Les auteurs présentent les conclusions d'un atelier organisé dans le cadre du congrès annuel de la Société suisse de médecine générale qui portait un regard sur la collaboration médecins de premier recours (MPR)-psychiatres, au sein du réseau de soins en santé mentale. Ces quelques idées tirées d'une forme de focus group de MPR, animé par une praticienne en médecine interne générale et un psychiatre, permettent de mettre à plat nombre de malentendus et ambiguïtés, et d'insister sur l'importance de l'éthique relationnelle, du partage des rôles, et de l'analyse des mouvements émotionnels et défensifs pour favoriser la coopération interprofessionnelle.
Le cabinet du généraliste représente souvent le premier et parfois le seul lieu où s'engage le traitement de problèmes psychiatriques, que ce soit des troubles sévères et persistants, les psychoses en particulier, ou modérés transitoires et fluctuants, tels les troubles anxieux et de l'humeur.
La réduction de la morbidité des patients dépend de la détection précoce de ces maladies et de l'accès à des traitements appropriés. En effet, plus tôt seront diagnostiqués les troubles, plus efficace sera le traitement et moindres seront les conséquences négatives et les handicaps futurs.1,2
Les troubles anxieux par exemple ne sont pas suffisamment repérés et certaines personnes souffrent de leurs symptômes durant de nombreuses années avant d'accéder à un traitement approprié.
C'est ce que relèvent les projets suisse et vaudois de politique en santé mentale, en voie de diffusion, qui parmi les nombreuses actions prévues encouragent l'amélioration de la formation des médecins de premier recours (plus loin MPR) et de la coordination des itinéraires de soins des patients psychiatriques avec les différents partenaires du réseau.3
Au cours des années et pour faciliter cette tâche de nombreuses actions ont été tentées. Des sessions de formation continue et des guides de traitement et de diagnostic ont été développés : Prime-MD, DSM-IV PC, par exemple et différents documents concernant la dépression en soins primaires en Europe et aux Etats-Unis.
Au Département de psychiatrie à Cery, en particulier, un séminaire d'intervision de psychopharmacologie, animé par le Pr F. Borgeat et le Dr D. Zullino, a rencontré un vif succès parmi les médecins praticiens (ils peuvent à cette occasion présenter leurs cas complexes), mais il est difficile d'en tester l'effet à moyen terme, si ce n'est celui de renforcer les liens informels entre libres praticiens et institutions psychiatriques, et d'atténuer un certain nombre de barrières psychologiques dues à la méconnaissance réciproque des interlocuteurs.
Diverses études ont testé l'efficacité de programmes de formation des généralistes dans le domaine de la dépression par exemple, mais la plupart sont arrivées à la conclusion que si ces formations avaient reçu un accueil très positif, et avaient même modifié l'aisance des MPR à l'égard de leurs patients psychiatriques, elles n'avaient malheureusement guère eu d'impact sur la reconnaissance des symptômes et l'évolution de la dépression à court et moyen termes.4,5
Certaines de ces formations s'intéressaient non seulement à l'amélioration de la prescription des différents psychotropes disponibles sur le marché, leurs profils d'effets secondaires et leurs rapports coût-efficacité, mais aussi aux habiletés psychosociales et communicationnelles nécessaires à l'approche plus globale du patient dépressif ou anxieux, avec un centrage également sur la résolution structurée de problèmes et certaines formes de psychothérapies du praticien.
Outre l'amélioration des compétences du praticien, cette stratégie visait aussi à leur apprendre à rendre le patient acteur et partenaire de la décision thérapeutique, ce qui devrait avoir une incidence sur son adhésion aux traitements.
En Suisse les formations pour praticiens accréditées par l'Académie de médecine psychosociale et psychosomatique (AMPP) vont exactement dans ce sens, avec l'obtention d'un certificat de capacité en fin de processus. Il est trop tôt pour mesurer actuellement le changement de culture induit par une telle «sous-spécialité» sur le système de soins, mais cela devrait pouvoir être évalué à moyen terme.
L'origine de cet article est l'animation conjointe par les auteurs d'un atelier, dans le cadre de la Société suisse de médecine générale (SSMG), à Berne en octobre 2004 sur le thème «Le généraliste et le psychiatre, échec ou réussite ?». Il nous a paru intéressant de restituer ici quelques-unes des observations tirées de ce travail collectif avec des généralistes et internistes généraux.
Ce sont quelques idées pour réfléchir à l'organisation des soins primaires pour les patients psychiatriques et à l'articulation avec les psychiatres privés ou institutionnels. En effet, très vite est apparu l'élément souvent absent de la littérature spécialisée le problème des conditions de transmission au spécialiste lorsque le praticien atteint les limites de ce qui peut être entrepris au cabinet, et ceci pas toujours par manque de compétence mais aussi de temps, et de cadre approprié.
A Lausanne, le Centre de consultations psychiatriques et psychothérapiques (CCPP) s'est attiré une bonne réputation en distinguant ses prestations entre offres de consultations spécialisées pour les médecins installés et références/transmissions aux spécialistes. Après quatre séances les deux tiers des patients sont ainsi réadressés à leur médecin d'origine. Cette procédure où le médecin traitant sait à qui s'adresser, et obtient non seulement des informations utiles, mais voit aussi son patient revenir, a permis de constituer un cercle de fidèles entre certains médecins de ville et l'ambulatoire spécialisé.
Pour la consultation, le spécialiste donne un avis diagnostique et thérapeutique, peut offrir une brève supervision, mais le traitement est implémenté par le médecin traitant.
Pour la référence, le patient est transmis au centre qui poursuivra le suivi et posera éventuellement l'indication à une orientation psychothérapeutique ou vers des unités de traitements spécialisés, selon les diagnostics.
Durant la première partie de notre atelier le thème de la difficulté à collaborer entre MPR et psychiatres a été longuement évoqué, se basant sur des éléments de réalité, des conflits anciens et le constat d'une différence de culture médicale.
Au-delà des résistances et des projections croisées, qui se résument à la difficulté d'accès, à la disponibilité et à la stigmatisation des soins psychiatriques, la distinction entre référence et consultation a été vue comme décisive car, selon nos collègues, nombreux sont les patients réticents à être référés qui préfèrent conserver le lien avec leur généraliste, en n'acceptant finalement la consultation spécialisée que pour renforcer ce dernier dans sa démarche.
Pour d'autres la perspective d'un traitement psychiatrique spécialisé a finalement été acquise de longue lutte avec le MPR, mais les délais d'attente ou la non-disponibilité des psychiatres au moment même où le «fruit était mûr» ont eu un effet dissuasif. Effet dissuasif qui semblerait s'étendre ensuite à l'ensemble des indications puisque, sauf cas extrême et urgent, le praticien finirait par renoncer à toute référence.
A l'inverse certains patients peuvent accepter un suivi spécialisé mais craindre ensuite que trop d'éléments intimes soient communiqués au généraliste, ce qui peut faire échouer la suite de la collaboration entre professionnels, en raison du respect trop large du secret.
Ces quelques indices montrent que les généralistes et les psychiatres se connaissent encore peu ou mal, et ne sont pas toujours au clair sur leur propre rôle et celui de l'autre, en raison d'un certain nombre de préjugés, ce qui nuit à la collaboration qu'ils souhaitent pourtant. Ces préjugés se voient parfois malheureusement confirmés par la réalité, comme le montre l'expérience récente d'un collègue de la région lausannoise, désireux d'adresser en fin de journée une adolescente en crise avec laquelle il s'était longuement entretenu (et qui acceptait finalement de consulter en psychiatrie), qui s'est vu répondre qu'elle devait aller dans un autre secteur en raison du domicile légal de ses parents. Une telle résistance a naturellement fait échouer la transmission et le médecin s'est retrouvé seul à assumer la jeune fille.
Au-delà des rôles, il semble également que la répartition des tâches ne soit pas l'objet d'un consensus. Si l'on s'en tient à la pratique privée, mais il en va parfois de même avec les institutions, les praticiens ont l'impression qu'ils doivent garder les cas les plus ingrats, pour lesquels peu d'interventions spécialisées sont encore requises, alors même que les spécialistes se limiteraient à des patients choisis en raison de leur accessibilité à une élaboration intra-psychique.
Dans certaines villes aussi le problème de la garde est conflictuel, puisque le généraliste se voit seul, face à certaines personnes très décompensées, à intervenir à domicile, parfois avec la police, alors que le psychiatre se positionnerait en second lieu, pour discuter du cas, voire le superviser !
A l'opposé les certifiés AMPP suscitent beaucoup d'ambivalence chez les psychiatres, comme si on les privait d'une clientèle intéressante, plus «légère», alors même qu'il s'agit de patients qu'ils ne rencontreront peut-être jamais. C'est le fameux «réseau de santé mentale caché» constitué par 20 à 40% des personnes, issues de la population générale et souffrant de problèmes psychologiques, qui ne consulteront que la médecine générale, et qui manifestent leur souffrance sous forme d'une expression somatique ou de comorbidité somato-psychique.
Les psychiatres de nos régions, inscrits dans la tradition psychothérapeutique requise par le titre FMH, ne souhaitent également pas être restreints au rôle d'aliéniste, prescripteur de psychotropes (lorsque toutes les substances courantes ont d'ailleurs été essayées), ou d'expert médico-légal et assécurologique, étape obligée et combien controversée, sur la voie d'attribution d'une rente AI.
Un accord s'est dégagé néanmoins dans notre groupe pour définir les patients qui bénéficieraient d'une transmission au spécialiste (tableau 1).
Au-delà des diagnostics, la concertation du groupe a dégagé quelques «valeurs» qu'il n'est guère possible de développer ici longuement mais qui correspondent à l'étalon or de tout travail en équipe ou respectant une éthique de réseau : mettre les besoins du patient au centre de la réflexion, apprendre à raisonner en termes de besoins et moyens, apprendre d'autrui, améliorer la connaissance de soi tout en se décentrant de sa propre logique, respecter la diversité des opinions, développer une confiance mutuelle et définir des objectifs communs.
La complémentarité MPR-psychiatres, outre les liens avec les autres professionnels et institutions concernés (services sociaux, centres médico-sociaux, centres ambulatoires et hôpitaux, soins intensifs dans le milieu), constitue un élément primordial pour garantir l'efficacité des soins dans notre système de santé mentale. Il faut donc travailler ensemble à améliorer la connaissance réciproque et les stratégies de communication. Que ce soit de manière bilatérale, lors de formations communes à organiser, au quotidien ou épisodiquement, les deux ordres professionnels se doivent d'échanger les informations qui leur permettent de connaître et respecter les expertises respectives, de mettre en évidence les ressemblances et les différences, les caractéristiques propres à chacune (modèles de référence mais aussi horaire, modes de remboursement) et leur rôle dans l'atteinte des objectifs de soins. Ils doivent appliquer les règles de base de la communication entre eux (par téléphone, par écrit, de vive voix et selon des règles d'accessibilité mieux définies, allusion est faite ici au célèbre répondeur téléphonique du psychiatre qui offre une plage horaire restreinte par semaine), à savoir essentiellement l'écoute et la pratique des informations claires et précises, liées à la souffrance réelle des patients et non à une logique personnelle. Enfin il est souhaitable que tous apprennent à gérer les conflits qui peuvent les opposer, sans y voir de menace envers l'estime de soi, mais au contraire comme un moment privilégié pour saisir la problématique défensive et les clivages à l'uvre, élargir éventuellement le diagnostic au système de soins et améliorer ainsi les trajectoires des patients.7
Améliorer la formation et l'information, la communication et la gestion des conflits peut être de vains objectifs, limités à la réalité, si les patients ne peuvent être aidés aussi à un niveau plus subjectif à accepter un minimum de compréhension, de verbalisation ou de mise en représentation des conflits qui les animent. Il s'agit d'élaborer un travail de liaison psychique rendu possible par la confiance née dans la relation médecin-malade. Cette liaison réintroduit le patient en tant que sujet de son histoire, et non plus seulement comme demandeur de prestations. C'est une «attitude psychothérapeutique» du praticien, qui lorsqu'elle porte effet, a l'avantage de réinscrire le patient dans ce que Ricoeur appelle son «identité narrative», une mise en récit et en intrigue de ce qui le touche. Retrouver le plaisir d'un certain «pouvoir dire» lui donnera peut-être le désir de poursuivre dans cette voie nouvelle.8 Pour le médecin l'avantage est d'échapper à l'étayage exclusif de la personne par le conseil et le mode opératoire. Grâce à ce changement de registre il peut également se protéger de l'identification projective dont il est parfois victime avec les «cas psychiatriques», sans toujours s'en rendre compte. Cette forme archaïque, intense et angoissante d'être affecté par la souffrance d'autrui, l'aura peut-être amené à s'épuiser stérilement dans l'action, ou dans le contrôle de ses propres émotions, plutôt que d'en faire un élément thérapeutique en miroir. La réintroduction de l'intersubjectivité dans la relation fait émerger certains mouvements affectifs et conflictuels qui peuvent être nommés et utilisés pour légitimer l'envoi à un spécialiste. C'est l'opportunité d'introduire un tiers (ou du tiers, du sens), en l'occurrence l'intervention d'un autre, d'un psychiatre, dans la dyade médecin-malade et de proposer une lecture renouvelée de la même histoire.
Il nous semble qu'avant toute chose, c'est ce travail préparatoire, cette ouverture dans la relation, qui facilite l'élargissement à une prise en soins psychiatrique. C'est un espace où peuvent se négocier les espoirs et les déceptions, les acquis, la collaboration, le passage à l'autre professionnel, l'échange et la communication.
Sans cette démarche, et quel que soit le degré de formation du généraliste, ou l'efficacité du réseau, il y a de fortes chances pour que le malade refuse une transmission qu'il ne peut vivre que comme un rejet.9
Un des quatre programmes retenus par le Projet vaudois de politique en santé mentale est celui de «la coordination et de la liaison dans la communauté». La synthèse du plan d'action et les actions opérationnelles rejoignent quelques-unes des suggestions proposées par cet article :
* Former les médecins de premier recours (MPR).
* Favoriser le travail interdisciplinaire des MPR, psychiatres et institutions psychiatriques.
* Favoriser le concilium psychiatrique et la consultation téléphonique.
* Développer des équipes mobiles pour les interventions dans le milieu.
* Développer ou renforcer la psychiatrie de liaison dans le réseau et les hôpitaux somatiques.
* Utiliser un document de transmission standardisé.
* Améliorer l'information réciproque.
* Créer un conseil de santé mentale de secteur.
Les différentes manières de donner vie à un tel programme ne pourront selon nous faire l'économie d'une double approche :
* Celle d'une forme de recherche action où les différents acteurs apprendront à se découvrir, à se reconnaître et à se respecter, avant de définir des objectifs et des conditions de travail en commun.
* Celle des méthodes développées par la psychiatrie de consultation/liaison qui prévoient des réunions régulières instituées entre médecins de premier recours et psychiatres, sans négliger l'apport d'autres professionnels (que ce soit sous forme d'intervision, d'enseignements ou de consultations conjointes) à propos de patients complexes qu'ils pourraient avoir à partager. Toute situation devrait pouvoir ainsi être discutée avant de prévoir un plan de traitement négocié dont la référence au spécialiste n'est qu'un des aspects comme on l'a vu plus haut. Cette élaboration commune devrait aider aussi à envisager des solutions alternatives, parfois plus proches de la demande, des besoins et du domicile des patients, grâce aux éclairages croisés apportés par une vision interdisciplinaire et bio-psychosociale intégrée.10
Plutôt que d'asseoir des projets et de modifier les comportements des professionnels à partir des structures de tutelle, ce qui n'apporte que rarement des résultats durables, notre expérience de la recherche-action nous a appris qu'il était préférable de mobiliser les différents partenaires d'un projet en partant de leurs propres questionnements et de leurs représentations des problèmes, afin de les encourager à devenir acteurs des changements qu'eux-mêmes souhaitaient. Pour y parvenir il faut cerner comment ils conçoivent la collaboration et le travail en réseau, un peu à la manière dont s'est déroulé l'atelier de la SSMG, qui a fonctionné comme un focus group, dont nous nous sommes attachés à mettre en forme les points de conflits et les conclusions.11,12