Face au retentissement humain et socio-économique des chutes, dans un contexte de population vieillissante, des stratégies de prévention efficaces doivent être développées. La «rythmique Jaques-Dalcroze», méthode d’éducation musicale développée à Genève au début du XXe siècle, engage le sujet âgé dans une forme nouvelle d’exercice physique. Favorisant un lien fort entre le mouvement et la musique, elle comprend des exercices multitâches exécutés au rythme d’une musique improvisée au piano. Elle sollicite l’équilibre et la marche, mais aussi la coordination, l’attention et la mémoire. Nous rapportons les résultats d’un essai randomisé, contrôlé, conduit à Genève montrant que cette pratique améliore la marche en condition de simple et double-tâche, l’équilibre et réduit le risque de chute chez le sujet âgé à haut risque.
La majorité des fractures du sujet âgé demeure secondaire à une chute.1 La prévention des chutes constitue donc un axe majeur de toute stratégie visant à prévenir les fractures dans la population gériatrique. Le fardeau humain, sociétal et financier, imposé par les chutes devrait continuer à s’alourdir ces prochaines décennies, principalement en raison du vieillissement de la population. Le développement et la promotion de nouvelles interventions efficaces en prévention des chutes devraient contribuer à endiguer cette tendance préoccupante.
La chute constitue un événement fréquent et dévastateur chez le sujet âgé.2 Plus d’un tiers de la population de plus de 65 ans chute au moins une fois par an, proportion atteignant 50% au-delà de 80 ans. Le taux de récidives est élevé puisqu’un chuteur sur deux tombe de manière répétée.2 Au moins 10% de ces chutes se compliquent d’un traumatisme sévère, avec une fracture survenant dans approximativement 2 à 5% des cas, le plus souvent sur un os ostéoporotique. Outre les séquelles physiques, ces chutes peuvent avoir un retentissement majeur sur le plan psychomoteur (par le développement d’une peur de tomber, voire d’un syndrome post-chute) susceptible, en l’absence d’une prise en charge adaptée, d’obérer sévèrement le pronostic fonctionnel et social.3 Ainsi, la chute constitue un facteur contributeur majeur de limitations fonctionnelles, d’entrée dans la dépendance, d’institutionnalisation et de décès. Expérimenter une chute sans conséquence sévère multiplie par trois le risque d’être institutionnalisé dans les trois ans, alors que 40% des sujets âgés hospitalisés au décours d’une chute sont directement orientés vers une institution à leur sortie et 50% décèdent dans l’année.4
L’étiologie des chutes est souvent complexe avec l’intrication de multiples facteurs au moment de l’événement. Classiquement, on distingue deux grandes catégories de facteurs de risque : les facteurs extrinsèques (environnementaux et comportementaux) et les facteurs intrinsèques. Un antécédent de chute, une faiblesse musculaire et des troubles de l’équilibre ou de la marche constituent les principaux facteurs de risque de chute.2 De ce fait, les dernières recommandations des American et British Geriatrics Societies préconisent le dépistage systématique des sujets présentant un haut risque. Ces derniers sont définis comme ceux consultant suite à une chute, ou rapportant des difficultés avec l’équilibre ou la marche, ou ayant chuté au moins deux fois dans les douze mois précédents (figure 1).5
La majorité des chutes survient lors de la marche. Différents paramètres spatio-temporels de la marche ont été identifiés comme des facteurs prédictifs du risque de chute : une réduction de la vitesse ou encore une augmentation de la largeur du pas et de la durée de la phase de double appui (figure 2).6 Ces paramètres peuvent être recueillis en routine clinique de manière simple, fiable et reproductible, à l’aide d’un tapis intégrant des capteurs de pressions plantaires (figure 3). Une variabilité de la marche augmentée est également aujourd’hui reconnue comme un facteur de risque de chute et de manière plus sensible comparativement à d’autres paramètres de marche plus conventionnels.7 Plus encore, l’analyse spatio-temporelle de la marche effectuée en condition de double-tâche peut apporter une réelle plus-value dans l’identification des patients à risque et la quantification des modifications de la marche du sujet âgé sous l’effet de diverses interventions.8
De nombreuses études témoignent de performances en condition de double-tâche plus altérées chez les sujets chuteurs par rapport à des non-chuteurs du même âge. Depuis l’observation de Lundin-Olsson et coll.,9 qui a montré que l’arrêt de la marche lors d’une conversation prédisait la survenue d’une chute (Stops walking when talking test), différents travaux ont pu associer des modifications de la marche sous condition de double-tâche à une majoration du risque de chute, à l’origine de nouvelles perspectives dans la prédiction du risque de chute et surtout ouvrant le champ au développement de nouvelles stratégies de réhabilitation basées sur des exercices multitâches.8 Les paradigmes de double-tâche associent une tâche attentionnelle à la marche (tâche de décompte ou d’énumération de noms d’animaux). Les modifications que cette tâche entraîne sont encore appelées interférences. Une hypothèse pour les expliquer serait que le sujet âgé mobilise davantage de ressources attentionnelles pour se déplacer comparativement à un sujet jeune. Cette attention recrutée par la marche, du fait du vieillissement des différents sous-systèmes impliqués dans la régulation de l’équilibre et de la marche, se ferait au prix de la réduction des capacités attentionnelles disponibles.
Une proportion substantielle de chutes pourrait être prévenue en milieu communautaire.10,11 Les stratégies basées sur une évaluation multifactorielle, suivie d’un programme individualisé de correction de l’ensemble des facteurs de risque identifiés, sont reconnues comme celles à privilégier chez le sujet à risque.2,5
Parmi les stratégies de prévention, l’exercice physique se révèle l’une des plus efficaces.5,10,12 Dans une méta-analyse portant sur 44 essais, Sherrington et coll.12 rapporte une réduction du risque de chute de 17% (RR 0,83 ; IC 95% : 0,75-0,91). L’intégration d’un programme d’exercice physique semble par ailleurs déterminante dans une intervention multifactorielle.2,5 Les preuves sont en revanche à ce jour limitées quant à son efficacité dans la réduction du risque de fracture.
De nombreux essais randomisés ont ainsi validé les effets de programmes d’entraînement, plus particulièrement ceux à composantes multiples (équilibre, renforcement musculaire, endurance), réalisés en groupe ou en individuel, sous supervision, pour autant qu’ils soient effectués de façon régulière. Le Taï-chi s’avère efficace, avec une méta-analyse démontrant une réduction du risque de chute de 35% (RR 0,65 ; IC 95% : 0,51-0,82), mais de nombreux essais randomisés négatifs n’ont pas été retenus dans cette méta-analyse.10 L’efficacité d’un programme d’entraînement semble d’autant plus marquée si celui-ci intègre une forte composante d’équilibre, mais surtout s’il est proposé à haute dose (> 50 heures au total, 2 à 3 fois par semaine) (tableau 1).2,12 Un entraînement de marche simple semble insuffisant et pourrait se faire au détriment du travail d’autres composantes plus bénéfiques.
Un écueil majeur de l’exercice physique provient du faible intérêt pour ce type de programmes, avec peu d’adhésion. Par conséquent, il s’avère essentiel de mettre en œuvre de nouvelles stratégies, applicables dans une population de sujets âgés.
La «rythmique Jaques-Dalcroze», méthode d’éducation musicale développée à Genève au début du XXe siècle par Emile Jaques-Dalcroze, occupe une place de référence dans l’enseignement musical pour les enfants et les adultes, en Suisse et dans le monde entier. Favorisant un lien fort entre le mouvement et la musique, elle comprend des exercices multitâches exécutés au rythme d’une musique improvisée au piano. L’idée de son utilisation comme activité physique chez les sujets âgés est récente. Elle se base sur une observation menée auprès d’un petit collectif de femmes âgées ayant une pratique régulière de la «rythmique Jaques-Dalcroze» depuis plus de 40 ans, et chez qui on observait une variabilité de la marche comparable à celle de jeunes adultes, particulièrement en condition de double-tâche.13
Le programme sollicite les fonctions d’équilibration et de marche, tout en faisant appel à la coordination, à l’attention et plus globalement aux fonctions dites exécutives.14 En outre, la composante musicale lui confère une forme attrayante et ludique, particulièrement propice à emporter l’adhésion du sujet âgé.
Afin d’évaluer l’efficacité et la persistance de l’effet d’une intervention de rythmique Jaques-Dalcroze chez le sujet âgé, sur la marche, l’équilibre et le risque de chute, un essai randomisé contrôlé a été conduit à Genève.15 Cent trente-quatre sujets répondant aux critères suivants ont été inclus : 1) vivant dans la communauté, 2) âgés de 65 ans ou plus, 3) avec un historique de chute ou présentant un trouble de l’équilibre, objectivé par un test de Tinetti anormal, ou transitionnel selon les critères de fragilité de Fried. Ces sujets ont été randomisés soit dans un groupe intervention prenant part pendant six mois à une séance hebdomadaire d’une heure de «rythmique Jaques-Dalcroze» («intervention précoce») ou à un groupe contrôle engagé dans l’activité à l’issue des six premiers mois d’observation («intervention reportée»). Les évaluations, réalisées à l’inclusion, six mois et douze mois par une équipe multidisciplinaire, comportaient une analyse quantifiée de la marche et de l’équilibre à partir d’un tapis électronique (GAITRite) et de gyroscopes (SwayStar), respectivement, et des tests fonctionnels (Timed Up & Go et Tinetti). Un suivi prospectif des chutes était réalisé durant les douze mois à l’aide d’un calendrier journalier, renvoyé mensuellement à l’investigateur. Le critère de jugement principal était l’évolution à six mois de la variabilité de la marche en condition de double-tâche (tâche cognitive de décompte).
Au terme de six mois d’intervention était mise en évidence une réduction de la variabilité de la longueur du cycle de marche en condition de double-tâche (différence moyenne : -1,4% ; IC 95% : -2,3 – -0,6 ; p < 0,002) dans le groupe intervention, comparé au groupe contrôle. Une augmentation de la vitesse de marche était observée en condition de simple tâche (différence moyenne : 4,7 cm/s ; IC 95% : 0,5-8,8 ; p = 0,03). L’équilibre en appui unipodal, ainsi que les performances aux tests fonctionnels, étaient également significativement améliorés dans ce groupe, comparativement au groupe contrôle. Une diminution du nombre de chutes (IR = 0,46 ; IC 95% : 0,27-0,79 ; p = 0,005) et du nombre de chuteurs (RR = 0,61 ; IC 95% : 0,39-0,96 ; p = 0,034) était par ailleurs observée au profit du groupe intervention. Les bénéfices étaient maintenus six mois après l’arrêt du programme.
Les résultats de l’essai ont révélé pour la première fois qu’une augmentation de la variabilité de la marche en condition de double-tâche (facteur de risque de chute majeur) est réversible grâce à un entraînement multitâche. A la lumière de ces résultats, ce programme peut s’avérer être une stratégie d’intervention efficace à promouvoir chez le sujet âgé enclin à chuter, comme stratégie unique ou dans le cadre d’une prise en charge multifactorielle, facile à mettre en œuvre, et pouvant être maintenue sur le long terme. En témoigne le taux d’adhésion à l’intervention élevé des sujets (78%) et qui ont majoritairement poursuivi le programme à l’issue de l’étude.
La «rythmique Jaques-Dalcroze» engage donc le sujet âgé dans une forme nouvelle d’activité physique, ayant démontré son efficacité en prévention des chutes. Le contexte ludique, convivial et socialisant, dans lequel est réalisée cette activité, et auquel la musique contribue fortement, demeure propice au développement et au maintien de l’intérêt pour l’exercice physique, composante clef d’une stratégie efficace chez la personne âgée.
> Les sujets âgés à haut risque de chute sont ceux consultant suite à une chute, ou rapportant des difficultés avec l’équilibre ou la marche, ou ayant chuté au moins deux fois dans les douze mois précédents. Une fois dépistés, ces sujets doivent faire l’objet d’une évaluation multifactorielle suivie d’une intervention individualisée, ciblée sur les facteurs de risque mis en évidence
> Considérer la place de l’exercice physique comme déterminante pour l’efficience de toute stratégie d’intervention visant à restaurer les capacités fonctionnelles et prévenir les chutes
> La pratique de la «rythmique Jaques-Dalcroze» peut améliorer la marche en condition de simple et double-tâche, l’équilibre et diminuer le risque de chute chez le sujet âgé à haut risque
Given the significant health and socioeconomic consequences of falls, to develop and promote effective falls prevention strategies among older adults represents a major issue. Jaques-Dalcroze eurhythmics is a music education program through movement method developed in Geneva, Switzerland, in the early 20th century. This new exercise form, adapted for elderly people, features various multitask exercises performed to the rhythm of improvised piano music and mainly challenge gait and balance, but also memory, attention and coordination. We report here the results of a randomized controlled trial conducted in Geneva showing that Jaques-Dalcroze eurythmics practice can improve gait performance under single and dual-task conditions, and balance, as well as reduce both rate of falls and the risk of falling in at-risk elderly community-dwellers.