L’évaluation de la capacité de travail pour raisons psychologiques fait partie intégrante du travail du médecin de premier recours. Au-delà de la raison explicite d’une demande d’arrêt de travail, il y a une motivation latente liée à l’histoire du sujet et la manière dont celle-ci se rejoue dans sa vie professionnelle. Un arrêt de travail comporte ainsi de nombreux enjeux, autant pour le patient que pour le praticien et leur relation. Afin de répondre de manière adéquate à ces demandes, le praticien devra élucider la signification qu’attribue le patient à son emploi, identifier les conséquences d’un arrêt de travail et s’interroger sur les aspects transférentiels et contretransférentiels qu’évoque cette demande.
Au vu du nombre élevé de patients présentant des troubles psychiques suivis en cabinet,1 l’évaluation de leur capacité de travail fait partie des tâches du médecin généraliste. Lorsque le médecin se trouve en face d’un patient avec une psychopathologie importante, l’attestation d’une incapacité de travail ne pose pas de problème. Cependant, le praticien est aussi confronté à des situations moins claires, pouvant induire un certain malaise et une difficulté à déterminer la capacité de travail malgré une souffrance exprimée. Une récente prise de position de médecins-conseils d’assurances donne quelques pistes pour évaluer la capacité de travail en cas de trouble psychique, et indique la nécessité de tenir compte des symptômes présentés, de la diminution du rendement, des ressources et des motivations du patient, ainsi que du stress professionnel.2 Toutefois, en l’absence de symptomatologie importante, dans ces situations «frontières», comment déterminer la capacité de travail du patient ?
Pour spécifier les enjeux liés à ces demandes, nous nous basons sur la théorisation psychodynamique du lien du sujet à son travail et sur notre expérience clinique.
Alors que Freud,3 dans Malaise dans la civilisation, parle de sublimation, postulant un transfert des pulsions agressives et érotiques vers le travail, Vincent De Gaulejac,4 un des principaux représentants français du courant de sociologie clinique (étude de l’articulation des déterminismes sociaux et psychiques), explique l’adhésion d’un employé à l’entreprise avec le remplacement de son Idéal du Moia par les objectifs de l’entreprise, ayant comme conséquence un appauvrissement progressif du Moi. Dans un contexte d’écart grandissant entre son Moi régressé et l’Idéal du Moi, l’employé est amené à travailler toujours plus, dans un contexte qui lui met les moyens à disposition pour tenter d’y arriver (horaires flexibles, outils de communication permettant de travailler et d’être joignable 24 heures sur 24, etc.). De Gaulejac rappelle que cette dépendance affective ne va que dans un sens. L’entreprise peut en effet licencier son employé dès qu’il ne remplit plus les objectifs fixés ; celui-ci n’aurait alors qu’à s’en prendre à lui-même, n’ayant pas été à la hauteur des exigences introjectées. Il décrit les entreprises actuelles comme totalement axées sur le rendement et dénonce l’absence de limites structurantes.
Brunner,5 psychanalyste et membre fondateur de la Société française de coaching et de l’Institut Psychanalyse et Management, articule le monde du travail contemporain avec le fonctionnement individuel. Il souligne que les personnalités opératoires et à faibles capacités de mentalisation, avec un fantasme de toute-puissance et des besoins de maîtrise importants, sont particulièrement vulnérables sur le plan professionnel.
Les relations pathologiques de l’employé à son entreprise sont également abordées par Vanheule,6 psychologue clinicien, qui les différencie selon trois dynamiques : 1) une symptomatologie dépressive en raison d’un Idéal du Moi grandiose projeté sur l’entreprise sans pouvoir ainsi combler une faille narcissique ; 2) une désorganisation due à une atteinte identitaire résultant de l’impossibilité d’atteindre un Moi Idéalb construit en fonction des attentes que le sujet se représente chez l’Autre et 3) un épuisement et une inhibition, à savoir la restriction d’une fonction du Moi, permettant un évitement des tâches professionnelles, causes de conflits psychiques (par exemple : agressivité et désirs ressentis envers le travail).
Ces différentes théories mettent en évidence l’interaction entre le monde du travail et la personnalité du sujet, plus précisément l’impact de son assise narcissique sur sa relation à son travail. Partant de ces théories, nous considérons que les enjeux pour le patient autour d’une demande d’arrêt de travail se situent soit au niveau de la représentation de son identité propre (qui il est), de sa perception de valeur en tant que personne (ce qu’il vaut), soit au niveau de ses valeurs et interdits internalisés (ce qu’il doit). Tenant compte de ces éléments, le médecin devrait s’interroger sur les quatre thèmes suivants :
les raisons manifestes pour la demande de l’arrêt de travail ;
la signification de cet emploi et de son investissement pour le patient ;
les motivations latentes, le fonctionnement du patient et les conséquences de l’arrêt de travail ;
la qualité des relations professionnelles et la perception de son futur professionnel.
En fonction de cette évaluation, il sera possible de déterminer dans quelle mesure l’identité du patient, son estime de lui ou son sentiment de culpabilité sont en jeu, ce qui guidera le médecin à investiguer avec lui ses motivations et les conséquences de sa demande d’arrêt de travail.
Au moment d’évaluer une demande d’arrêt de travail, le médecin se trouve dans deux rôles : celui de soignant, attentif à incarner un caractère thérapeutique et celui d’expert, mandaté par la société pour attester de la capacité du patient à travailler. Ce dernier rôle peut être vécu par le médecin de différentes manières selon sa sensibilité et ses convictions politiques au sens large. Les évolutions du monde du travail et des assurances sociales, y compris de l’assurance invalidité, peuvent, par exemple, susciter chez lui un désir de se positionner en «contre-pouvoir» par rapport à un système de plus en plus dur, centré sur les notions de rentabilité et peu enclin à considérer les fragilités individuelles. Un risque existerait alors de ne considérer que les fragilités des patients sans tenir suffisamment compte de leurs ressources.
En effet, l’attitude du praticien dans l’évaluation de l’arrêt de travail devrait être «suffisamment bonne», mais aussi «suffisamment exigeante», sans glisser vers des positions extrêmes. Notons par ailleurs que, dans son rôle de soignant, le médecin peut être amené, si son patient ne se remet pas au travail, à douter de l’adéquation de sa prise en charge.
Le fait d’approuver ou de ne pas approuver ou d’évoquer un arrêt de travail peut être vécu par le patient comme preuve de compréhension ou comme un déni de ses difficultés, comme un manque ou une marque de confiance, une confirmation de sentiments d’insuffisance ou une valorisation de ses ressources. Au moyen du cas clinique et de sa discussion ci-dessous, nous essayons d’illustrer les différents aspects de l’évaluation de la demande d’arrêt de travail, et les enjeux pour le médecin et sa relation au patient.
Mme R. est une femme de 35 ans, en couple depuis deux ans et mère d’un enfant en bas âge. Au bénéfice d’un CFC de commerce, elle a travaillé dans différentes entreprises fabriquant des produits de luxe. Deux de ses derniers emplois se sont terminés par des conflits, dont une fois suite à des accusations de mauvaise gestion réfutées par la patiente. Depuis cinq ans, elle travaille pour une entreprise de voitures de luxe et, très investie, elle a rapidement gravi les échelons hiérarchiques pour occuper un poste à responsabilités.
Sur le plan des antécédents familiaux, elle décrit un frère cadet dont les troubles du comportement ont nécessité de nombreux suivis psychiatriques dès son adolescence, ce qui a, selon la patiente, beaucoup occupé ses parents de la part desquels elle se serait à l’époque sentie délaissée ; elle relate avoir actuellement une excellente relation avec eux. La patiente a elle-même été suivie quelques mois durant son enfance par une psychologue pour des troubles d’ordre psychosomatique (maux de ventre). La patiente consulte les urgences psychiatriques en indiquant un conflit aigu avec son nouveau chef, dans un contexte de tensions qui existent depuis plusieurs mois. Elle relie ces tensions à l’augmentation continuelle de sa charge de travail depuis environ une année en raison de l’agrandissement de l’entreprise, charge de travail dont elle s’est plainte auprès de ses supérieurs, sans succès. Au début de l’année, elle indique deux événements ayant encore aggravé ces tensions : le décès d’une collègue très appréciée qui aurait été annoncé sans ménagement par la direction et l’absence d’une augmentation salariale qu’elle attendait au vu du travail accompli. A ceux-ci s’est ajoutée l’arrivée de ce nouveau chef, qui, selon la patiente, emploie des méthodes expéditives en étant exclusivement axé sur le rendement. Elle indique s’être disputée avec lui le jour même de la consultation suite à une remarque considérée comme dénigrante de sa part, à laquelle elle a répondu avant de partir en claquant la porte. Elle est ensuite allée boire un verre avec ses collègues pour «fêter» cet acte d’affirmation de soi, puis elle est venue consulter en raison de son incapacité à retourner sur le lieu de travail à cause d’une rage trop importante contre son chef, et de tâches de représentation de l’entreprise qui l’attendent la semaine suivante, entreprise pour laquelle elle se dit incapable de faire la publicité. Mme R. présente une thymie légèrement abaissée, des troubles du sommeil depuis quelques mois, une tension psychique lorsqu’elle pense à son travail et quelques ruminations liées à cette dispute ; elle ne relate pas d’anhédonie ni d’aboulie et ne montre pas de trouble formel de la pensée ou de sentiments de dévalorisation.
Nous nous sommes interrogés, d’une part, sur la signification d’un arrêt de travail pour cette jeune femme qui ne présente pas de symptômes psychiatriques majeurs et, d’autre part, sur l’attitude la plus thérapeutique à adopter.
Par rapport aux quatre thèmes (1-4) à évaluer décrits ci-dessus, la patiente indique : 1) ni vouloir revoir son chef suite à sa remarque de ce matin, ni représenter l’entreprise la semaine prochaine (raisons manifestes). Il ressort que 2) cet emploi avait une valeur narcissique et représentait un engagement très important (signification et investissement). Par ailleurs, la patiente considère que 3) l’arrêt de travail nuira fortement à son chef car il a besoin d’elle pour représenter l’entreprise, ce qui lui permettrait de se venger et en même temps rendre son chef attentif au travail qu’elle a accompli jusqu’alors (motivations latentes, fonctionnement de la patiente et conséquences de l’arrêt de travail). Et 4) elle décrit des tensions depuis plusieurs mois avec son chef et de bons contacts avec ses collègues qui apprécient son travail (qualité des relations professionnelles). Il semblerait également que l’absence de gratification narcissique symbolisée par l’absence d’augmentation salariale, perçue comme signe de non-reconnaissance par l’entreprise, et la non-considération de la collègue décédée, rendent la collaboration difficile (perception du futur professionnel).
La symptomatologie actuelle de la patiente ainsi que son anamnèse, notamment sa description idéalisée des parents, laissent supposer une fragilité narcissique, qu’elle a tenté de colmater par le biais d’un surinvestissement professionnel. Cela semble avoir fonctionné jusqu’à présent, avec toutefois deux emplois s’étant terminés sur des conflits, dont une fois suite à des reproches de l’employeur.
Au vu de ces éléments, nous avons choisi de valoriser les ressources de la patiente en lui proposant de la soutenir en vue d’un retour au travail après le week-end, sans lui attester d’arrêt. A noter que cette prise de position s’est avérée difficile pour une des intervenantes au vu de ses idées critiques par rapport aux entreprises ; elle a dû y réfléchir durant la consultation et durant tout le suivi afin d’identifier l’impact de ces idées sur son attitude face à cette patiente.
Suite à cette intervention, Mme R. est retournée au travail mais, lors de l’entretien suivant, elle nous a indiqué s’être sentie à nouveau très dévalorisée par son chef, qui lui a demandé de ne pas représenter l’entreprise lors d’une prochaine séance. Dans ce contexte, elle a demandé et obtenu un arrêt de travail de son généraliste pour quelques semaines. Ce recours au médecin généraliste, alors qu’elle était en suivi de crise à la consultation psychiatrique, peut être interprété comme le signe d’une relation thérapeutique troublée, probablement par un vécu de ne pas avoir été suffisamment comprise par les psychiatres qui n’ont pas adhéré à son projet de «punir son chef et son entreprise» par un arrêt de travail.
Nous lui avons alors proposé un suivi psychologique afin de l’aider à explorer ses réactions. Au fur et à mesure, la patiente a essentiellement relaté son immense déception par rapport à son employeur et sa grande reconnaissance vis-à-vis de sa famille d’origine, décrite comme idéale tout comme son enfance, ce qui semblait aller dans le sens de notre hypothèse d’une faille narcissique importante jusque-là comblée par ses performances professionnelles. Nous avons alors pu identifier avec elle son grand besoin de reconnaissance et lui proposer un lien avec des blessures plus anciennes. La patiente a accepté cette interprétation et s’en est montrée émue, tout en refusant d’entrer en matière. Afin de respecter ses défenses, nous avons centré les entretiens sur son retour au travail et sur la manière dont elle pouvait se positionner face à son entreprise, notamment en mettant plus de limites à son employeur et en faisant le deuil d’une reconnaissance «réparatrice». Dans ce contexte, elle a pu reprendre son travail à 50% et demander un cahier des charges allégé, indiquant avoir osé le faire car elle n’avait plus les mêmes attentes envers son entreprise. Le suivi a cessé sur sa demande au moment de son retour au travail.
Comme relevé par une étude récente,7 qui déconstruit le cliché de la demande d’arrêt de travail «de complaisance», les patients attendent de rencontrer un médecin qui sait évaluer leurs demandes d’arrêt de travail ; et la société attend du médecin qu’il comprenne les enjeux que représente un arrêt de travail pour le patient, lui-même et leur relation. L’évaluation de la demande d’arrêt de travail peut être un levier dans le processus thérapeutique permettant aux patients de prendre conscience de certains aspects de leur fonctionnement et de les assouplir afin de mieux respecter leurs besoins dans la réalisation de leurs projets professionnels.
> L’évaluation de la capacité de travail d’un patient devrait inclure la symptomatologie, les enjeux autour du travail liés à son histoire personnelle, les ressources du patient, de même que les aspects transféro-contretransférentiels
> L’évaluation de la personnalité du patient, et en particulier son assise narcissique, permet de mieux comprendre ce qui se joue pour le patient dans son travail (si ça se joue au niveau de son identité, de sa valeur en tant que personne ou de son sentiment de culpabilité)
> Le médecin devrait se sentir libre de prendre le temps de la réflexion pour évaluer la capacité de travail des patients car, contrairement aux idées reçues sur les «arrêts de travail de complaisance», les patients attendent cela de leur médecin
General practitioners are regularly called to evaluate the psychological work capacity of patients. The implicit motivation behind the explicit reason for requesting a sick leave is linked to the subject’s history and the way he transfers it in his professional life. An incapacity to work harbours a variety of challenges for the patient, the physician and their relationship. In order to get a better understanding of all the issues at stake, the doctor should understand the significances that represents the work to the patient and the consequences of a sick leave and its associated transference and countertransference issues.