Faut-il ici s'étonner, se réjouir, applaudir ? «Un chirurgien français opère une patiente distante de 7500 kilomètres», titrent tous les médias français. En première mondiale, une ablation de la vésicule a été réalisée à travers l'Atlantique grâce à un robot télécommandé. Le Pr Jacques Marescaux a effectué, depuis New York, l'intervention sur une patiente hospitalisée au CHU de Strasbourg. Baptisée «opération Lindbergh», l'intervention a pleinement réussi. Pratiquée le 7 septembre, cette première n'a été révélée que deux semaines plus tard, à cause bien évidemment, des attentats qui ont meurtri de manière indélébile le centre de la mégapole américaine, cette cité phare dont Céline écrivait fort justement, dans son «Voyage au bout de la nuit», qu'elle était une ville «debout». C'est aujourd'hui une ville à genoux à la recherche de milliers de corps humains perdus dans l'obscurité des décombres et du fanatisme.Ainsi donc, trois jours avant que ne commence ce qui semble décidément prendre les dimensions d'une nouvelle guerre, une femme de soixante-huit ans, hospitalisée au CHU de Strasbourg, était opérée grâce à un robot chirurgical dont les commandes étaient tenues, à New York, par le Pr Jacques Marescaux. Cette expérience constitue une première mondiale dans la mesure où si elles sont aujourd'hui couramment pratiquées, les opérations robotisées ne le sont jamais à distance. Une telle réalisation transatlantique pose, on l'imagine aisément, de multiples problèmes techniques, qu'il s'agisse de la sécurisation de la liaison numérique à haut débit, de la quantité d'informations à transmettre entre les deux continents, et du délai d'acheminement des ordres de mouvement du robot. Cette première mondiale a réuni l'Institut de recherche contre les cancers de l'appareil digestif, dirigé par le Pr Jacques Marescaux, chef du service de chirurgie digestive et endocrinienne des hôpitaux universitaires de Strasbourg et fondateur de l'Institut européen de téléchirurgie (EITS) ; France Télécom ainsi que la société californienne Computer Motion, conceptrice du robot chirurgical Zeus. Pour sa part, France Télécom a fourni une liaison sécurisée ATM (Asynchronous transfer mode) empruntant le réseau sous-marin transatlantique de fibres optiques et assurant un débit de 10 mégabits par seconde. L'opérateur a pu garantir un délai moyen réduit à 155 millisecondes entre le geste du chirurgien et le retour de l'image. Cette durée inclut le codage et le décodage de la vidéo et la transmission du signal.En pratique, l'intervention a été menée grâce à un robot chirurgical composé de deux parties. Dans le bloc opératoire du CHU de Strasbourg, on trouvait un ensemble de trois bras articulés, munis à leur extrémité, le premier, d'une caméra miniature et les deux autres des instruments chirurgicaux. Les outils ont été introduits dans l'abdomen de la patiente, tandis qu'à New York dans un immeuble de Manhattan le chirurgien disposait d'un pupitre de commande, comprenant un écran de contrôle restituant une image à haute définition de la cavité abdominale du sujet, ainsi que de deux manettes télécommandant les mouvements de deux bras robotisés. Le troisième, muni d'une caméra, était guidé par commande vocale. Sur chaque site se trouvaient un chirurgien et un assistant. L'équipe strasbourgeoise était prête à tout moment à se substituer au robot. L'intervention, pratiquée sous anesthésie générale, sur une volontaire après accord du Comité d'éthique, a duré quarante-cinq minutes et s'est faite sans complications et les médecins n'hésitent pas à la qualifier de «succès total». La patiente a d'ailleurs quitté l'hôpital au bout de quarante-huit heures, la veille de la disparition des tours jumelles du World Trade Center.On applaudira bien sûr. On se réjouira de ce qui constitue bien un progrès. On s'interrogera aussi sur les applications à venir de cette téléchirurgie. Le coût des robots, la nécessité de disposer, sur les deux sites, de chirurgiens, réduisent à l'évidence la portée d'une telle innovation. «Ce succès démontre la faisabilité, en toute sécurité, d'un acte chirurgical à distance» estime le Pr Marescaux qui ne craint pas de parler ici de la «troisième révolution» vécue par la chirurgie, après l'avènement de la chirurgie mini-invasive et de celle assistée par ordinateur et par intelligence artificielle. Aujourd'hui, dit-il, l'«opération Lindbergh» ouvre la voie au partage du geste chirurgical et laisse imaginer que tout chirurgien expert pourra participer à une opération chirurgicale pratiquée n'importe où sur le globe. Mais quel sera ce globe ? Quel est ce monde où les chirurgiens vont pouvoir suturer des coronaires à travers l'Atlantique, tandis que, dans l'ombre, des fanatiques affûtent leurs cutters pour égorger des hôtesses de l'air et faire exploser les symboles de notre époque ? A sa manière, et bien tristement, l'«opération Lindbergh» a, elle aussi, été victime de la folie de ceux qui ne voient dans ce monde qui est le nôtre, qu'un monde à détruire. W