Les antibiotiques sont des substances très fréquemment utilisées dans la pratique médicale. Beaucoup d’entre eux induisent ou subissent des interactions pouvant mettre en péril leur efficacité anti-infectieuse ou favoriser l’apparition d’effets toxiques. L’alimentation peut influencer l’efficacité d’un antibiotique. Certains antibiotiques peuvent abaisser l’efficacité d’une contraception orale. L’anticoagulation orale peut subir d’importants changements sous antibiothérapie et des contrôles sont nécessaires. Des interactions sont également possibles via une induction ou inhibition enzymatique des cytochromes. L’utilisation du tableau d’interactions des cytochromes lors d’une prescription permet de les anticiper. Une nouvelle prescription doit toujours être précédée d’une réflexion quant à une possible interaction médicamenteuse ou alimentaire.
Les interactions médicamenteuses peuvent présenter un risque pour le patient, soit par toxicité médicamenteuse, soit par diminution, voire perte de l’effet attendu d’un traitement. Ce deuxième point est particulièrement important dans l’utilisation des antibiotiques, car la bonne évolution clinique dépend de leur efficacité. Une bonne connaissance des effets indésirables (non abordés dans cet article) et du risque d’interaction entre les différentes substances prescrites est essentielle pour permettre un traitement efficace sans prendre de risques pour le patient. Cet article aborde les antibiotiques et les interactions médicamenteuses et alimentaires importantes à connaître dans la pratique médicale ambulatoire. Ne sont pas abordés l’indication à l’antibiothérapie, le bon usage des antibiotiques ni les précautions concernant les différentes substances. Les traitements antiviraux et antituberculeux ne sont pas traités non plus.
Une interaction médicamenteuse est à envisager dès l’association de deux substances ou plus. Les effets thérapeutiques peuvent s’opposer ou se cumuler (et même devenir toxiques), les effets indésirables se potentialiser. L’interaction peut être de nature pharmacodynamique ou pharmacocinétique.
Par pharmacodynamie, on entend l’effet de la substance sur l’organisme. Une interaction de ce type peut se produire en cas d’association de deux substances avec les mêmes propriétés ou effets indésirables. Ceci peut être un effet recherché, par exemple en associant deux antihypertenseurs, mais peut être délétère, telle par exemple l’association de la ciprofloxacine et du méthotrexate : le premier augmente les concentrations plasmatiques du second par inhibition compétitive de la sécrétion tubulaire rénale, augmentant ainsi le risque de réaction toxique sur méthotrexate.
Par pharmacocinétique, on entend l’effet de l’organisme sur la substance administrée.
Une interaction peut survenir au niveau de l’absorption, de la distribution, de la métabolisation et de l’excrétion.
La prise alimentaire, des changements du pH ou de la motilité gastrique, une compétition au niveau des transporteurs dans la paroi gastrique ou intestinale, peuvent, entre autres, influencer la vitesse d’absorption et/ou la quantité absorbée. La présence de calcium dans l’estomac, par ingestion de produits laitiers par exemple, diminue considérablement l’absorption des quinolones comme la ciprofloxacine et la norfloxacine. Ces deux substances doivent être prises une heure avant ou deux heures après l’ingestion de produits riches en calcium.
La liaison aux protéines plasmatiques et la compétition entre deux substances fortement liées peuvent influencer l’exposition à un médicament. Les antibiotiques sont peu touchés par ce problème.
L’exemple le plus connu est probablement le système enzymatique des cytochromes p450, présents surtout dans le foie, mais aussi dans la paroi intestinale. Ces enzymes métabolisent d’innombrables substances que nous absorbons tous les jours, mais également une multitude de médicaments, en les rendant hydrosolubles pour permettre leur élimination par voie rénale principalement. Si plusieurs substances sont métabolisées par le même cytochrome, il peut y avoir compétition pour un même substrat. Certaines substances sont des inhibiteurs, d’autres des inducteurs enzymatiques, diminuant ou augmentant ainsi le métabolisme d’autres médicaments. Les antibiotiques qui influencent les cytochromes sont listés dans le tableau 1.
Un tableau des interactions concernant les cytochromes p450 est consultable gratuitement sur le site de la pharmacologie clinique des HUG.1 Cet outil extrêmement précieux permet une vérification qualitative, mais pas quantitative, d’une interaction. Lorsqu’une interaction y est signalée, évoquer une alternative thérapeutique ou une adaptation de la posologie est recommandé. Une adaptation précise de la posologie n’est par contre pas déductible de ce tableau. Ceci nécessite parfois un avis spécialisé auprès d’un centre de pharmacologie clinique, par exemple à Lausanne ou à Genève.2
La rifampicine, inducteur enzymatique puissant, peut accélérer considérablement l’élimination de certaines substances, telles les coumariniques (Sintrom), les anticalciques, les inhibiteurs de la pompe à protons, entre autres. Une augmentation de la posologie, parfois considérable, peut être nécessaire, sans oublier de réadapter cette posologie à l’arrêt de la rifampicine pour éviter des effets toxiques.
Parfois, l’introduction d’un inhibiteur enzymatique puissant nécessite l’arrêt d’une autre substance : la clarithromycine (Klacid) peut, par exemple, augmenter la toxicité de certaines statines substrats du 3A4 par effet inhibiteur sur cet enzyme, (tableau 1 ). Il est recommandé dès lors de suspendre certaines statines (atorvastatine, simvastatine) durant le traitement de clarithromycine.
Le jus de grapefruit est un inhibiteur du 3A4. Il diminue la biodisponibilité de la clarithromycine3 et de l’itraconazole4, probablement via un effet sur l’absorption.
Il existe d’autres enzymes impliqués dans le métabolisme médicamenteux, comme la glucuronyl-transférase. Ces enzymes sont moins sujets aux interactions avec les antibiotiques, à l’exception de la rifampicine (inducteur).
Une autre forme de métabolisation accrue est l’inactivation de l’érythromycine par l’acidité gastrique. Ce médicament doit être pris avec de l’eau (pour neutraliser le liquide gastrique) une heure avant ou deux heures après les repas.
L’élimination des substances se fait avant tout par voies rénale et fécale. Une altération de la fonction rénale peut évidemment ralentir l’élimination d’un médicament et induire une toxicité par accumulation. Certains antibiotiques (par exemple : aminoglycosides) ont un potentiel néphrotoxique et nécessitent des contrôles de la fonction rénale.
Dans le rein existent des systèmes de transporteurs qui excrètent certaines substances activement, comme par exemple la p-glycoprotéine qui excrète la digoxine. La clarithromycine inhibe cette protéine et peut donc provoquer une intoxication à la digoxine.
Les interactions entre les aliments et les médicaments ont été traitées dans un volume de Pharma-Flash en 2002.5 L’acidité gastrique, la vidange gastrique, le contenu en graisse de la nourriture, l’utilisation de transporteurs en commun entre médicament et éléments nutritifs, des réactions chimiques entre éléments et médicaments, peuvent influencer la cinétique de certains médicaments et aussi des antibiotiques. Le tableau 2 résume les interactions les plus importantes.
Ce sujet a été traité en 1996 dans la revue Médecine et Hygiène.6 Peu de données se sont ajoutées depuis. Si l’effet « antabuse » du métronidazole a été décrit dans les années 70 déjà, il persistait néanmoins un doute quant au mécanisme. Un travail expérimental récent7 apporte une nouvelle explication : le métronidazole n’influence pas, comme supposé auparavant, l’acétaldéhyde déshydrogénase mais augmente le taux de sérotonine dans le cerveau, effet déjà connu de l’alcool. Selon les auteurs, les symptômes désagréables déclenchés par l’association de métronidazole et d’alcool pourraient être l’expression d’un syndrome sérotoninergique. L’intolérance à l’alcool provoquée par le kétoconazole, non testée dans cette étude, passerait-elle par le même mécanisme ?
L’érythromycine augmente la vitesse d’absorption et la biodisponibilité de l’éthanol en accélérant la vidange gastrique. La dégradation de l’alcool dans l’estomac, par l’alcool déshydrogénase, est donc diminuée, avec un pic d’alcoolémie plus précoce et une exposition accrue.8
Certaines céphalosporines administrées par voie parentérale (ceftriaxone = Rocéphine, céfamandole = Mandokef, céfazoline = Kefzol) peuvent provoquer un effet « antabuse » en raison de leur ressemblance structurelle avec le di-sulfirame (Antabus).9
Un effet additif sur le système nerveux central est théoriquement possible, bien que l’évidence clinique demeure incertaine, entre l’éthanol et la ciprofloxacine, la norfloxacine, la méfloquine et la chloroquine.
Les auteurs de l’article de 1996 dans Médecine et Hygiène concluent que la fréquence des interactions entre éthanol et antibiotiques est probablement sous-estimée, mais laissent au prescripteur la décision de déconseiller la consommation d’alcool durant le traitement d’antibiotiques ou une attitude plus libre, mais en évitant les substances considérées à risque d’interactions.
Un nombre considérable de patients bénéficie d’une anticoagulation orale. Les substances utilisées en Suisse pour l’anticoagulation orale thérapeutique sont pour l’instant les coumariniques : l’acénocoumarol (Sintrom) et la phenprocoumone (Marcoumar). Métabolisées via les cytochromes, ces deux substances sont à risque d’interactions multiples, notamment à cause de leur marge thérapeutique étroite. Le tableau 3 énumère les interactions les plus fréquentes avec les antibiotiques oraux. La plupart se font par une inhibition enzymatique (d’où augmentation de l’effet anticoagulant) ou, plus rarement, par une induction enzymatique (avec diminution, voire perte de l’effet anticoagulant). L’amoxicilline/acide clavulanique (Augmentin) peut augmenter l’effet anticoagulant, probablement par une diminution de l’absorption de la vitamine K.10 La clarithromycine (et l’érythromycine) augmente l’INR par un mécanisme pas encore clair : la voie des cytochromes est probable, mais il y a également des exemples de potentialisation de la warfarine (coumarine non commercialisée en Suisse) par l’azithromycine (un autre macrolide) qui n’inhibe pas les cytochromes.11
Une prédiction précise de l’effet d’une substance sur l’anticoagulation par les coumarines n’est malheureusement souvent pas possible. De ce fait, un contrôle étroit de l’INR lors de l’introduction ou de l’arrêt d’un traitement est nécessaire, tout en s’efforçant d’anticiper la posologie de la coumarine.
C’est un sujet délicat ! Même si l’évidence scientifique n’est pas toujours solide, les fabricants conseillent souvent de considérer une contraception autre qu’hormonale en cours de traitement par antibiotiques.12 Il faut probablement y voir une certaine peur de devoir assumer la paternité… Des rapports de diminution de l’effet de la contraception orale sous antibiotiques existent néanmoins. Un mécanisme suspecté est la perturbation de la flore intestinale par les antibiotiques qui influencerait l’absorption hormonale ; une implication des cytochromes est également possible avec certains antibiotiques.
Selon le Compendium suisse des médicaments, le co-trimoxazole pourrait diminuer l’efficacité de la contraception orale. Une étude a pourtant montré qu’un traitement court de co-trimoxazole n’a probablement pas d’influence.13 Que penser ?
Dans une étude rétrospective Helms et coll. ont montré en 1997 qu’une antibiothérapie par tétracyclines, pénicillines et céphalosporines chez des femmes sous contraception orale, n’augmente pas le nombre de grossesses de manière significative par comparaison à des femmes sous contraception orale sans antibiothérapie.14 Une revue de la littérature de 2001 arrive aux mêmes conclusions (la rifampicine mise à part, qui diminue clairement l’effet des contraceptifs oraux), mais suggère néanmoins la prudence, car il existe des différences individuelles non prévisibles.15 Le tableau 4 énumère, de manière prudente, les antibiotiques sensés diminuer l’efficacité d’une contraception orale.
La ciprofloxacine ne semble pas avoir d’influence sur la contraception orale.16
La prescription de médicaments contre-indiqués pendant la grossesse (doxycycline, clarithromycine, érythromycine, métronidazole, fluconazole) pose moins de problèmes puisqu’il faut, dans ces cas, s’assurer d’une contraception efficace, soit de mesures contraceptives additionnelles.
Toutes les interactions théoriquement possibles ne sont pas forcément cliniquement significatives. Une substance avec une marge thérapeutique étroite comme la digoxine ou le lithium nécessite néanmoins une attention particulière. L’Augmentin et les macrolides, très fréquemment prescrits, augmentent la digoxinémie par des mécanismes différents et peuvent ainsi provoquer une toxicité digitalique. Le prescripteur doit demeurer attentif.
Les sulfamidés (par exemple : Bactrim) peuvent induire des hypoglycémies qui sont clairement aggravées sous antidiabétiques oraux. Le risque de rhabdomyolyse secondaire à la prise d’une statine est augmenté en l’associant avec un macrolide ou l’acide fucidique. Durant une telle antibiothérapie, la statine devrait être arrêtée temporairement. D’autres interactions sont listées dans le tableau 5.
Prescrire un antibiotique n’est jamais un geste anodin. Outre l’indication, le bon choix de la substance, la posologie et la durée du traitement, il faut également se poser la question des éventuelles interactions médicamenteuses ou alimentaires, qui sont nombreuses. En respectant certaines règles et en utilisant intelligemment les outils à sa disposition, le praticien peut néanmoins éviter certains pièges et assurer une prise en charge adéquate.
> Une interaction médicamenteuse doit être suspectée dès l’association de deux médicaments
> Certains antibiotiques sont sensibles à la prise alimentaire
> Les coumarines, les contraceptifs oraux et les médicaments à marge thérapeutique étroite nécessitent des contrôles, voire des mesures supplémentaires, lors d’antibiothérapie concomitante
> La consultation du Compendium suisse des médicaments et de la table d’interaction des cytochromes est fortement recommandée lors de toute nouvelle prescription
Antibiotics are widely prescribed in medical practice. Many of them induce or are subject to interactions that may diminish their anti-infectious efficiency or elicit toxic effects. Food intake can influence the effectiveness of an antibiotic. Certain antibiotics can lower the effectiveness of oral contraception. Oral anticoagulation can be influenced to a great extent by antibiotics and controls are necessary. Interactions are also possible via enzymatic induction or inhibition of cytochromes. The use of an interaction list with substrates of cytochromes enables to anticipate. Every new prescription should consider a possible drug or food interaction.