En Suisse, selon l’Office fédéral de la statistique, la population âgée augmente progressivement, surtout en ce qui concerne les plus de 80 ans. Cette tranche d’âge correspond à l’âge moyen d’entrée dans un établissement médico-social (EMS). Les statistiques socio-économiques montrent que la précarité devient un sujet préoccupant, un million de personnes, selon l’estimation de Caritas Suisse, seraient dans la précarité. Les personnes jeunes seraient plus fréquemment pauvres que les personnes âgées et cette pauvreté peut constituer un facteur de risque d’exploitation envers les aînés. Les femmes, davantage représentées à cet âge, présenteraient aussi un risque de pauvreté plus élevé. Dans le canton de Genève, selon l’Office cantonal des statistiques (2007), 15% seulement des plus de 80 ans résideraient en EMS, compte tenu du développement du maintien à domicile et de la pénurie de places disponibles. De nombreux articles ont été écrits ces vingt dernières années au sujet des violences envers les personnes âgées. La connaissance du sujet reste cependant incomplète faute d’enquêtes spécifiques et d’application des recommandations.1 Il ressort aussi que les abus matériels et financiers envers les personnes âgées constituent une problématique fréquente mais peu étudiée en tant que telle, notamment en Suisse, dans ses aspects à la fois quantitatifs et qualitatifs. Dans la perspective de dépister, prendre en charge et prévenir ce type de violence qui peut avoir un impact sur la santé tant sur le plan individuel que familial et social, il paraît important de faire le point sur ce sujet qui concerne tout le corps médical.
Les violences envers les personnes âgées peuvent prendre différentes formes : physiques, psychologiques, sexuelles, négligences actives et passives, matérielles et financières. Différents termes sont utilisés pour les nommer : abus, négligence, maltraitance, exploitation.
Les personnes âgées sont d’autant plus exposées à des violences qu’elles cumulent des facteurs de vulnérabilité (handicap, isolement, dépendance…).
Certaines études relèvent que les personnes âgées et leurs proches sont souvent peu informés de leurs droits et des définitions des violences.2 Un décalage important semble également exister entre les définitions officielles des violences et les perceptions à la fois des personnes âgées et des professionnels peu sensibilisés à ce problème et qui n’associent pas forcément ces situations à de la maltraitance.3
L’Organisation mondiale de la santé (2002) définit les abus matériels et financiers comme : «l’exploitation ou l’utilisation de manière illégale ou impropre des fonds ou des ressources d’une personne âgée».4 L’exploitation financière comprend en effet toute forme de manipulation financière et d’utilisation à des fins répréhensibles de l’argent ou des biens appartenant à une personne âgée, ou le fait de ne pas utiliser les biens de celle-ci pour son bien-être. Ces actes peuvent être commis par des membres de la famille, des amis, des voisins, divers intervenants (soignants, autres professionnels, colporteurs…) et des inconnus.5,6 Les abus matériels et financiers peuvent être extrêmement variés et faire suite à différentes actions.4,6–8
Concernant les abus dans le cadre familial, les plus fréquents, différentes configurations possibles ont été décrites.9 Il est parfois difficile dans ces situations de faire la distinction entre des actes clairement délictueux et une malversation, et ce qui relève d’une «entraide normale» pour une famille donnée. Il existe aussi de nombreux enjeux autour de la distribution et de l’utilisation de ces biens. Les personnes âgées restent le plus souvent libres de leur choix sauf en cas d’altération importante de leur discernement, ce qui peut être source de conflits au niveau familial.
L’épidémiologie de la maltraitance envers les personnes âgées est très imprécise avec différents taux fluctuant en fonction des types de violence et des études.10 En Europe occidentale, on peut estimer qu’environ 5 à 15% des personnes de plus de 65 ans et 20% de plus de 80 ans sont victimes de violences. Certaines études disent que les abus matériels et financiers sont les plus fréquents, jusqu’à 50% des cas, et différents types de violence souvent coexistent chez la même victime.11 Le sujet a surtout été étudié dans les pays anglo-saxons. Selon une enquête nationale américaine récente,12 le taux de prévalence était de 5,2% concernant les abus financiers, soit beaucoup plus fréquents que les violences physiques et sexuelles (respectivement 1,6% et 0,6%), et autant que les abus de type négligence (5,1%). Parmi les maltraitances financières, la plus fréquente est la dépense d’argent par un membre de la famille (deux tiers des cas). Les auteurs de cet article déplorent le peu de dépistage des maltraitances financières chez les personnes âgées, victimes des membres de leur famille alors qu’il s’agit d’une forme majeure de victimisation dans cette population vulnérable surtout si les victimes sont dépendantes, ont une santé précaire et sont isolées. Un rapport québécois précise que malgré des efforts déployés pour améliorer le dépistage, une proportion importante de victimes ne serait pas identifiée.13 Selon une étude citée dans ce rapport, 75% des victimes ne rapporteraient pas l’abus financier. Différents motifs pourraient être évoqués (tableau 1).
Des études menées au Canada indiquent que les victimes et abuseurs viennent de tous les milieux géographiques, socio-économiques et culturels.13 Il existe des données contradictoires sur les caractéristiques des personnes victimes qui seraient le plus souvent des hommes isolés et dépendants. Les personnes vivant seules, souffrant de handicap physique et/ou de troubles cognitifs, sont à risque de subir des actes maltraitants.14,15 Par contre, il semble que les auteurs soient plutôt identifiés comme des personnes ayant des problèmes de dépendance (alcool, drogue, jeu), de santé mentale, des antécédents judiciaires, vivant dans une situation de dépendance par rapport à l’aîné. En termes de prévalence, l’abuseur ferait majoritairement partie de la famille (proche ou éloignée), mais la proportion des abuseurs parmi les voisins, amis ou connaissances serait également élevée.
Les quelques données sur le sujet datant des années 1990 semblent montrer que n’importe quel aîné peut être victime de ce type de violence, que les faits se produisent souvent sur une longue période, et qu’ils sont souvent associés à de mauvais traitements psychologiques. Les données montrent aussi que les «mobiles» des auteurs peuvent être soit «égoïstes» (cupidité, jalousie, paresse, vengeance, légitimité auto-proclamée…), soit économiques «de survie». Les moyens employés sont divers : gentillesse, mensonge, menace, chantage, manipulation…
Il est connu que les maltraitances sur les personnes âgées peuvent entraîner une morbidité accrue, voire une surmortalité.16 Il existe peu ou pas de données à notre connaissance sur les conséquences directes et indirectes spécifiques des abus matériels et financiers envers les personnes âgées sur leur santé physique, psychique et sociale. Pourtant, il nous apparaît évident à partir des cas que nous avons eus à traiter que cette forme d’abus peut être responsable de complications sur la santé. Ces abus peuvent par exemple limiter l’accès aux soins, aux médicaments, aggraver l’isolement, altérer la qualité de vie (pas ou peu de loisirs, de sorties, logement étroit, promiscuité, vêtements et aliments inadaptés…).13,16,17 La pauvreté initiale de la personne âgée victime serait un facteur aggravant les impacts de ce type de violence sur sa santé globale, notamment concernant les besoins fondamentaux (physiologiques, sécurité, affectifs, estime de soi…).
L’impact des violences sur les soignants et un manque de formation peuvent constituer un obstacle au dépistage et influencer la qualité de la prise en charge.18 Une meilleure préparation, par l’information, la sensibilisation, la connaissance du réseau et des implications médico-légales et juridiques, peut aider le professionnel dans sa pratique. Les principes et attitudes recommandés dans ces situations ont déjà été décrits : positionnement éthique, s’assurer de la protection et de la sécurité des patients…19
Les abus matériels et financiers ne sont pas faciles à découvrir. Les personnes travaillant dans les banques seraient souvent les premières à s’en rendre compte.20 Nos lois prévoient des moyens pour mettre fin à l’exploitation, protéger les victimes et récupérer leur bien d’où l’intérêt de pouvoir mettre en place un système de prévention et de dépistage adapté à ce type de violence.
Des fiches de détection, en français, du risque de maltraitance chez les aînés ont été élaborées au niveau national et international mais non validées sur le plan méthodologique.21 Quelques grilles de dépistage des violences envers les personnes âgées ont, par contre, été validées aux Etats-Unis.12,22 Ces fiches incluent des items sur la gestion financière et administrative des intérêts des patients et les types de maltraitance suspectés.
D’après nos recherches dans la littérature scientifique, il n’existe donc aucune échelle de dépistage mesurant spécifiquement les abus matériels et financiers. Nous avons, tout au plus, retrouvé des questionnaires utilisés par certaines institutions. Nous avons donc réfléchi à une liste de questions pertinentes, spécifiques à cette problématique, à partir de multiples sources documentaires et de notre pratique clinique et la proposons comme aide potentielle aux professionnels de santé pour identifier ces abus (tableau 2).
Lorsque le médecin a connaissance d’une situation de violences matérielles et financières déclarées ou dépistées, une prise en charge médico-psycho-socio-judicaire est recommandée. Un bilan somatique, psycho-gériatrique et social devrait être envisagé en collaboration avec les partenaires du réseau, compétents en la matière, par exemple à Genève, l’UGC (Unité de gériatrie communautaire). Le patient ainsi que ses proches peuvent être reçus par un service de consultation spécialisée en matière de violence lorsqu’il existe (exemple de l’UIMPV aux HUG (Unité interdisciplinaire de médecine et de prévention de la violence)). Un exemple de prise en charge clinique est illustré par le cas clinique ci-après.
Mme R., 79 ans, veuve, sans enfant, est une ancienne fonctionnaire avec une retraite confortable. Elle vit dans un appartement, dans un quartier résidentiel à Genève.
Elle vient au cabinet de son médecin traitant, accompagnée d’un jeune homme qui se présente comme son locataire et étudiant. Il est apparemment «bien sous tout rapport». Il explique au médecin qu’il loue une chambre chez Mme R. et précise : «elle est comme ma mère». Mme R. semble s’être attachée à lui.
Mme R. est connue pour des troubles cognitifs en progression depuis un an ainsi que pour une incontinence double, une cardiopathie ischémique, une hypertension artérielle, une gonarthrose bilatérale avec des troubles de la marche.
Son médecin remarque que la patiente a un aspect très négligé et des habits sales. Elle est amaigrie, a des ongles longs et sales, et présente des hématomes sur les bras. Il la suit depuis longtemps et est inquiet de cette évolution. Cette situation l’alerte. Il soupçonne qu’elle est maltraitée et s’adresse à l’Unité de gériatrie communautaire (équipe multidisciplinaire) pour une évaluation et des conseils. Parallèlement, il organise un suivi par des infirmières à domicile : visites trois fois par semaine pour contrôle de sa santé et confection du semainier ainsi qu’une aide deux fois par jour pour la toilette et l’habillage.
L’équipe mobile organise une visite à domicile effectuée par un médecin et une assistante sociale en fin de matinée. A leur arrivée, Mme R. est en chemise de nuit au salon, est désorientée et elle a un verre de vin à la main. Le jeune homme est présent, il se montre réticent et méfiant, se tient ostensiblement debout lors de l’entretien alors que tout le monde est assis. Mme R. a des troubles de la mémoire très importants et elle ne répond pas sans consulter du regard le jeune homme. L’appartement de quatre pièces est très mal tenu, sale et en désordre. On trouve des papiers bancaires et des rappels de factures bien en vue, éparpillés sur la table et le canapé.
Mme R. semble incapable de gérer son quotidien, ses biens et la prise des médicaments. Le jeune homme dit s’occuper de la gestion de ses biens et de ses paiements, des courses, de la préparation des repas et du ménage. Il précise qu’il n’est pas rétribué pour cela mais qu’en contrepartie, il occupe une chambre. L’équipe note que malgré ses dires, le frigo est vide. La chambre du jeune homme, elle, est bien rangée. De plus, elle est remplie d’appareils «high-tech», d’ordinateurs et d’un vélo de compétition. Par la suite, on découvrira qu’il n’est pas étudiant et qu’il n’a pas d’emploi.
De leur côté, les infirmières mandatées à domicile par le médecin traitant notent que le jeune homme s’oppose souvent aux soins prodigués et fait barrage comme s’il voulait empêcher les soins. Les infirmières retrouvent Mme R. presque tous les jours baignant dans ses selles, ses urines et parfois dans son vomi. Elles apprennent qu’elle aime bien boire du vin et que le jeune homme lui amène de l’alcool tous les jours. A plusieurs reprises, les infirmières trouvent la patiente alcoolisée et sont témoins de chutes à répétition.
Synthèse :
Mme R. est une personne âgée, isolée sur le plan familial et social, et ayant de bonnes ressources financières. Actuellement, elle présente des signes préoccupants en termes de santé physique et psychique : dégradation de l’état général, lésions non expliquées, manque d’hygiène, perte de poids… La patiente semble avoir perdu son autonomie et être sous l’emprise du jeune homme. Ce dernier prétend prendre soin de Mme R. et gérer au mieux de ses intérêts sa vie matérielle et financière. Les visites à domicile ont permis de confirmer les soupçons de son médecin traitant et d’étayer l’hypothèse de maltraitances envers la patiente. En effet, les observations faites à domicile permettent de conclure à diverses formes de maltraitance, de types : psychologique (abus de confiance, contrôle, pression, manipulation, obstacle aux soins) ; négligence (manque de soins, de nourriture, d’hygiène) ; et physique (encourager la dépendance à l’alcool avec suspicion de soumission chimique). Dans le contexte de vulnérabilité que présente Mme R., ces maltraitances font le lit des abus matériels et financiers (logement gratuit, enrichissement personnel…).
Mesures :
Les intervenants portent la situation à la connaissance du Tribunal tutélaire et demandent une mesure de protection urgente. En attendant une décision de cette instance, l’équipe, à l’occasion d’une décompensation médicale, amène Mme R. aux urgences et la met ainsi également à l’abri. Le pseudo-locataire se fait passer pour son fils et essaye de la reprendre à domicile, mais l’équipe des urgences est alertée et fait hospitaliser la patiente. La mesure tutélaire demandée en urgence est mise en place très rapidement. Il est expulsé du domicile et Mme R. est transférée dans un EMS.
Concernant les aspects juridiques, certaines violences matérielles et financières peuvent être qualifiées d’infractions contre le patrimoine, par exemple : extorsion et chantage (article 156 du Code pénal suisse), usure (article 157). Certaines infractions peuvent être qualifiées de crime et sont poursuivies d’office. Un préavis peut être demandé au centre LAVI (loi d’aide aux victimes d’infraction) du canton concerné. Différentes associations peuvent également être consultées pour des conseils (Alter Ego, AVIVO…).
A noter que les plaintes restent cependant rares contre les membres de la famille.23 Un signalement pénal ou au tribunal de la protection de l’enfant et de l’adulte est possible dans certains cas, selon certaines modalités de levée du secret médical et de fonction. Le droit et l’obligation de signalement sont régis par divers articles du Code de procédure pénale et il est recommandé de se renseigner auprès des services compétents.
Les personnes âgées, compte tenu de leurs vulnérabilités, peuvent être victimes d’abus matériels et financiers. Ces abus peuvent avoir des conséquences délétères sur la qualité de vie et la santé des personnes victimes mais celles-ci consultent rarement les médecins pour cette raison. Dans un contexte à risque avec des signes d’alerte, il nous apparaît important que les médecins posent des questions spécifiques sur cette thématique et d’éventuelles autres formes de violence. Lorsqu’une situation est fortement suspectée ou avérée, une prise en charge multidisciplinaire coordonnée est recommandée.
> L’augmentation du nombre de personnes âgées dans notre société et la crise économique sont des facteurs favorisant les abus matériels et financiers envers cette population
> Ces abus bien que fréquents et ayant un impact sur la santé et la qualité de vie des victimes sont rarement dépistés
> En cas de suspicion d’abus, l’utilisation d’un certain nombre de questions plus précises en pratique clinique peut aider le praticien à préciser l’existence et l’ampleur du problème
> Une évaluation des capacités cognitives des personnes victimes, un bilan social et familial et une orientation pour une prise en charge médico-psycho-socio-juridique s’avéreront utiles