médical comme une dépendance induisant des comportements et un vécu conflictuels, c'est la triade personnalité produit environnement familial et social qui est prise en compte, comme dans d'autres dépendances. Que ce soit en consultation individuelle ou en couple les exemples ne manquent pas.
Tel homme jeune sans relation de couple et vivant seul consulte parce qu'il se dit envahi par le désir compulsif d'assister à des projections de films X dans un cinéma spécialisé. Il a honte et craint d'être reconnu, mais il est surtout angoissé et culpabilisé par la masturbation contre laquelle il lutte en vain au nom d'un certain idéal spirituel. Il se sent dépendant, sans valeur, déprimé, mais surtout profondément seul. Il faudra plusieurs mois avant qu'il puisse aborder ce sujet en dépassant le thème des plaintes actuelles.
Une femme, parmi de nombreuses autres, découvre que son mari se livre clandestinement aux excitations de la pornographie. Elle se sent humiliée, avilie et rejetée comme personne. De plus elle craint que leurs enfants découvrent ce matériel et qu'ils en soient traumatisés. Ou même qu'ils deviennent les victimes des tendances perverses de leur père.
Un tel conflit conjugal pose au thérapeute des questions complexes concernant la personnalité de chaque conjoint, leurs interactions et leur vécu subjectif, mais aussi dans la réalité s'il faut craindre un passage à l'acte sur la personne des enfants.
Les études concernant les effets de la pornographie à cet égard n'ont pas abouti à des conclusions claires. Il semble cependant que la tendance aux agissements est fonction de la violence du contenu des représentations pornographiques, la propension aux actes compulsifs, le mimétisme des comportements violents et l'intolérance à la frustration se renforçant mutuellement.
Les mises en scènes pornographiques organisées dans certaines sectes doivent favoriser la réalisation des buts sexuels du «gourou» régnant sur son harem. On retrouve dans de tels exemples à la fois le caractère isolé, secret de la secte, la valorisation d'une idéologie perverse prônant la sexualité du groupe, l'inceste et des pulsions de mort. Tous ces caractères sont plus ou moins implicites ou exprimés dans la pornographie.
En écrivant que la pornographie est fondamentalement l'expression d'une violence érotisée «dans la négation de Soi et de l'Objet», M. Khan dénonce sa politique essentiellement déshumanisante et mortifère dont l'emblème fantasmatique est le phallus fétichisé et idolâtré sous la forme de ses divers avatars de violence et de pouvoir oppressif.
L'espoir exprimé par P.-A. Gloor d'un déclin de la pornographie par saturation ne s'est pas encore réalisé et la question de la prévention reste d'actualité.
Dans un milieu familial «suffisamment bon» (pour reprendre l'expression de Winnicot appliquée à la mère) l'apprentissage de la secondarité et d'une certaine tolérance à la frustration, comme de la mutualité dans les relations, forment la base d'une bonne prévention, sans parler de la formation des identités sexuelles et de leur maturation.
L'éducation sexuelle à l'école que P.-A. Gloor considérait comme «l'antidote de la pornographie» garde toute sa valeur du fait de la socialisation du discours sur la sexualité ainsi libéré des inévitables inhibitions dues aux liens familiaux.
Comme l'ont souligné tous les auteurs cités, les déterminants qui président à la production et à la consommation de pornographie sont à la fois de caractère socio-économique et de nature subjective. La pornographie véhicule dans sa violence et son caractère mercantile une horreur secrète de la sexualité qui exprime quelque chose de l'entropie d'une civilisation. Elle offre une vue privilégiée sur des déterminants objectifs et subjectifs qui sont à l'uvre dans bien d'autres domaines et dont la pornographie est une expression exemplaire.