La dissociation se définit comme un trouble des fonctions normalement intégrées : l'identité, la mémoire, la conscience et la perception de l'environnement. Dans cet article, nous envisagerons les aspects cliniques et étiologiques des troubles dissociatifs, tout en évoquant l'importance du diagnostic différentiel, des comorbidités psychiatriques, ainsi que les développements d'outils diagnostiques standardisés. De nouvelles approches neurobiologiques des troubles dissociatifs proposent l'intégration des données de neuroimagerie anatomique et surtout fonctionnelle à des études biologiques (lipides) et endocrinologiques, afin de proposer des modèles neurobiologiques spécifiques. Au-delà de la singularité inhérente à la rencontre psychothérapeutique, l'approche thérapeutique varie en fonction des comorbidités fréquemment associées.
Dans le domaine des neurosciences, les notions de trauma et de dissociation restent parmi les plus ouvertes à de nombreux changements et débats depuis plus d'un siècle dans les champs cliniques, nosologiques, thérapeutiques et depuis une vingtaine d'années au niveau neurobiologique. La dissociation se définit comme un trouble de l'identité, de la mémoire, de la conscience et de la perception de l'environnement (fonctions normalement intégrées). Il s'agit d'une entité transnosographique observée dans plusieurs troubles psychiatriques : troubles somatoformes, troubles anxieux et de l'humeur, troubles de personnalité, dépendances à plusieurs substances. Les phénomènes dissociatifs se retrouvent fréquemment lors des crises suicidaires, des difficultés de gestion de l'impulsivité, des syndromes douloureux chroniques, des fibromyalgies et dans les troubles épileptiques.
Les troubles dissociatifs sont des entités nosologiques bien définies, grâce aux récents progrès concernant le développement d'outils diagnostiques standardisés (tableau 1). Les études épidémiologiques retrouvent une prévalence des troubles dissociatifs variant autour de 10% dans la population générale et 16% parmi les patients hospitalisés en psychiatrie, avec une prédominance féminine.1 Il existe un consensus dans la littérature quant à l'importance du dépistage précoce de ces troubles, afin d'améliorer la prise en charge des patients.2
L'histoire du concept de dissociation rejoint à la fois celle de l'hystérie et de l'hypnose avec les travaux de Charcot, Janet et Freud. Dans la suite des travaux de Charcot sur l'hystérie, Janet développe un nouveau concept, celui de la dissociation mentale, comme étant à la base de l'ensemble de phénomènes hystériques.3 Janet postule que la dissociation serait le résultat de la «misère psychologique», qui est un processus pathologique, probablement une pauvreté ou un déficit génétique de l'énergie mentale de base qui permet aux personnes saines de combiner les différentes fonctions mentales (sensations, mémoires, volontés) dans une structure psychologique stable, unifiée, sous le contrôle conscient du Moi.
Contrairement à cette perspective de Janet, qui considérait la dissociation comme étant un déficit d'intégration d'un Moi trop faible, ou fragilisé suite à des traumatismes, Freud proposait un modèle conflictuel du fonctionnement psychique, dans lequel un Moi fort essaie de se protéger des expériences traumatisantes par un mécanisme de défense, le refoulement, qu'il associe à la dissociation comme élément fondamental dans l'hystérie. Malgré leurs différents modèles théoriques de dissociation, Janet et Freud partageaient l'idée de l'importance des événements traumatiques et de leurs traces mnésiques, en tant que facteurs déterminants pour l'apparition des symptômes dissociatifs. Toutefois, dans un deuxième temps, Freud abandonna l'idée d'un trauma réel pour un modèle du trauma imaginaire dérivé des fantasmes sexuels, comme étant la source des conflits psychologiques inconscients. Freud resta cependant attaché à la réalité historique des facteurs des conflits et formula de fortes critiques envers la surestimation du rôle des fantasmes dans l'analyse des névroses. Plus tard, il souligna l'importance d'une déformation traumatique de la personnalité liée aux vicissitudes de la sexualité infantile.
Le développement des techniques psychodynamiques et l'attribution de la notion de «dissociation» aux symptômes des troubles schizophréniques (Bleuler) plongèrent progressivement dans l'oubli l'hypnose et les théories de Janet sur la dissociation. Le déclin du concept de dissociation culmine avant le milieu du XXe siècle, avec des théories selon lesquelles les phénomènes dissociatifs sont soit des erreurs diagnostiques (se situant entre l'hystérie et la schizophrénie),4 soit des effets secondaires provoqués par des techniques hypnotiques mal utilisées.
L'intérêt des chercheurs pour la «redécouverte» des troubles dissociatifs est à mettre en lien à la fois avec l'augmentation des troubles liés au stress et au trauma et avec certains événements politiques et sociaux aux Etats-Unis (la guerre du Vietnam et la naissance du mouvement féministe dans les années 1960-1970) qui ont permis de reconnaître l'endémie cachée et ignorée d'abus physiques et sexuels d'enfants et d'établir des liens entre les vécus traumatiques, les symptômes post-traumatiques et les symptômes dissociatifs.5 Dans le début des années 1990, toujours aux Etats-Unis, une réaction s'élève contre l'augmentation des révélations publiques d'abus d'enfants avec la création de l'«Association du syndrome de faux souvenirs».5 Malgré les efforts de validation du concept de troubles dissociatifs, les controverses restent encore nombreuses dans la littérature quand à l'intérêt et à la pertinence clinique du concept, de même que des liens éventuels avec un vécu traumatique réel.
Dans une revue récente de la littérature, il apparaît qu'il est important d'éviter l'utilisation du terme de dissociation pour des altérations du niveau de conscience (sentiment d'étrangeté, rêve éveillé, ou sens altéré du temps) non reliées à une expérience traumatique.6 Le consensus actuel tend à envisager les altérations de la conscience comme étant des symptômes dissociatifs uniquement s'ils sont reliés à une expérience traumatique, mais pas s'ils accompagnent d'autres troubles mentaux.
Les troubles dissociatifs sont regroupés dans plusieurs entités diagnostiques : amnésie dissociative, fugue dissociative, trouble de dépersonnalisation, trouble dissociatif de l'identité (personnalité multiple), transe dissociative et troubles dissociatifs non spécifiés (critères diagnostiques DSM-IV, tableau 1).
Une brève comparaison entre les entités nosologiques retenues par la CIM-10 7 et le DSM-IV 8 est illustrée dans le tableau 2. Les différences entre les deux systèmes de classification traduisent le questionnement clinique actuel concernant la place et la nature du processus dissociatif dans les troubles de conversion et somatoformes. Au cours des dix dernières années, plusieurs auteurs ont suggéré de mieux reconnaître la nature dissociative des troubles conversifs 9 et de remplacer le nom des troubles de conversion avec celui de «troubles dissociatifs somatoformes».
L'échelle d'expériences dissociatives (Dissociative experience scale (DES)) est l'échelle de dépistage la plus utilisée, grâce à sa sensibilité et à sa traduction validée dans plusieurs langues (traduction française).10 La sévérité de la dissociation peut être évaluée avec le questionnaire de dissociation (Dissociation questionnaire ou DIS-Q)11 (traduction française).12
La Dissociative disorders interview schedule (DDIS) est un entretien structuré qui permet de confirmer le diagnostic DSM-IV pour les troubles dissociatifs. Le Structured clinical interview for DSM-IV dissociative disorders (SCID-D) est un entretien semi-structuré avec une bonne validité et fiabilité interjuges.13 Le questionnaire de dissociation somatoforme (SDQ-20) est un autoquestionnaire évaluant la sévérité de la dissociation somatoforme.14
La fréquence et l'importance de la prise en compte des comorbidités des troubles dissociatifs sont soulignées par de nombreuses études qui insistent sur la place d'une recherche systématique des troubles psychotiques, des troubles de l'humeur, des troubles anxieux, des dépendances et intoxications à plusieurs substances, des troubles de personnalité, ainsi que de certains troubles organiques (surtout neurologiques). Les troubles dissociatifs de l'identité et la dépersonnalisation sont les troubles dissociatifs les plus fréquemment associés avec des comorbidités.15 Les comorbidités les plus fréquemment associées sont les troubles de personnalité borderline (70%) et les états de stress post-traumatique.15
Le développement récent des neurosciences nous invite à repenser les liens existant entre le substrat organique et les données cliniques des troubles dissociatifs. Sur le plan biologique, la dissociation a été très tôt considérée comme une réaction organique du cerveau et non seulement comme une production psychique.16 Les approches évolutionnistes évoquent un mécanisme de stratégies de «mauvaise adaptation» (coping) pour faire face à un danger vital, potentiellement traumatique. La grande hétérogénéité clinique des troubles dissociatifs a stimulé une approche neurobiologique spécifique pour chaque trouble, tout en s'interrogeant, dans un deuxième temps, quant à un processus dissociatif biologique commun pour l'ensemble des troubles dissociatifs.
Plusieurs études de neuroimagerie décrivent l'implication de différentes parties du cortex préfrontal (orbito-frontal et médiofrontal), des aires sensorielles associatives (temporales, pariétales et occipitales) et du système limbique (amygdales, insula, et gyrus cingulaires) dans les phénomènes dissociatifs rencontrés dans les troubles de dépersonnalisation, les troubles dissociatifs de l'identité et dans les états de stress post-traumatique (tableau 3).17
Les données biochimiques et biologiques confirment la présence d'indices mesurables modifiés chez les patients souffrant de troubles dissociatifs, comme le rapport déhydroépiandrostérone sulfaté/cortisol sérique,18 ou pour les triglycérides sériques, le cholestérol total, LDL et VLDL, qui apparaissent diminués.19 Il a été également décrit une diminution de la conductance cutanée chez les patients souffrant de troubles dissociatifs, qui serait un reflet de la diminution de l'activité du système nerveux autonome.20
Plusieurs études ont montré des modifications EEG, ainsi qu'au niveau des potentiels évoqués auditifs, lors des tests cognitifs faisant appel à la mémoire de travail chez des patients souffrant de dépersonnalisation.17 Au-delà des modifications EEG observées chez les patients souffrant de troubles dissociatifs, il existe un recouvrement partiel entre les troubles dissociatifs, les convulsions dissociatives et les troubles épileptiques, d'où l'importance d'une démarche diagnostique différentielle rigoureuse.21
Il existe également une ébauche de modélisation théorique qui postule l'existence de lésions anatomiques et fonctionnelles qui seraient impliquées dans la physiopathologie des troubles dissociatifs. Un modèle neurobiologique, proposé par Sierra et Berrios,22 avance l'existence d'un système d'activation cérébrale binaire à deux composants opposés, l'un inhibant la réponse émotionnelle (cortex préfrontal gauche, l'amygdale et le gyrus cingulaire antérieur) et l'autre stimulant l'état d'alerte (une autre partie de l'amygdale, les systèmes cholinergiques et monoaminergiques ascendants et le cortex préfrontal droit) (figure 1). Le processus dissociatif serait dû à une réponse inappropriée à un stimulus simple qui déclencherait le mécanisme cérébral normalement stimulé lors d'une situation de danger vital. Il est suggéré que le cortex préfrontal médial aurait un rôle inhibiteur pour la dépersonnalisation, en empêchant le traitement émotionnel sur l'amygdale, ce qui produit une diminution de l'activité du système sympathique et de l'expérience émotionnelle.
Le trajet de la prise en charge des patients présentant un trouble dissociatif aigu nécessitant une prise en charge urgente est schématisé dans la figure 2. Dans le contexte de l'urgence, il s'agit avant tout de «réveiller» les patients, d'évaluer les risques de passages à l'acte auto ou hétéroagressifs et de diminuer les symptômes dissociatifs aigus en favorisant une réafférentation spatio-temporelle. Le recours à une hospitalisation provisoire aux urgences est préférable à une hospitalisation psychiatrique, qui devrait être envisagée uniquement en présence de certaines comorbidités (troubles dépressifs avec des symptômes psychotiques et/ou des idées suicidaires envahissantes, anorexie grave, comorbidités somatiques) et en cas d'absence d'alliance thérapeutique. Si une désorientation spatio-temporelle est présente, il convient d'envisager un diagnostic différentiel somatique avec un examen clinique attentif et au minimum une glycémie capillaire. Après la disparition des symptômes aigus, la psychothérapie ambulatoire reste le traitement de choix des troubles dissociatifs.
Il n'existe actuellement pas de traitement psychothérapeutique standardisé pour l'ensemble des pathologies du spectre des troubles dissociatifs. Au-delà de la singularité inhérente à la rencontre psychothérapeutique, l'approche thérapeutique varie en fonction du type clinique de la dissociation et surtout en fonction des comorbidités psychiatriques. Les techniques psychothérapeutiques les plus utilisées sont d'inspiration psychodynamique (associations libres, ou à partir des expériences dissociatives), l'hypnose (travail sur des états de conscience modifiées) et plus récemment des techniques cognitivo-comportementales. Certaines approches psychothérapeutiques de groupes et familiales ont également été décrites.
En l'absence de consensus concernant le traitement des troubles dissociatifs, des ébauches de guidelines sont actuellement en cours d'élaboration, notamment à l'initiative de l'ISSD (International society for the study of dissociation). En complément du site internet tenu régulièrement à jour par l'ISSD (www.issd.org), le Journal of trauma and dissociation, initié dans les années 2000 comme étant le journal officiel de l'ISSD, offre un forum de discussion pour les différentes approches thérapeutiques et pour les nouvelles données de recherche. Les meilleurs degrés de consensus de la littérature 2,23 concernant la psychothérapie des troubles dissociatifs sont résumés dans le tableau 4.
L'approche psychopharmacologique dépend avant tout des comorbidités psychiatriques : troubles anxio-dépressifs, utilisation d'anxiolytiques et d'antidépresseurs, ou la présence de certains symptômes psychotiques, nécessitant l'introduction d'un antipsychotique. Plusieurs études pharmacologiques ont questionné l'intérêt de certaines molécules (clonidine, naltrexone), pour le traitement des troubles dissociatifs,24 mais aucune action spécifique n'a pu être démontrée.
L'importance de la connaissance des aspects épidémiologiques, cliniques, des comorbidités et du diagnostic différentiel des troubles dissociatifs par les cliniciens est illustrée par le consensus qui existe dans la littérature concernant l'intérêt d'une prise en charge spécifique et précoce de ces troubles, pour améliorer leur pronostic. L'intégration des données neuroanatomiques, biochimiques et endocrinologiques dans un modèle étiopathogénique des troubles dissociatifs semble un nouveau défi pour les neurosciences. Sur le plan thérapeutique, il n'existe actuellement pas de guides thérapeutiques consensuels et validés empiriquement malgré des efforts de synthèse des données de la littérature, notamment à l'initiative de l'ISSD.