Pendant longtemps considéré comme une énigme du genre humain, l'orgasme féminin a intéressé de nombreux philosophes, anatomistes et psychiatres. Bien que bon nombre d'entre eux aient à ce jour apporté des réponses certaines quant à la compréhension de l'orgasme, l'arrivée récente des neurosciences a permis d'envisager son origine sous un autre jour. La mise en évidence de réseaux neuronaux spécifiques au plaisir féminin a en effet permis de concevoir l'orgasme non plus uniquement de manière périphérique mais également de manière centrale. Au cours de cet article, nous exposerons les évidences cliniques et expérimentales du rôle épicentral du cerveau dans la réponse sexuelle.
«L'amour est une intellectualisation des sens»
disait la prêtresse Diotima, préceptrice de Socrate.
Qu'en est-il de l'orgasme ?
En ces temps où chacun revendique le droit au bonheur et à l'orgasme, il est difficile de concevoir que l'orgasme féminin soit resté pendant longtemps réprimé.1 Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle qu'a émergé le droit au plaisir féminin.1 Mais ce droit a vite été endigué par les siècles suivants qui ont nié la nécessité de l'orgasme féminin dans la procréation et fait du sexe une «immonde maladie mortifère».1 Au début du XXe siècle, l'orgasme féminin était même considéré comme un signe «d'hystérie» ou de «perversion». Il a fallu attendre le dernier tiers du XXe siècle pour que les choses changent.1 De nombreux philosophes, anatomistes et psychiatres ont tenté de résoudre son énigme. Durant ces cinq dernières décennies, jamais autant d'écrits n'ont en effet été réalisés sur l'orgasme que sur d'autres phases de la réponse sexuelle féminine.1,2 Cependant, bien que certains auteurs aient permis de comprendre l'organisation structurelle de l'orgasme féminin,3-6 les conceptions en sexologie clinique divergent encore quant à l'origine de ce «plaisir venu d'ailleurs». Une des principales controverses porte sur la distinction entre orgasmes vaginal et clitoridien. Selon Masters et Johnson, peu importe la source de stimulation et la façon dont sont perçues les sensations, l'orgasme féminin provient toujours du clitoris.4 Cependant, d'autres auteurs, intéressés au rôle de l'utérus dans l'orgasme féminin, ont identifié trois types d'orgasmes : le vulvaire, l'utérin et le combiné.7 En 1982, Ladas, Whipple et Perry ont d'ailleurs précisé que la zone érogène, initialement décrite par Ernest Grafenberg en 1953 et qui se situe sur la paroi antérieure du vagin (point G), peut provoquer un type d'orgasme neurophysiologiquement différent de l'orgasme clitoridien.8 Néanmoins, malgré l'apport considérable de l'ensemble de ces travaux, l'origine «neuro-psycho-physiologique» des différents types d'orgasmes reste floue. D'une part, les orgasmes clitoridien et vaginal suivent les mêmes étapes physiologiques pendant la réponse sexuelle 4 et d'autre part, de récentes recherches anatomiques ont révélé l'existence de connexions nerveuses entre les tissus intravaginaux et le clitoris.9 Par ailleurs, l'origine uniquement périphérique des différents types d'orgasmes a également été remise en cause.10 Au cours de cet article, nous présenterons les évidences neuroscientifiques tant cliniques qu'expérimentales du rôle épicentral du cerveau dans l'orgasme féminin.
Du grec orgasmos, lui-même d'orgâo et du verbe orgän, le terme orgasme signifie : «je suis entièrement agité» ; «bouillonner d'ardeur». Sa racine fondamentale «varg» signifie «bouger», «agir». Dérivé de urg'as, il signifie aussi exubérance de force, énergie et jus.
Phénoménologiquement, la phase orgasmique suit les phases d'excitation et de plateau et précède la phase de résolution.4 L'orgasme correspond au pic du plaisir sexuel avec déclenchement de la tension sexuelle et des contractions rythmiques des muscles périnéaux et des organes pelviens liés à la reproduction.4,11
Au sens physiologique, l'orgasme survient au plus fort de l'excitation et reflète l'expression d'un plaisir intense.11-13 Chez la femme, lorsque l'excitation érotique s'intensifie et que la tension sexuelle et musculaire augmente, le premier tiers du vagin se gonfle, resserre l'ouverture et les deux tiers du fond du vagin s'arrondissent. Le pic de l'orgasme féminin est caractérisé par 3-15 contractions involontaires du troisième externe du vagin, et de fortes contractions de l'utérus et des sphincters interne et externe de l'anus.11-13 Ces contractions se produisent à des intervalles de 0,85 seconde.12 Au pic de l'orgasme, d'autres manifestations périphériques peuvent aussi apparaître, telles que l'augmentation de la tension artérielle (+ 20-40 mmHg ; systolique et diastolique), de la fréquence cardiaque qui peut atteindre 160 b/ min ou encore la dilatation des pupilles.3,12 Des contractions volontaires et involontaires des grands muscles, comme des muscles faciaux et un spasme carpo-pédal sont aussi souvent associés. Cependant, l'ensemble de ces réactions physiologiques est très variable d'une femme à l'autre.11-14 Une même femme peut également ressentir des orgasmes différents selon le partenaire et le moment, soulignant ainsi le rôle fondamental de la pensée dans le ressenti de l'orgasme. Ces variations inter- et intraindividuelles peuvent être en fonction de l'âge (à partir de 40 ans, les femmes ont plus d'orgasmes qu'entre 18 et 29 ans), du degré d'excitation, du partenaire, du contexte, de l'éducation et de la culture.14
La durée d'un orgasme est généralement de quelques secondes (3 à 25 secondes), mais peut aussi aller jusqu'à deux minutes.11,12,15 De nombreuses femmes (de 16 à 42%)16 peuvent également éprouver plusieurs orgasmes de suite pendant le même rapport sexuel et cela sans faire de pause. Des chercheurs britanniques ont démontré que cette aptitude à atteindre l'orgasme dépendrait en partie (à hauteur de 34 à 45%) de la génétique.2 Selon leur étude, les jumelles monozygotes montrent une fréquence d'orgasmes plus importante que les jumelles dizygotes, que ce soit pendant un rapport sexuel avec un partenaire (31% versus 10%) ou en masturbation (39% versus 17%). L'ensemble de ces résultats montre que partager un contexte environnant et un patrimoine génétique peut avoir des influences sur la capacité d'atteindre un orgasme.2
D'un point de vue neuroendocrinologique, l'orgasme n'augmente pas seulement la pression sanguine, le rythme cardiaque et le taux de noradrénaline, mais aussi les taux de prolactine pendant 60 minutes chez les femmes et 30 minutes chez les hommes.12 Chez les femmes multiorgasmiques, une corrélation positive entre l'augmentation du taux d'ocytocine et l'intensité de chaque orgasme a également été montrée.13 Les taux de norépinéphrine sont aussi connus pour être au maximum lors de l'orgasme.13
En général, l'orgasme est induit par la stimulation du contact érotique des parties génitales. Selon le rapport Hite, réalisé entre 1972 et 1976 aux Etats-Unis, 88% des femmes déclarent avoir des orgasmes contre 11,6% qui déclarent ne jamais en avoir. Parmi les femmes ayant un orgasme : 52% l'ont grâce au coït ; 29% n'ont pas d'orgasmes dus au coït ; et 19% ont des orgasmes pendant le coït avec stimulation manuelle du clitoris.
Cependant, étant donné que tout orgasme se fait sur un mode stimulus/réponse, toute stimulation érotique peut théoriquement induire un orgasme. En dehors des zones érogènes bien connues, il a en effet été démontré que bien d'autres parties du corps peuvent provoquer une excitation sexuelle. Cependant, toutes les zones érogènes ne répondent pas de la même façon. L'essentiel de la réponse sexuelle n'est donc pas seulement liée à la zone érogène qui est stimulée mais aussi aux substrats neuronaux qui la sous-tendent.10 Ceci renforce donc le rôle fondamental du traitement central (cognitif) de l'information reçue au niveau périphérique dans le sens où il élargit le concept classique des zones érogènes à tout le corps. En d'autres termes, l'orgasme ne dépendrait pas uniquement des mécanismes ascendants (bottom-up) de traitement de l'information reçue au niveau périphérique pendant la stimulation sexuelle mais également de mécanismes associatifs cognitifs descendants (top-down) pouvant inhiber ou activer la réponse sexuelle.
Par exemple, dans les années 1990, Whipple et coll. ont démontré que l'orgasme féminin peut être induit par simple suggestion verbale, en l'absence de toute stimulation physique.17 Dans leur étude, l'intensité orgasmique était similaire (augmentation du rythme cardiaque, du diamètre de la pupille) tant pour un orgasme induit par stimulation génitale que par imagerie mentale. Ces résultats montrent d'une part l'absence de supériorité d'un type d'orgasme par rapport à l'autre, et d'autre part, le rôle épicentral du cerveau dans la réponse sexuelle en soulignant l'importance de l'imaginaire. De même, des études ont montré que certaines femmes peuvent connaître des orgasmes durant les rêves.18
A la suite d'une stimulation de contact érotique, le cerveau envoie un message «réflexe» qui traverse la colonne vertébrale et provoque une série de contractions rythmiques. Cependant, bien que cette composante soit indéniable,5 de récents travaux ont démontré que l'orgasme ne peut se réduire à cette simple réaction réflexe étant donné qu'il dépend également de l'activation de noyaux supraspinaux, tels que par exemple des neurones du tronc cérébral, le noyau paraventriculaire de l'hypothalamus et l'amygdale.10 Par ailleurs, le récent développement de techniques d'imagerie fonctionnelle appliquées tant aux patients qu'aux sujets neurologiquement sains a permis de mettre en évidence les réseaux neuronaux impliqués dans le plaisir féminin.
Les premiers éléments d'un lien étroit entre cerveau et plaisir féminin ont été décrits en psychiatrie à partir de la description de patientes dépressives qui souffraient systématiquement de troubles de la libido et de la fonction orgasmique après introduction d'antidépresseurs possédant une action inhibitrice de la recapture de la sérotonine.19 Par la suite, de tels éléments pharmacologiques ont été démontrés chez 20 à 30% des patientes épileptiques sous traitement antiépileptique.20
D'autres preuves du rôle fondamental du cerveau dans l'orgasme ont été mises en évidence à partir des corrélations anatomocliniques faites chez les patientes épileptiques entre la localisation de leur foyer épileptique et la symptomatologie clinique observée juste avant leurs crises (auras). L'étude d'auras orgasmiques spontanées chez quelques rares patientes ayant un foyer épileptique focal a en effet permis de révéler le rôle certain de l'hémisphère droit, et plus précisément des régions fronto-temporales antérieures dans l'orgasme.21-23
Très peu d'études fonctionnelles ont tenté de mettre en lumière les substrats neurobiologiques du plaisir féminin. Nous présentons ci-dessous la seule étude publiée à ce jour.
Cette étude a été réalisée en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) par Komisaruk et coll. chez trois femmes souffrant d'une lésion complète de la moelle épinière.24 Les résultats montrent clairement que les phases d'excitation et d'orgasme obtenues par stimulations vagino-cervicales induisent des activations cérébrales différentes. Tout d'abord, la phase d'excitation se caractérise par une activation du nucleus tractus solitarius (NTS, zone recevant les projections du nerf vague) en association avec des activations du cortex cingulaire, de l'amygdale, du noyau paraventriculaire de l'hypothalamus (PVN), des ganglions de la base et l'insula. Puis, l'orgasme se caractérise par une généralisation de l'activité cérébrale. En plus des zones cérébrales activées pendant l'excitation, s'activent en effet l'hypothalamus, le bed nucleus de la stria terminalis, l'amygdale médiane, le cervelet, et le nucleus accumbens.
L'activation de ces régions localisées au cur du (ou étant intimement reliées au) système limbique démontre que les circuits neuronaux liés à l'orgasme se situent au centre de réseaux émotionnels généralement impliqués dans des processus motivationnels et de récompense.24 Par ailleurs, l'activation du cervelet, région impliquée dans la coordination des mouvements mais aussi les émotions, est concordante avec la partie motrice de la définition de l'orgasme dans le sens où le cervelet module les tensions musculaires tout en recevant les informations proprioceptives. L'activation associée d'aires cérébrales telles que l'insula ou le nucleus accumbens renforce quant à elle la notion de plaisir intense de l'orgasme dans le sens où ces régions sont connues pour être impliquées dans des sentiments positifs forts tels que l'euphorie. A noter que l'activation du nucleus accumbens souligne aussi l'implication des voies dopaminergiques dans l'orgasme.24 Enfin, l'activation du PVN, dont les neurones libèrent l'ocytocine, corrobore l'hypothèse d'une corrélation positive entre taux d'ocytocine et intensité de l'orgasme.13 L'activation du cortex cingulaire et de l'amygdale médiane renforce aussi cette hypothèse étant donné que ces deux régions peuvent induire indirectement la libération d'ocytocine, notamment par les connexions directes qui existent entre amygdale, NTS et PVN.24
Les récentes avancées en neuroscience suggèrent que l'orgasme n'est pas seulement un réflexe, mais aussi la résultante de toute une alchimie neurofonctionnelle. L'ensemble de ces résultats tend donc à déplacer le centre de l'orgasme féminin du clitoris et du vagin vers le cerveau comme coordinateur du plaisir et du désir.