L'affaire n'est certes pas nouvelle ; elle n'en demeure pas moins d'actualité : il est souvent intéressant d'observer du point de vue de Genève et de sa région les remous et les évolutions de la société française. C'est tout particulièrement vrai pour ce qui est de l'émergence, quasi invisible depuis Paris, d'une nouvelle forme d'eugénisme. On sait que le rideau s'est déchiré avec les fortes déclarations faites au Monde par le Pr Didier Sicard, président du Comité consultatif national français d'éthique (Ccne) par ailleurs spécialiste de médecine interne (Revue médicale suisse des 14, 21, 28 février et 7 mars). Et l'on observe depuis une amorce de débat et de prise de conscience du phénomène.Le président du Ccne avait longuement exposé ses inquiétudes devant le caractère systématique des dépistages, devant un système de pensée unique, devant le fait que tout ceci soit désormais considéré comme un acquis. «Cette évolution et cette radicalité me posent problème, précisait-il. Comment défendre un droit à l'inexistence ? J'ajoute que le dépistage réduit la personne à une caractéristique. C'est ainsi que certains souhaitent que l'on dépiste systématiquement la maladie de Marfan dont souffraient notamment le président Lincoln et Mendelssohn.» Cette déclaration pouvait-elle ne pas susciter de réactions ? Dans un texte adressé au Monde, Nicolas Journet, scénariste, a choisi de monter en première ligne. Celui qui se qualifie de «mutant» explique qu'il n'a aucune vocation à se poser en porte-parole. «Je ne suis qu'un cas parmi d'autres, une voix parmi d'autres. Une voix en colère. Je suis atteint du syndrome de Marfan. Ces six lettres sont apparues dans ma vie à l'adolescence, à la lecture d'un dossier médical, et ne m'ont plus quitté depuis. Etrangement, je ne me sentais pas différent. Je voyais que mon corps n'avait pas les mêmes caractéristiques que celles de mes petits camarades. Cette maigreur, ces mains interminables, ce thorax en entonnoir... Mais le déclic ne se faisait pas.»Il faut ici écouter M. Journet : «Les médecins l'ont compris plus rapidement. Les tests se sont multipliés. Froids, violents. Accompagnés par les regards de parents impuissants, dépassés, se demandant comment ils ont pu engendrer une telle somme d'imperfections, alors que leur premier fiston est si normal. Mes yeux sont examinés pour détecter un décollement de la rétine, mes poumons pour prévenir un pneumothorax, mon cur pour empêcher une dissection de l'aorte. Tous ces signes cliniques qui font de Marfan une maladie grave, voire létale. Bringuebalé de Paris à Lyon. De spécialistes en spécialistes. D'incompétences en incompétences.»Et encore : «Au collège, j'évite les vestiaires. La honte. Les professeurs qui tendent la main, mais que je rejette. La fuite à la bibliothèque, la protection des livres, comme le petit Vallès. La fuite à l'intérieur de soi. Loin. Le Net regorge de documents consacrés au syndrome. J'apprends que Marfan s'appelait Antoine, qu'il était pédiatre, et qu'il a commencé à délimiter le périmètre du syndrome en 1896. Je découvre qu'il s'agit d'une maladie autosomique dominante qui touche le tissu conjonctif, avec 15% de mutations spontanées, que 12 000 personnes en seraient atteintes en France. Je vois des courbes d'espérance de vie monter jusqu'à 70 ans, mais d'autres se scratcher à 27. Panique.»Puis, bien évidemment, la question centrale, inévitable, poignante : «Aujourd'hui, on parle de rendre le diagnostic prénatal systématique pour cette maladie, pour ma maladie. Bonne idée. Les enfants atteints pourront être suivis dès leur naissance. Mais encore faut-il qu'ils naissent. Qui expliquera aux parents que maladie génétique et bonheur ne sont pas des termes antinomiques ? Les médecins ? Par expérience, j'en doute. Et pourtant je suis très heureux. Bien plus heureux que beaucoup de génétiquement corrects. Et qu'en sera-t-il du diagnostic préimplantatoire ? Est-ce à dire que les vies de Lincoln, Paganini, Rachmaninov, Marie Stuart, Peter Crouch, Ronny Turiaf, et tant d'autres anonymes aussi alternativement superbes et médiocres que n'importe qui sur Terre, ont été ou sont inutiles ? Notre société ne veut plus affronter la mort, ne veut plus du hasard. Elle croit pouvoir contrôler son destin. Quitte à sombrer dans l'eugénisme, quitte à renouer avec le nazisme. Quelle illusion !» M. Journet observe que l'Allemagne a retenu les leçons de son histoire et interdit le diagnostic préimplantatoire. Il estime aussi que la France doit faire de même sous peine de rentrer en contradiction avec ses propres lois. Article L 214-1 du code pénal : «Le fait de mettre en uvre une pratique eugénique tendant à l'organisation de la sélection des personnes est puni de trente ans de réclusion criminelle et de 7 500 000 euros d'amende». Et pour finir : «Quant à moi... Jusqu'à la semaine dernière, j'avais un doute, mais désormais mon choix est arrêté. Je ferai des enfants. Pour transmettre le "mal". Pour combattre la connerie par l'amour.» Marfan ? Il y a seize ans déjà ! nous nous intéressions à son possible dépistage et aux conséquences qui risquaient d'en découler ; préciseuses archives, désormais informatisées, de notre quotidien vespéral. C'était dans les colonnes du Monde daté du 27 février 1991 sous le titre «Eugénisme éclairé». Extraits : «A sa manière, le cas du syndrome de Marfan, comme celui du "retard mental lié à l'X fragile", résume de façon exemplaire quelques-unes des graves questions qui sont ici soulevées. Car l'identification des "stigmates génétiques" de ces affections conduira immanquablement, comme pour d'autres maladies héréditaires, à la mise au point de tests de dépistage prénatal. Que conviendra-t-il, dès lors, de faire vis-à-vis de pathologies qui, si elles correspondent à une réduction de l'espérance de vie ou des facultés intellectuelles, ne sont en rien incompatibles avec une existence que l'on peut s'accorder à qualifier de "normale". (
) Un article que vient de publier le Journal international de bioéthique, signé du Dr Werner Schmid (Institut de génétique médicale, Université de Zurich) qui met en lumière quelques-unes de ces nouvelles difficultés.1 Il souligne notamment l'augmentation très importante en Suisse de la pratique des examens de diagnostic prénatal et rappelle que, dès aujourd'hui, plus d'une trentaine de maladies génétiques peuvent couramment être dépistées avant la naissance, une liste qui à l'évidence ne cessera de s'allonger.» On ne sait guère, depuis Paris, comment la situation se présente aujourd'hui en Suisse.(A suivre)1 Etat actuel des connaissances scientifiques et de leurs applications au diagnotic prénatal du Dr Werner Schmid. Journal international de bioéthique (daté de décembre 1990).14.03.2007